dimanche 26 juillet 2009

Tout ce que le ciel permet - All that heaven allows - Douglas Sirk

J'ai eu la sensation d'entendre une symphonie - chaque séquence a son ton, son développement propre, sur la base d'un même thème. Tout est très simple. Et les clichés qui plus jeune avaient freiné mon émotion (la bourgeoise et son jardinier, la biche apprivoisée) me sont apparus cette fois-ci comme des choses irréelles, ouvrant sur l'essentiel. On se fiche de ne pas croire que Rock Hudson soit l'as du bricolage - la question n'est pas là ; elle réside dans le domaine quasi abstrait, musical, des sentiments.
Sirk a trouvé pour ce film une forme de psychologie joyeuse (qu'on pourrait opposer à une psychologie de l'entrave, de l'explication, du ressassement, feignant le mystère pour au final ne révéler que des choses très grossières). Là, toutes les clefs nous sont données dès le départ - et le film ne fait que s'affranchir de chacune de ses clefs, que dépasser le point d'installation des personnages, jusqu'à plonger dans le plus dense des mystères, celui de la liberté et de la joie. Sirk porte très loin et très haut cette énergie d'accomplissement de soi. Il bouleverse aussi par sa façon de ne cesser de rappeler la possibilité du pire. Tout ce que le ciel permet contient ainsi trois scènes tragiques, avec lesquelles le film pourrait conclure - mais au contraire, il avance, résout, dépasse. Cela me fait penser aux derniers mots du livre de Fritz Horn : "je suis en état de guerre totale". Tout ce que le ciel permet, c'est un peu ça : une guerre, permanente, contre le mélodrame.

Le garçon de courses - Kurer - Karen Chakhnazarov

Superbe récit d'un premier amour, entre un jeune homme de milieu modeste, fils de parents divorcés, et une jeune fille issue d'un milieu intellectuel et aisé, dans une Russie au bord de l'implosion. C'est la rencontre entre deux insolences, qui n'est pas sans rappeler le très beau roman d'Aragon, Aurélien, où le héros ne pouvait se résoudre à voir sa petite amie ailleurs qu'à la piscine, par peur de se montrer dans ses vêtements de prolétaire.
Le film de Karen Chakhnazarov est plein de fulgurances, danses robotiques dans les cités, descentes gusvansantiennes en skateboard dans la ville, rêves africains dans les carrières abandonnées, rencontres métaphysiques avec des soldats dans les rues, chansons de nuit entre le fils et sa mère déboussolée, piano punk à quatre mains entre les amants hystériques.
La cinéaste épouse d'étranges circonvolutions, jouant plus sur les résonances et les ellipses mystérieuses, que sur la conduite claire du récit. Dans ce temps lacunaire, des choses échappent, d'autres surgissent. Ce qui fait l'histoire d'amour n'est pas la durée mais la vision.
Le ton est à la fois comique et désespéré. Quelque chose se passe, dans ce Moscou des années 80, qui échappe à l'histoire d'amour et à l'Histoire tout court (pourtant toutes deux très présentes, nullement négligées, mais maltraitées, retravaillées) - c'est un Moscou légendaire, hanté. Des fantômes littéraires éclaboussent la pellicule. Sans reconstitution, sans évocation trop directe - c'est une impression qui se dégage du film, où vie vécue et vie rêvée se confondent. Chaque plan est d'une rare densité.
Mais ce qui est le plus fort est peut-être ce portrait d'une jeunesse qui voudrait ne jamais cesser de questionner le monde, quitte à le tourner en ridicule, quitte à ce que tout paraisse absurde et sans issue, quitte à s'embourber de rêves.

samedi 25 juillet 2009

La liberté c'est le paradis - Svoboda eto rai - Sergei Bodrov & Bouge pas, meurs, ressuscite! - Zamri, umri, voskresni! - Vitali Kanevski

