lundi 12 mars 2012

Bovines - Emmanuel Gras

Ce ne sont pas des vaches qu'on voit. Le film ne tient aucun propos à leur sujet. Elles sont là, au même titre que les collines ou que le ciel bas-normand. Le point de vue n'est pas celui de l'expert - on n'en saura pas plus - mais plutôt celui d'un homme qui, avec une caméra et un pré, va dire quelque chose du monde. Il n'y a aucune espèce de justesse visée, il y a le monde et ce qu'on peut en faire, ce qu'on en aperçoit.

Le film est traversé par une brûlure, par quelque chose d'intolérable - une vision. Ce n'est pas parce qu'on nous fait comprendre que certaines vaches sont conduites vers l'abattoir. Bovines n'a pas la naïveté d'avoir une opinion au sujet de l'élevage des vaches. D'ailleurs, il s'agit moins de l'abattoir de ces quelques vaches que de l'abattoir de tous - l'abattoir cosmique, vers lequel on peut être embarqué à tout moment. Le cinéaste montre des vaches qui meuglent au départ d'une d'entre elles. Les meuglements s'amplifient jusqu'à traverser l'écran et devenir nôtres. Mais pas de malentendu : ce n'est pas un film contre le steak haché. On n'est pas là, réunis devant un écran, pour devenir végétariens. Emmanuel Gras ne donne pas son avis sur le destin de steak haché de vaches paisiblement installées dans un pré vallonné. Il nous épargne ces mondanités. Et si on pense au steak haché c'est en des termes monstrueux : c'est le steak haché que nous devenons tous, c'est l'emballage cellophane de nos vies, c'est la barquette avec la petite feuille absorbante pour le sang de nos existences. C'est l'enfer. Bovines, c'est une vision de l'enfer.

Alors on voit le pire : mâcher les yeux fermés, laisser la pluie couler le long des pattes boueuses, river les yeux au sol pour brouter, et brouter à n'en plus finir, en avalant insectes et couleuvres. C'est nous. C'est de nous qu'il s'agit, c'est de chaque personne qui va voir ce film - chacun est concerné. Une naissance dans l'indifférence générale, pas mieux qu'une merde au cul. Un petit peuple en proie à des peurs soudaines, qu'un coup de tonnerre suffit à faire courir jusqu'à l'abri. Et puis cette façon de considérer la mort mieux que la naissance - de beugler quand c'est trop tard. Cette façon aussi de faire troupeau, de ne pas supporter que l'une d'entre elles (ou que l'un d'entre nous) prenne une direction opposée. Les solutions sont rares. Il faut tout un temps autour de l'arbre pour comprendre que la langue peut s'emparer d'une branche et faire tomber les fruits en tirant. Il faut que le museau mâcheur très mécanique devienne le masque de la colère (la ressemblance avec V pour Vendetta est frappante). Il faut souffler dans le soleil. Et le pire est que ça ne suffira pas.

Emmanuel Gras a un langage cinématographique tellement précis et minutieux qu'il rend tout ce qu'il filme gigantesque. Il fait de chacune de ses scènes des visions de l'enfer, et de chacune des vaches des monstres. Ce qui est terrible aussi, c'est de voir à quel point l'image, dès lors qu'elle s'empare d'un corps, humain ou bovin, est imprégnée de christianisme. A quel point ce que nous appelons le monde visible est saturé de signifiants étrangers à ces choses. Une langue léchant un front : c'est le Pardon. Les majuscules ont du mal à tomber. Les corps n'appartiennent pas aux êtres, mais au monde. Même le corps d'une vache est signifiant - c'est terrible à dire : les vaches semblent bien pieuses! Il y a du travail avant de s'affranchir de ces déterminations extérieures. Il y a du travail avant de produire des images non transcendantes. Et ce film-là s'y essaie.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Après avoir lu cet article, je veux bien épouser toutes vos pensées.