vendredi 20 novembre 2009

Exposition Primitive, par Apichatpong Weerasethakul, au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris

L'exposition est assez mal conçue, les films s'enchevêtrent bizarrement (on sent le souci du gain de place), et les objets exposés offrent une sorte de making-off en nature morte des courts-métrages projetés (le tout étant très mal éclairé). Rien de vraiment renversant, ni nécessaire, donc, dans l'installation au musée de l'oeuvre du cinéaste.
Rien, sauf la dernière salle.
Apichatpong Weerasethakul aime couper ses films en deux - mais si pour le cinéma il le faisait dans le temps continu de la projection, jetant des génériques en plein milieu, pour cette salle (et ce film : Primitive), c'est le regard du spectateur qu'il partage entre deux écrans. Deux écrans qui sont comme deux amants, lovés l'un contre l'autre, en creux. Le spectateur est invité à se glisser dans l'angle laissé libre, à son tour embrassé d'images et de sons. Ce que nous propose le cinéaste, c'est une étreinte.
Si les films de cinéma de Apichatpong Weerasethakul jouaient, par leur nature frontale obligatoire, avec notre mémoire, notre capacité à nous souvenir et reconnaître, Primitive, plus mêlé, confondant, compte sur notre habileté. Beaucoup plus d'immédiates fulgurances, de réponses directes grâce aux deux écrans, entre un visage et un feu, entre une voix et un groupe humain, entre un corps en contre-jour et un paysage ennuité.
Le cinéaste travaille les synesthésies, amplifie les échos d'un monde à l'autre, d'un corps à un monde, d'un temps contenant passé et futur et d'une voix qui sait et qui craint de ne plus savoir, d'un spectateur et d'un film, d'un film et de sa fabrication, d'un décor et de son avenir dans le paysage, d'un geste et de sa déperdition ou de ses répercussions.
L'idée est bien sûr de parler d'un lieu abîmé par la guerre, d'ajouter des images où plus grand chose du passé n'est visible. Il trouve dans la destruction son rythme, sa niche, son spectre. Il voit à travers la poussière, comme il nous pousse à voir à travers la nuit et les éclairs. Quelque chose d'ancien se réanime, par le présent de corps endormis, par le futur d'une science-fiction.
Si Blissfully Yours, Tropical Malady et Syndromes And A Century se déployaient comme des serpents bigarrés, mutants, Primitive éclate par salves - on y voit des feux, d'artifices, d'armes, d'éclairs ou de joie. Ce sont les figures formelles du film, ses motifs cinétiques.
Les trois précédents longs-métrages traquaient dans les images un secret, une modification possible, celui-ci, assumant plus profondément encore sa mystique, affronte l'invisible - on en sort avec ces questions : qu'est-ce que je n'ai pas vu ? qu'est-ce qui m'a échappé ? pourquoi ne resterais-je pas toute ma vie devant ce film qui toute ma vie me semblera différent ? Car bien sûr notre regard choisit d'occulter telle ou telle seconde d'un écran ou de l'autre - il choisit d'entrer dans un dialogue en le morcelant, sachant que sa totalité nous échappe. Sa totalité est une invitation, et c'est nous qui créons le dialogue entre les deux écrans (on pourrait dire : la partition, tant il y a une musique des images) - c'est du moins la sensation qu'on a : liberté pleine, mêlée à une certaine fascination, plastique, érotique, philosophique. On ressort toujours des films d'Apichatpong Weerasethakul avec l'impression d'une perception accrue et magnifiée, décrassée - on a vu des choses que personne d'autre n'a pu voir, et entendu des voix lointaines, résonnant avec plus ou moins de prégnance sur nos vies vécues ou rêvées, conscientes ou pas.
Bizarrement, ce cinéma ne s'essaie pas à la transe. C'est un cinéma plein (à la fois une étreinte et un ventre, quelque chose qui nous caresse et nous contient), posé, d'immersion. A l'image de ce vaisseau spatio-temporel construit pour le film et laissé dans un champ, le temps que d'autres l'habitent, l'investissent, le rêvent. Sans accélération.
Primitive est un film qui est comme un lieu - un film-espace. Le temps du film dépasse le film lui-même, comme si le film était toujours là, comme si c'était toujours le temps du cinéma. Les films de cette exposition sont comme des phases, comme les nombreuses incarnations d'une même vie.
Apichatpong Weerasethakul ne cache pas son geste. Il dévoile la fabrication, car elle est le film. Mais il n'en tire pas de conclusion ni de mythification, il ne se repose pas sur l'effet de mise en abime. La fabrication est liée à l'instant, à son dépérissement, à son enfouissement, à l'oubli qui ne saurait tarder, à sa résurrection déformée. Mais cela est la même âme, le même esprit résolu aux multiples.
C'est aussi cela qui est contemporain chez Apichatpong Weerasethakul : il n'y a plus de tournage à proprement parler, il y a toujours un tournage, toujours du désir et des images, et quand il n'y en a pas c'est aussi un temps de cinéma. Il y a toujours un film possible - et l'impossible est un autre possible.

3 commentaires:

Joachim a dit…

Bravo pour ce beau texte, même si personnellement, je suis un poil moins convaincu par le film sur double écran (la richesse et l'envoûtement du travail sonore dans la salle m'ont paradoxalement un peu éloigné de son contenu) et que je trouve que la scénographie sacrifie quelque peu le splendide "phantoms of nabua" (découvert par ce même blog).

asketoner a dit…

La disposition de Phantoms of Nabua est révoltante : ce film de nuit posé au bout d'un couloir éclairé où les conversations de ceux qui entrent et qui sortent résonnent, c'est tout simplement honteux. Il vaut mieux le voir sur son ordinateur : un comble !
J'ai été très pris, happé par le film sur double-écran. Ce n'est pas un procédé nouveau dans les arts plastiques, mais c'est le film lui-même que je trouve d'une profondeur inouïe.

Anonyme a dit…

pour continuer dans la rêverie...
http://artpasnet.wordpress.com/2007/06/13/dingue-de-toi/