La liberté c'est le paradis, c'est l'histoire d'un orphelin multipliant les évasions, trouvant refuge auprès de femmes belles et solitaires, apprenant par hasard qu'il a un père et que ce père voudrait le reconnaître, mais qu'il ne peut pas parce qu'il est en prison. C'est triste et c'est terrible.
Le film a de la fugue la sècheresse. A la fois concret et hallucinatoire, comme si la caméra avait faim, avait peur, avait sommeil, nous traversons, avec ce jeune garçon blond qui louche, une terre où la lumière est trop faible et où les hommes sont violents et sexués. Tout ce qu'ils font (manger une pastèque, recevoir un massage, surveiller des trains) est monstrueux, plein de sous-entendus terrifiants. Sans scène choc, Sergei Bodrov parvient à représenter la terreur.
Les femmes échappent au bestiaire d'un régime déchu - et elles ouvrent, pour le jeune garçon, des échappatoires (avec une pomme, un dollar, ou un lien de parenté factice).
Par bien des aspects, La liberté c'est le paradis rappelle le magnifique livre de Mario Vargas Llosa, La ville et les chiens - même crudité, même monstruosité, même façon d'appréhender un pays à travers ses écoles, ses prisons, et son armée.

Bouge pas, meurs, ressuscite, je ne l'avais pas revu depuis dix ans, je crois qu'on n'en parle qu'avec des larmes.
Ca se passe en Russie, à Soutchan, et ce sont deux enfants épris l'un de l'autre, et d'amour et de haine. Ils vendent du thé pendant les marchés. La jeune fille est débrouillarde (mais bouriate), le garçon, fils d'une femme facile, livré à lui-même, est plus enclin aux quatre-cent coups, jusqu'à faire dérailler un train - ce qui le force à fuir Soutchan. Il a cette manie de dévisager les gens qu'il rencontre jusqu'à l'épuisement - et le cinéaste a ce même regard (pour se souvenir ?) sur chacun de ses acteurs, principaux ou figurants de passage. On ne quittera pas le bal tant que les deux éclopés ne seront pas sortis, enlacés, s'offrant des béquilles pour conjurer l'infirmité doublée d'ivresse. On fixera l'homme au pigeon, on suivra le petit cochon, on fera fuir la chouette, mais tout sera long et compliqué, car la caméra de Vitali Kanevski est un piège, une lumière où viennent se brûler les papillons de nuit. Ce sont des plans qui capturent, qui volent, qui conjurent les destins et le temps. On n'oublie rien ni personne. On peine à chasser un plan pour passer à un autre, comme dans certains poèmes où on ne peut passer au vers suivant, trop imprégné de ce qu'on a lu déjà, et compris, et ressenti. On quitte chaque séquence à regret.
C'est un cinéma à la fois obscène et bouleversant. Mais protecteur aussi, car distancié, d'une beauté formelle éblouissante, plein d'humour, d'inventions, d'invraisemblances volontaires. Et je suis très surpris que ce film ne soit pas plus célébré, tant il a su inventer, au début des années 90, un cinéma nouveau, ouvrir des pistes, et s'affranchir radicalement du passé.

Chaque année, c'est la même chose. Pendant l'été a lieu le festival du film russe, dans un cinéma du quartier latin (l'année dernière c'était à l'Arlequin, cette année au Reflet). Mais pourquoi seulement l'été ? Pourquoi si peu de séances pour des films aussi singuliers et inventifs ? Et pourquoi se tourner avec une telle obstination vers l'Ouest, quand l'Est aurait tant à nous apprendre ? Je ne recense plus le nombre de rétrospectives Nicholas Ray, Billy Wilder, Woody Allen, Orson Welles, Stanley Kubrick... Elles sont trop nombreuses, et trop envahissantes. J'aime ces cinéastes, mais n'y aurait-il pas une place plus juste à accorder à Alexei Guerman, Sergei Paradjanov, Mark Donskoi, Artavazd Pelechian, Elem Klimov, Vitali Kanevski, Sergei Bodrov, Igor Minaiev, ou Lopushansky ? On ne voit que trop rarement (et pour certains : jamais !) leurs films. Et pourquoi restreindre Eisenstein au cadre universitaire ? Pourquoi ne réédite-t-on pas tout Sharunas Bartas en dvd ? Pourquoi n'offre-t-on pas des sorties dignes de ce nom aux films méconnus de Sokurov ? Par paresse, peut-être... Parce qu'alors, le cinéma changerait de visage. Et les abonnés ne retrouveraient plus leurs marques.

