mercredi 27 mai 2009

Do animals cry ? - Meg Stuart



Si vous voulez savoir comment on joue au bâton avec un chien mort, il faut aller voir :


Do Animals Cry ?, de Meg Stuart, au Théâtre de la Ville.

Son dernier spectacle (Bless) portait sur Katrina. On y voyait un homme danser avec une maison et un palmier en carton tandis qu'une pluie ininterrompue s'abattait sur la scène et transformait tout en lambeaux. Do animals cry ? change complètement de registre. Ca parle de la famille. Et c'est étourdissant de beauté (mis en musique, il faut le dire, par Hahn Rowe, qui a beaucoup travaillé avec Glenn Branca).
D'abord, une plongée dans le noir total, plusieurs secondes, très impressionnantes - d'autant plus que la salle du Théâtre de la Ville est immense, et que nous étions plusieurs centaines de spectateurs suffoqués, guettant la première lumière. Naissance. Les danseurs se présentent. Leur nom, leurs surnoms, à tour de rôle. Sur scène, on voit une niche, une table, et un utérus géant en paille. Il faut du temps avant d'entrer dans le spectacle. C'est d'abord infime, minuscule, presque immobile. Mais ça en vaut la peine.
Je n'avais jamais vu autant de gens partir d'une salle de spectacle. Ni jamais autant entendu de commentaires haineux prononcés à voix haute pendant une représentation. Quelques fous rires nerveux aussi.
Il faut dire que Meg Stuart travaille sur l'extrême : l'infiniment lent, et le super-rapide - jusqu'à l'épuisement du temps et des corps - ainsi cette scène interminable, où un homme court en rond sur la scène, trop radicale pour une cinquantaine de spectateurs qui ont fui, complètement bouleversante pour d'autres, dont moi, qui frissonnaient. Cette course était comme la formule magique d'une incantation physique. La chorégraphe recherche l'extase, et n'a pas peur de la laisser retomber, avant de la traquer de nouveau, sans rien forcer.
Ce qu'elle dit de l'enfance, de la famille, de ses dysfonctionnements, est gigantesque. Jamais elle ne représentera une idée. Jamais d'ambition thématique. Tout cela naît sur scène, dans un cadre physique, concret, avec lequel elle compose. Les scènes commencent comme au théâtre (un repas, l'arrivée d'un animal de compagnie, la lecture du journal), et évoluent lentement vers la danse, seulement quand cela est nécessaire. Quand tout devient indicible, irreprésentable, irrespirable, la danse surgit. Elle se tient dans des zones d'inconfort, d'irréalité du lien à l'autre. Ca ne pourrait pas être autre chose que de la danse. Ca ne pourrait pas être représenté autrement.
Lors de la fulgurante dernière scène, Meg Stuart délivre un secret. C'est un pique-nique. L'un des personnages propose une réunion de famille, tandis que les autres fuient, baissent la tête, esquivent la proposition. De son désir avorté naîtront les premiers mouvements d'une danse, relayés par un ange. La danse semble être le prolongement de la névrose, sa sublimation. Ce qui était frustration, rancoeur, impuissance, devient amour fou.

vendredi 22 mai 2009

Etreintes brisées - Los abrazos rotos - Pedro Almodovar


Plusieurs trucs :
- la musique est immonde, le compositeur ne mérite même pas de vivre (à certains moments j'ai cru qu'on était passé sur tf1) ;
- ce que je redoutais, et qui apparaît dans la bande annonce : le décoratisme d'Almodovar ("j'ai trouvé une moquette géniale, on la mettra dans la scène 9") n'apparaît que très peu dans le film, sobre, presque froid - la scène du passage des rideaux est un peu ridicule, mais noyée dans un ensemble d'une bonne tenue, rigoureuse ;
- dans la bande annonce toujours, une compilation d'étreintes qui puait le faux concept wongkarwaïen, mais dans le film, c'est juste, c'est simple, c'est subtil, et ça n'est pas omniprésent
- c'est un film qui produit du récit, tout le temps, de manière très énergique (même plaisir que dans En chair et en os) - avec malgré tout une faiblesse lors des révélations de Judit Garcia pour l'anniversaire de Harry/Matteo (cette scène, c'est l'arrêt de mort de la mise en scène, et le début d'une performance d'actrice pleureuse - on pourrait dire que c'est théâtral, ludique, mais le cinéaste ne va pas dans ce sens-là, du théâtre ou du jeu, il n'y a que le scénario qui y va, et la mise en scène est au point mort) ;
- d'ailleurs, tout ce qui concerne Judit Garcia me semble nul, aussi bien le personnage que l'actrice (Blanca Portillo) ;
- et tout ce qui concerne Lena/Penelope Cruz est magnifique - grande actrice, lumineuse, toujours en train de jouer quelque chose d'inattendu ou de souverain - Almodovar semble fasciné par elle, si bien qu'il en oublie sa maniaquerie coutumière (il laisse tourner sa caméra, et c'est très bien - sans chercher à faire le point sur le poster au fond à droite de la salle de bains aux carreaux jaunes et bleus) ;
- Almodovar esquive son dolorisme catholique pour se concentrer sur du pur récit, et c'est quand il fait ça que je commence à l'apprécier un peu - pas de larmes, mais pas mal de plaisir.

