mercredi 15 février 2012

Go Go Tales - Abel Ferrara

Go Go Tales a pour socle la langueur d’une compilation – les numéros, les gags, les visages et les musiques s’alignent, selon le principe de la liste plutôt que selon celui de la progression dramatique – socle un peu fragile, ouaté, d’un show à l’américaine, où l’on vient passer le temps, dilapider les forces, plonger dans le fantasme et en sortir intact (de la même façon que le fantasme reste intact et peut ainsi chaque jour recommencer – show must turn on – Abel Ferrara ne filme qu’une journée de la vie de ce club de strip-tease miteux, et il n’a pas besoin de filmer la suivante, on sait qu’elle sera en tout point identique à celle à laquelle nous venons d’assister, à quelques variations près – les monstres n’auront peut-être pas les mêmes visages, mais ce seront les mêmes peurs qui surgiront). Le film prend sans cesse le risque de ne pas valoir mieux que deux heures de glandouille sur Youtube. Mais la mise en scène, vive et libre, pratique l’oxymore, révélant dans la platitude le gouffre, dans l’ennui l’euphorie, dans le lisse le mort, dans la durée la menace d’un arrêt, et dans l'infini une issue.

On connaît la propension d’Abel Ferrara à filmer les espaces, à glisser d’un être à un autre, embrassant par ce geste un monde, qui fait moins séparation que réseau, impasse que circuit (Ferrara n’est pas antonionien, il est l’un des rares cinéastes contemporains à ne pas l’être). Ici, dans Go Go Tales, toutes les femmes sont reliées à Ray Ruby, le patron du Paradis. Tout converge vers lui, tout est le fruit, pauvre et pourri, de son imagination un peu débile mais tenace. On avait rarement aussi bien utilisé les écrans de surveillance (Redacted, de Brian de Palma, peut-être, parvenait à leur faire raconter quelque chose) : ils sont parfois dans l’image, et parfois sont l’image elle-même, sans règle vraiment perceptible, sans principe clair ; ainsi ne font-ils pas discours (il n’est pas question de raconter l’histoire d’un homme qui veut tout contrôler) mais impression (il est plutôt question de raconter l’histoire d’un homme qui pourrait se passer de tout, mais qui est pris dans un réseau de gains et de pertes, de dettes et de victoires, de chutes et de dépassements de soi - un homme obsédé, sans qu'on sache jamais si cette obsession est bonne ou mauvaise). Ces écrans, filmant chacune des pièces du Paradis, sont le petit monde de Ray, menaçant son créateur de se rebeller contre lui (les danseuses n’ont pas été payées depuis 48h, elles s’apprêtent à faire grève), autrement dit menaçant de lui échapper. La caméra d’Abel Ferrara filme tout ce qui éloigne un homme de son monde rêvé, et n’a jamais mieux parlé de l’empêchement que sous cette forme comique. Car la forme comique, ici, prend de nombreux aspects de cinéma : screwball comedy, cabaret, film érotique, et même film d’horreur avec l’arrivée de la propriétaire qui n’est pas sans rappeler les incises brutales de Driller Killer. Et l'humour développé dans cette chose quasiment sans tenue est moins la prise en compte par la dérision d'éléments habituellement sérieux, que l'extrême amour qu'on peut porter au dérisoire, à trois strings dorés éclairés par un spot rouge, à une actrice mal maquillée, ou à une blague sur le pastrami et Hillary Clinton. Le geste de Ferrara est un renoncement : tout son talent au service de ça, de ce seulement ça qu'il aime tant. Entre les meurtres à la perceuse (Driller Killer) et les atermoiements d'un policier au sujet de Dieu (Bad Lieutenant), il a enfin choisi. Il a cessé de se croire génial, il peut le devenir.

Le Paradis est menacé de fermeture (le film, dans l’usage qu’il fait de ses signes et de ses symboles, est extrêmement naïf, et cette naïveté crée à l’image beaucoup de joie et peu de lourdeur, au contraire des plus sérieux Bad Lieutenant ou Mary) : seul un ticket de loto gagnant pourrait sauver le rêve de Ray Ruby. Tout le film va être la recherche de ce ticket gagnant, tandis que le show est maintenu, gogo-dancing d’abord, agence de talent ensuite, comme tous les jeudis soirs, car Ray veut laisser aux filles leur chance, lesquelles passent du string au tutu, avec tous ceux qui le désirent, tous ceux qui avant de monter sur scène peuvent se dire : « tu as un secret, tu es beau ». Ray a un secret : il joue, et il aime ça. Tout l’argent du club passe dans le jeu. Il rêve devant le slogan « win for life ». Il ne pense qu’à ça, même s’il chante aussi, parfois, et amuse la galerie. Et la menace sur laquelle l'histoire du film repose est moins extérieure, économique (ces touristes Chinois qu’on n’arrive pas à attirer sont finalement aussi peu dangereux que cette propriétaire certes gueularde mais attachée à Ray et à son côté « born-loser »), qu’intérieure : c’est l’addiction de Ray qui sépare peu à peu celui-ci de son rêve. Le problème est posé sans puritanisme : cette addiction est peut-être plus importante dans la vie de Ray que ce rêve un peu raté. Aussi doit-il chercher le ticket gagnant - autrement dit la névrose épanouie, la démence faite puissance d’agir et d’exister. Ferrara, en plus de filmer ce qui circule entre les êtres, filme également ce qui sépare un homme de lui-même, un homme d'un acte et d'une affirmation. Et quand l’homme rejoint l’événement tant désiré (au moment où il a renoncé à tout), c’est une scène bouleversante. Il a pris le risque de finir. Tout va pouvoir se transformer.

Ainsi le cinéaste dessine-t-il un monde fantasmatique, mécanique, psychologique, et hiérarchique, avec une bête histoire de ticket de loterie. Les liens entre les êtres humains sont très clairs, souvent très beaux parce qu’absolument misérables, comme cet employé dévoué qui change les tubes de la machine à UV contre des tubes à néon par souci d’économie, ou cette rencontre amoureuse entre Matthew Modine et Asia Argento, embrassés puis réunis par un mouvement de caméra improbable ne s’arrêtant pas sur les personnages, mais sur leurs chiens. Dans Go Go Tales, tout est toujours à côté du sublime, tout est raté - les aspirations sont absolues, mais les moyens mis en oeuvre pour accéder à cet absolu ne correspondent pas. Encore une fois, c'est d'écart qu'il s'agit : l'écart est grand entre la beauté rêvée et celle qu'on a trouvée, et qu'on aurait appelée laideur si on l'avait rêvée. Et c’est de ce ratage que Ferrara s’empare pour dessiner un superbe (auto)portrait en forme de comédie qui finit bien, où le spectacle est permanent, mais la grâce jamais certaine. Tout ce par quoi il faut passer, d’errances, d’atermoiements, de négociations avec soi, pour finalement créer quelque chose d’idiot mais quelque chose en tout cas, quelque chose qui nous ressemble – et peut-être est-ce parce que cette chose sera ratée qu’on pourra s’y retrouver.

2 commentaires:

DnD a dit…

Je revoyais le film hier soir, avec plus de bonheur que je ne l'avais découvert.
Sur le monde enregistré "qui fait moins séparation que réseau", je repensais tout à coup, à sa manière, à certains films de Brillante Mendoza.
Grand plaisir de lire votre billet.

asketoner a dit…

la différence peut-être, c'est que c'est un film de troupe.