jeudi 16 juillet 2009

Whatever works - Woody Allen & Public enemies - Michael Mann

Woody Allen vit dans un monde parfait. Une jeune fille belle mais simplette (et acceptant de le rester) tombe amoureuse d'un vieux raté se faisant passer pour un génie, une bigote devient artiste et partouzarde, un père de famille plein de convictions républicaines finit par trouver l'amour auprès d'un homme. Le réel semble s'être soumis aux fantasmes du cinéaste. Rien ne résiste. Fin, donc, de l'adversité, de l'acuité du regard sur le monde, et du cinéma aussi - il n'y a plus, dans le cinéma de Woody Allen, qu'un vague charme suranné, des bouffées qui nous font nous souvenir de films meilleurs et moins heureux, deux ou trois blagues de vieux copain collant mais duquel on ne parvient pas à se débarrasser. La façon dont est surlignée l'adresse au public, seule 'audace' du film, fait peur. Mais pour qui nous prend Woody Allen ? Whatever works relève d'un jeu d'apparences qui s'effondrent sans trembler, puis qui sont remplacées par d'autres apparences.
Le film d'un homme satisfait, cela pourrait être touchant, s'il ne se gonflait d'une morale destinée à écraser le moindre doute, la moindre aspiration dépressive. Whatever works, tout pourvu que ça marche - ou plutôt : tout marche - ou encore : fais n'importe quoi, mais travaille. Reste une certaine forme d'autorité (cf le dernier Eastwood : les vieux se sont assis, ne pouvant se résoudre à s'absenter).

Michael Mann a visiblement chaussé les mêmes pantoufles que Woody Allen. Croyant se débarrasser de l'encombrante notion de 'point de vue', il en adopte un 'malgré lui' (du moins je l'espère) : Dilinger était une star. C'est le même point de vue que ceux qu'adoptent Paris Match ou Secret Story (ou Scorsese dans Aviator - bien que Scorsese ait tenté de s'inscrire dans la lignée de Gatsby le magnifique), la même fausse et paresseuse fabrication d'une histoire, d'un personnage, sans ligne de force, sans quête de vérité, sans la moindre esquisse d'une problématique. Qu'en est-il de la mort, du danger, de la traque, de l'errance, du corps ? On n'en saura rien - ce qui nous est présenté ne vaut pas plus qu'une partie de chasse entre aristocrates.
S'emparer d'un (semblant de) mythe pour ne rien en faire, c'est la pire des paresses. Bien sûr, Mann voudrait nous faire croire aux fulgurances poétiques, cosmiques de son film - mais il occulte l'univers, et peine à raconter ce que c'est qu'un homme seul (dans Miami Vice, il y avait Miami, et dans Collateral aussi il y avait une ville jamais filmée ainsi, jamais mise en rapport de cette façon avec des personnages de cinéma - là, il y a un studio et des projecteurs). Le cahier des charges est trop lourd (le train à vapeur...), et les costumes sont pleins de puces (on dirait un film français : Public enemies est de la même veine que Coco avant Chanel). Désincarné (les acteurs n'ont rien à jouer : Johnny Depp reprend par moments des tics de Pirate, Bale capitalise sur son rôle précédent de Batman, Cotillard fait la fille), archétypal - là encore, rien ne pose problème, rien ne résiste à la routine Mannienne, et le résultat, plus qu'un film heureux, est un film assis et affecté.
On peut voir dans Public Enemies une Histoire de l'Amérique - on nous a déjà fait le coup pour History of violence, Benjamin Button et Gangs of New York. Evidemment ! Quel Américain n'est pas porteur d'une Histoire de l'Amérique ? Même Lynch incarne quelque chose de son pays, tout le monde, et même les étrangers, même les films de Rohmer disent par défaut quelque chose de l'Amérique - l'Amérique est tellement bavarde...
Ce film et celui de Allen ressemblent aux aliments déshydratés qu'on donne aux cosmonautes pour aller dans l'espace : une idée de nourriture - une vague idée de ce qu'aurait pu être un film, si nous ne vivions pas tous sur Saturne depuis dix ans (vingt, trente ?).