mardi 19 mai 2009

quelques fins de films de ce début de siècle

A la fin de Coco Avant Chanel, on voit Audrey Tautou assise dans un escalier luxueux, tandis qu'applaudissent quelques mannequins anonymes. Dans quelle mesure Anne Fontaine s'est-elle identifiée à cette figure, de la femme assise, n'en branlant pas une, et dans le même temps adulée par une masse indéterminée ? Les pauvres effets de miroir (psychédéliques ? - mais alors sous Lexomyl plus que sous LSD) du plan précédent permettent de dégager une réponse claire.

A la fin de La Première Etoile, les Noirs, invités à manger chez les Blancs, passent à la question :
- On vote plutôt à gauche ou à droite aux Antilles ?
- Droite et gauche, c'est blanc-bonnet et bonnet-blanc, répond la candide Firmine Richard, figeant à jamais son stéréotype, avant d'entonner un suicidaire hymne à De Gaulle : "merci papa De Gaulle", que les autres acteurs fredonnent à leur tour, sans ironie, la larme à l'oeil.
Le cinéma français se réconcilie avec le Général - à force, il n'aura bientôt plus rien de particulier. Ce retour à l'ordre fait froid dans le dos (heureusement, Jean Dujardin lui réserve un tout autre sort dans Rio Ne Répond Plus).

A la fin de Fast And Furious 4, Vin Diesel, face à la dépouille de l'ennemi qu'il vient de disloquer sur le macadam, prononce un très shakesepearien "Pussy !" C'est aussi ce qu'on a envie de dire, aux films en costumes qui jouent bien, et aux comédies familiales lénifiantes. On préférera la saleté sans scrupule à l'effort de propreté.

vendredi 15 mai 2009

Exposition Name or Number, de Ulla von Brandenburg, au Plateau

Dans la nuit de samedi à dimanche, on a volé la cravate orange du pendu qui surplombait l'entrée du Plateau. Un pendu double, pendu par le cou à un porte-drapeau, et pendu par les pieds à ses propres pieds - condamné à ne refléter personne d'autre que lui-même (moins la cravate, donc).
Name or Number, c'est le titre de l'exposition, construite selon des principes de répétitions, d'extractions, et de circulations - on regarde une vidéo, et, soudain, au détour d'un couloir, surgit un objet vu dans cette vidéo (une canne, un bout de tissu); on s'assied face à un film, et on se rend compte que les acteurs sont assis sur les mêmes sièges que nous... Plus qu'une mise à distance, ou qu'une mise au passé de la représentation exposée, il s'agirait plutôt de traces, de ponts entre les temps, entre intérieur et extérieur, entre oeuvre et public. Une manière de décloisonner les disciplines (vidéo, peinture, installation), de faire qu'elles participent de la même exposition, d'un même parcours. Il s'agit de construire à la fois la vidéo, et les conditions de sa projection - pas de marge, pas d'alcôve exclusive, pas de recréation d'une salle de cinéma en miniature et en moins confortable.

On est d'abord accueilli, après un passage à travers un rideau, par Around, vidéo en noir et blanc de 2005, où la caméra, dans une rue déserte figurant un passé ouvrier, tourne autour d'une dizaine de jeunes gens, lesquels nous tournent invariablement le dos, sans qu'on s'aperçoive de leurs mouvements infimes pour rester dans l'axe. Il y a une tension dans cette performance, les corps se mélangent, trouvent de nouvelles combinaisons, et l'on ne verra jamais leur visage. Le vent qui souffle sur leurs vêtements prend une ampleur incroyable. Ces personnages sont comme les esprits révoltés de cette rue, à la fois affrontant et refusant. De leurs combinaisons variables naissent des phrases magiques, des slogans ancestraux.