On remarquera que les Américains peinent désormais à raconter des histoires. Leur cinéma semble s'être affranchi d'une certaine naïveté. C'est au centre de Miami Vice (l'histoire cubaine, réminiscence de quelque chose que la première partie pressentait, distillait déjà, sous forme de nostalgie), c'est Le nouveau monde (acte de foi retrouvée, et de dépossession de cette foi dans des jardins anglais), c'est aussi très présent, mais de manière plus irrévérencieuse, chez James Gray (qui impose le dénouement tragique comme un pied de nez - pas étonnant qu'il projette de tourner son prochain film en forêt amazonienne). Difficile alors de distinguer désir et fabrication.
En même temps, ça rend le cinéma d'aujourd'hui suffisamment retors pour être intéressant : il n'y a plus de certitudes dans des 'valeurs', il y a des cinéastes qui peuvent s'effondrer à tout moment, revenir à la charge, puis disparaître. Comme si on ne pouvait plus aimer que les films, et plus les cinéastes. Les films forts d'aujourd'hui sont des îles, et plus des mondes.

lundi 13 juillet 2009

Divorce à l'italienne - Divorzio all'italiana - Pietro Germi

Où la Sicile apparaît, une fois de plus (Toto qui vécut deux fois, Le bel Antonio), comme l'oeil crevé de l'Occident.

Divorce à l'italienne est sorti en France en 1962. Un an plus tard, Roger Blin met en scène Oh les beaux jours de Samuel Beckett.

samedi 11 juillet 2009

Collectif Medvedkine - Besançon, A bientôt j'espère, Classe de lutte, La charnière, Rhodia 4/8, Lettre à mon ami Pol Cèbe, Le traîneau échelle


Entre A bientôt j'espère (premier geste de Marker et Marret) et Classe de lutte (à la paternité dissoute dans l'utopie du collectif), il y a ce document sonore, La charnière, où l'on entend la réaction des ouvriers à la suite de la projection du premier des deux films. Réaction très violente, critique, où le romantisme de Marker est mis en cause : A bientôt j'espère aurait-il à sa façon exploité une certaine image du monde ouvrier pour l'inscrire dans des mythologies bourgeoises ? Le film, protestent les ouvriers, ne montre pas le temps, la préparation de la révolte, l'organisation et l'énergie que celle-ci nécessite. "On ne voit que le mécontentement." "Il y a des hommes qui militent et qui ne sont absolument pas des hommes révoltés."
A la suite de cette discussion naîtront d'autres films, tournés entre 1967 et 1971, par les ouvriers eux-mêmes.
Un problème, soulevé lors de La charnière, trouvera une heureuse résolution dès le film suivant : Marker n'a pas montré le travail des femmes, leur rôle dans la lutte. Elles sont filmées près de leur mari, plaintives, timides, cantonnées à la cuisine et au bon fonctionnement de la vie domestique. Parmi elles, Suzanne. Classe de lutte, c'est son portrait en militante révélée à elle-même, en femme émancipée, glorieuse, espérante. Les films Medvedkine ont su enregistrer cette métamorphose. Et la revoir en épouse muette dans A bientôt j'espère, la réentendre prendre la parole, une seule et unique fois, à côté de son mari, timide, enthousiaste mais craintive, est une chose bouleversante, quand on pense au chemin parcouru, à ses propos sur Picasso, à sa harangue face à la foule ouvrière découragée, dans Classe de lutte. Le collectif n'aura pas écrasé les individualités : chaque film qu'il nous livre s'empare d'un destin et le magnifie (romantique, peut-être...). "L'équivalence entre stalinisme et nazisme, écrit Marker, confortée au plan historique par mille traits irréfutables, achoppait au modeste niveau de l'individu, car là elle ne fonctionnait qu'à sens unique. Il n'était pas difficile de trouver un clone communiste à tel ou tel fasciste [...] mais la réciproque n'était pas vraie. Un Maiakovski nazi, un Medvedkine nazi, un Ivens nazi, un Mario nazi, ça n'existait tout simplement pas."
Rhodia 4/8 est un clip. Colette Magny interprète une chanson acide ("Merci Rhône Poulenc, trust de la chimie, c'est grâce à toi qu'on peut s'embourgeoiser"), tandis que se succèdent des images d'ouvriers arrivant à l'usine et pointant.
Nouvelle société 5, Kelton, est clairement parodique. Détournements de publicités SNCF et de discours politiques.
Nouvelle société 6, Biscuiterie Bühler, offre le point de vue d'une jeune fille sur ses parents travailleurs (sa mère à la biscuiterie, son père routier). On entend des chansons d'enfant, et leur manière de persister dans le monde ouvrier, les endroits où les paroles accrochent, trouvent un éclat nouveau, ou au contraire semblent très éloignées.
Nouvelle société 7, Augé découpage, est un document précis et essentiel. Il fait le récit d'une journée de travail pour un ouvrier de la société Augé, et s'attache à des détails (comment un feu rouge peut être fatal à une pause déjeuner, comment un torchon manquant dans les wc peut être à la naissance d'un conflit). Ce récit est mêlé à des discours de propagande gouvernementale ("que l'an nouveau soit celui de l'espérance"), et se conclut sur un accident du travail auprès d'une machine nécessitant le port de menottes pour que l'ouvrier ne se blesse pas.
Lettre à mon ami Pol Cèbe est un film en couleurs, une virée dans la nuit entre copains, qui partent à Lille en voiture pour présenter Classe de lutte. La question tourne autour du choix entre la guérilla et l'underground. Et l'on voit la route la nuit, la poésie, et l'amitié. C'est un film très émouvant.
Le traîneau-échelle, est, quant à lui, un poème composé de photographies fixes, prises par Thiébeaud ou volées à l'actualité.
Tout cela est né d'une occultation médiatique. En 1967, les ouvriers de Besançon occupent l'usine Rhodia. Cela ne s'était plus vu depuis 1936. Aucun journal n'en parle. Les syndicats convoquent Chris Marker, qui montait alors son film Loin du Vietnam, et qui découvre des ouvriers désireux de définir par eux-mêmes ce que sera la culture, et d'en finir avec "la société du bien-être dans une civilisation du loisir". Sur un carton on voit ces mots : "Seul tu ne peux rien ; Ensemble tout est possible." On sait ce qu'ils sont devenus. Ca fait froid dans le dos.

L’ensemble est passionnant. Réalisé presque sans moyen, avec des cinéastes et des techniciens au service des ouvriers, il témoigne d’un désir fort : celui d’être là, à Besançon, avec les ouvriers de Rhodia, et de s’emparer de formes qui généralement les excluent, pour les réinvestir autrement. Plus que d’une idéologie, il s’agit d’espoir. Toutes les personnes ayant participé au collectif ont senti que quelque chose pourrait changer, ont perçu dans le temps une brèche, et s’y sont infiltrés. Cela donne une idée de ce qui aujourd’hui pourrait se produire en Iran – mais pas seulement : l’espoir Medvedkine pourrait ouvrir bien d’autres pistes encore, et se répandre plus largement. Chris Marker, dans un texte écrit pour le livret accompagnant le dvd, parle du 'ki', "qui est quelque chose dans l'air, qui fait que quelque chose est possible, puis qui ne l'est plus".

mardi 7 juillet 2009

Les vestiges du jours - The remains of the day - James Ivory

En visite chez mes parents pour quelques jours, j'ai eu le bonheur de découvrir qu'Arte ne se contentait plus de passer des films en vf le dimanche. Le lundi aussi, c'est permis. Au programme : Les vestiges du jour, de James Ivory.
Il y a donc une part de la mise en scène du film qui m'a complètement échappé. Le doublage se prend les pieds dans les enjeux internationaux du scénario : archétypes socio-linguistiques suivant le niveau d'éducation des personnages, ainsi qu'accents attestant de leur 'provenance' (américaine ou allemande - l'accent neutre ne s'appliquant qu'aux Anglais -natifs- et aux Français -bien obligé-). L’impression d’un marché d’esclaves. Sur chacun une étiquette approximative indiquant leur provenance et leur rang social.
Je crois qu'un vrai bon doublage serait celui où un Africain aurait l'accent chinois, où les doubleurs s'appliqueraient uniquement à tout distancier (plutôt qu'à expliquer ce qui se voit et se dit), et s'amuseraient, même, à brouiller les pistes. Je pense au film de René Viénet, La dialectique peut-elle casser des briques ?, entreprise de mise en scène si décalée que par contraste le film original nous apparaît, peut-être plus crûment encore que s’il nous avait été livré tel quel.
Malgré cela, je n'ai aucune envie de revoir Les vestiges du jour dans sa langue d'origine. Une à une, les mites sortaient du pyjama familial et venaient mourir contre l'écran, sous les vapeurs de naphtaline émanant du chef d'oeuvre d'Ivory.
TV-grandes-chaînes, le magazine de référence de mes parents en matière de veillées culturelles, accorde trois étoiles aux Vestiges du jour, et déclare solennellement : "Une subtile et splendide adaptation du roman de Kazuo Ishiguro." Notez le "subtile ET splendide" - cela aurait pris une toute autre tournure si on avait remplacé le ET par un MAIS : "une subtile mais splendide adaptation". La splendeur, pour TV-grandes-chaînes, est définitivement du côté de la subtilité. C’est ce qu’on appelle un parti-pris éditorial majeur.
Quant à l'ouverture finale de la phrase ("roman de Kazuo Ishiguro"), elle place le lecteur dans un rapport de complicité (on sait tous de quoi on parle) et de bienveillance (si on ne le sait pas, on a envie de le savoir, mais pas honte de l'ignorer - l'exotisme du nom cité, Kazuo Ishiguro, autorise l'inconnu à le rester - TV-grandes-chaînes ne convoque pas Maurice Druon ou François Mauriac, comme les journalistes mal intentionnés cherchant à enfoncer leurs lecteurs dans une nullité culturelle indécrottable). Cet exotisme final est une véritable prise de risque de la part du journaliste, saluons-la.
Heureusement, la mention "Kazuo Ishiguro", si elle risque de décontenancer une partie du lectorat, se trouve contrebalancée par le terme d'"adaptation", et par la photographie à l'appui, montrant des visages bien blancs et des lèvres bien pincées (Anthony Hopkins et Emma Thompson : assurance pour le spectateur de trouver des grimaces familières et une guimauve sentimentale sans excès - "tout en retenue", "intériorisé", dit l'article : aucun trouble du sommeil n'est à prévoir).
Cette vignette est rehaussée d'une pastille 'COUP DE COEUR'. Il n'y en a pas plus de deux par soirée sur la grille des programmes de TV-grandes-chaînes. Ce soir, c'était Les vestiges du jour sur Arte, ou Le viager sur W9. Autant dire que la rédaction propose une sélection rigoureuse, voire élitiste, ne se laissant pas charmer par les sirènes de l'audimat (ainsi, ce même soir, la rediffusion de Un frère pour Ben, épisode de Joséphine ange gardien datant de 2003, était accompagnée d'une maigre étoile et d'un très sec : "Le scénario, simpliste, est rattrapé par la belle énergie de Mimie Mathy et la description de la psychologie des enfants." - qui aurait cru qu'une série de grande audience s'abandonnerait au simplisme ? et que Mimie Mathy accepterait un scénario fragile, voire racoleur ? Heureusement, TV-grandes-chaînes, sur le qui-vive, n'a pas laissé passer cette erreur de parcours).
Mais la pastille 'COUP DE COEUR' a aussi une autre fonction, quasi-subliminale, participant à la subtilité du drame de 2h10 de James Ivory. Ce 'COUP DE COEUR', glissé là, si près de Anthony Hopkins et de Emma Thompson, comme un troisième visage, comme un fantôme, comme une bulle de dialogue que personne n'aurait prononcé, ne serait-il pas une indication sur le mystère des Vestiges du jour ? Dans le beau résumé écrit par notre journaliste, il est dit du personnage de Anthony Hopkins qu'il s'agit d'un homme "plein de regrets et de remords, qui n'a jamais su exprimer ses sentiments et se demande s'il n'est pas passé à côté de sa vie". Et si cette vie meilleure était ce 'COUP DE COEUR' jamais formulé ? Et si TV-grandes-chaînes, discrètement, lançait à ses lecteurs une invitation à comprendre le fond du film ? Le fond, et la forme ! Les journalistes experts ne se sont pas laissés piéger par la rigueur des cadres et les costumes amidonnés des acteurs. Ils ont senti, sous le classicisme, sourdre une mélancolie juvénile, presque punk, d’un monde perdu. Et d'un coup de pastille violette, ils ont cru de leur devoir d'inviter le lecteur à partager leur émotion et leur compréhension. Personne ne saura assez les remercier.
Un soir, Anthony Hopkins, à son bureau, lit un roman. Emma Thompson lui rend visite avec quelques fleurs ("subtile et splendide"). Elle veut savoir ce qu'il lit. Il refuse de le lui dire. Elle ("subtile et splendide") insiste, le colle, et, tandis qu'il la contemple ("subtile et splendide"), plus proche de lui qu'elle n'a jamais été, découvre que le livre du rigide Hopkins n'est autre qu'un roman d'amour ("subtil et splendide").

vendredi 3 juillet 2009

Les vacances de Monsieur Hulot - Jacques Tati



C'est mon Tati préféré. L'enthousiasme de chaque plan me bouleverse.
Etrangement, ça m'a fait penser à Michael Jackson - dans l'invention d'un pas que des enfants suivent, dans le rapport à la danse improbable, à l'enfance, et au réenchantement du monde. On annonce le cours de la bourse à la radio, et les enfants courent vers la plage avec leurs épuisettes.
Evidemment, à Pina Bausch aussi, pour cette façon d'exprimer le désarroi par le corps, et d'inscrire le temps dans la répétition des gestes jusqu'à leur dérèglement.
A Dali également, dont les montres molles sont une guimauve accrochée à un clou sur le chariot d'un vendeur de glaces. Le temps menace de s'effondrer - il faut sans cesse rassembler la guimauve autour du clou.
Et puis, il y a le plus beau couple du cinéma - cette femme avec son grand chapeau qui s'avance dans la nuit comme une tragédienne, et son mari qui la suit comme on sort son chien, qui jette les coquillages qu'elle trouve, qui ne dit rien. Tiens, personne ne parle de la misogynie de Jacques Tati...
Quant à la copie restaurée, je craignais les effets de surbrillance donnant l'illusion de la modernité (l'aspect synthétique de l'image). On ne les voit pas. C'est simplement une copie propre et parfaite, réactivant la beauté du film sans lui nuire.
Les vacances me bouleversent (plus encore que Playtime ou Mon oncle) parce qu'il y a dans ce film une utopie irrévérencieuse, glorieuse, non entamée par la désillusion. Un coin de plage, une raquette de tennis, un hôtel-auberge et une voiture pétaradante - cela suffit à Tati pour changer le monde. Pas de victime ici, seulement de l'héroïsme. Ce sont les animaux (chiens et chevaux) qui forment le chaos contre lequel lutte Hulot, sûr d'entraîner la troupe des 'gens normaux' dans son délire expansif. Un personnage de la mythologie, aidé du feu (d'artifice) et du jazz.

mercredi 1 juillet 2009

Ce cher mois d'août - Aquele querido mês de agosto - Miguel Gomes


Ce cher mois d'août, c'est comme un jeu de cartes avec trop de cartes, certaines en double, d'autres manquantes. Ce n'est pas un puzzle (façon Greenaway) où chaque chose a sa place, c'est une série de surabondances et de défaillances, c'est un jeu de cartes pour tricheur débutant. Très bien mélangé, au début on est submergé (et charmé) par tant de cartes lancées sur le tapis, lancées comme s'il ne fallait pas y prêter attention. Et puis peu à peu tout s'ordonne, le film trouve des combinaisons, des suites, des issues - mais le grand mouvement reste celui du hasard. Il n'y a pas de préméditation du désordre pour imposer l'ordre. Le hasard est la seule loi, le film est sous son empire, et les scènes y vivent plutôt bien. Le goût du hasard, ça, c'est quelque chose qui n'est pas du du tout factice (bien que pensé et fabriqué, et apparent comme tel) dans le film de Gomes.
J'aime sa liberté, j'aime son énergie sous-jacente, et j'adore son ambition de saisir une totalité inépuisable et fuyante. Après, il y a quelque chose d'un peu trop superficiel pour vraiment m'emporter (mais A bout de souffle n'était pas un film sur le sens duquel on pouvait méditer des heures). C'est à la fois un film total et un film sur rien, c'est un geste.
En vérité, la nécessité du film semble tenir à ce geste (moqueur plutôt que révolté). Gomes n'a rien à dire, mais il veut le dire autrement. Et quelle fantaisie !
Peut-être le film manque-t-il de choix plus fermes. C'est clairement un numéro de joueur de bonneteau : semer le trouble pour tirer son épingle du jeu.
J'admire le film pour toutes ces raisons, et aussi pour sa façon de donner à voir la province portugaise. Et puis tout cela finit sur un joyeux 'malentendu', à la fois potache et très sérieux.