Ensuite, on passe dans une forêt circulaire, et à travers un labyrinthe de rideaux colorés, évoquant un jeu de cartes et duquel se dégagent des impressions à la fois vives et anciennes (on pourrait parler de permanence). Jusqu'à ce que, au sein de ce labyrinthe, l'artiste nous invite à nous asseoir devant une autre vidéo, nommée 8. On y suit une caméra spectrale dans les pièces multiples d'un château, où sont figés des personnages dans d'étranges rituels - l'un tient une bande de tissu entre ses mains qui forme un 8 (et le 8, on le sait, c'est l'infini debout - infinie circulation dans ces espaces - on entre dans la vidéo à n'importe quel moment - la coupe se fait sur le motif d'un tableau - il n'y a pas la moindre obsession pour un début ou pour une fin), un autre se met le doigt dans l'oeil, deux jouent aux cartes, un joue de la flûte dans un escalier - est-ce une famille, des fantômes, des figures du passé ? On pense à Marienbad. Même fixité des corps, même absence à eux-mêmes et même présence statuaire au lieu. Quelque chose de malade a infiltré le château. un homme est allongé dans une pièce, on retrouve autour de lui les acteurs déjà aperçus dans d'autres situations. Ce qu'explore Ulla von Brandenburg, c'est la façon dont le souvenir s'articule et se ramifie, se cristallise autour d'un drame, et se diffracte en une myriade de gestes arrêtés.

Et puis vient la dernière pièce, après une peinture murale orange où sont découpés les visages multiples d'un public. Plus on s'approche, moins les visages apparaissent comme tels - ils deviennent pure forme - on ne voit pas ce qu'ils regardent, seulement le début d'une scène, on ne voit que leur regard, et leur manière de se dissoudre dans cet état de spectateur.

La dernière vidéo se nomme Siegspiel - elle a été conçue spécialement pour cette exposition, et l'on voit apparaître de façon éclatante ce qui jusqu'à présent était absent du travail de l'artiste : le son. Une chanson, écrite et interprétée par l'artiste, que doublent en playback les personnages cette fois mobiles de la vidéo, réunis dans une villa construite par Le Corbusier.
Encore une fois, c'est un long travelling tourbillonnant, de pièce en pièce, de personnage isolé en personnage isolé (une femme essaie en vain d'ouvrir une porte, une autre se lave les mains...), jusqu'à une réunion (familiale ?) autour d'un café et d'un gâteau, où les personnages chantent, les uns après les autres. Mais cette fois-ci, on les retrouve de nouveau réunis, dans le jardin, dans un théâtre de fortune, où la chanson se rejoue différemment. La mise en perspective est superbe. Une douleur s'écrase. On pense à La mouette de Tchekhov, à cette façon de représenter autrement ce qui l'a déjà été. Mettre en forme une dégénérescence.

Quelque chose là-dedans bouleverse : Ulla von Brandenburg semble explorer un mystère à la fois intime et mondial, entrer dans des strates de perceptions sensorielles et magiques, cérébrales et physiques. L'exposition a tout du rituel, de l'épreuve initiatique, de l'enquête et de la quête. Une énigme sans résolution nette la tient d'un bout à l'autre.

jeudi 7 mai 2009

La femme sans tête - La mujer sin cabeza - Lucrecia Martel




C'est l'histoire d'une fausse blonde qui, revenant d'une réunion tupperware, percute en voiture un petit garçon. La cinéaste est l'unique détective d'une enquête qui n'aura pas lieu. La caméra, immergée en milieu bourgeois, traque les faux-semblants, le silence, l'occultation après l'accident et la fuite.
Lucrecia Martel butte contre deux écueils : sa position de juge à la fois hautaine et quand même assez fascinée (jusqu'au maniérisme vériste) par la bourgeoisie (elle esquive toujours le pamphlet - pourquoi ? - absence de choix peut-être, entre le grand amour de Cassavetes et l'oeil perfide de Bunuel) ; et la sursignifiance de chaque plan (combien de fois la cinéaste illustre-t-elle littéralement le titre de son film, la femme sans tête ?), jusqu'à écraser tout mystère, et imposer un déterminisme de classe (lequel semble être là pour se dédouaner de la fascination).
Evidemment, ce n'est pas sans talent - personne ne cadre comme elle, personne ne fait aussi vite exister un lieu avec un peu de lumière et un peu de son, personne ne sait prendre aussi facilement en charge un groupe humain, ses bizarreries comportementales. Mais il y a un problème de place. C'est embêtant, parce qu'on est parfois étourdi par quelques gestes, et l'instant d'après atterré par tant d'application bien-pensante. L'ombre antonionienne pèse lourdement sur une cinéaste qui du premier coup (La cienaga) avait su tout faire voler en éclats (elle devrait peut-être chercher une filiation plutôt du côté de Renoir). C'est rare que je reproche cela, mais c'est un cinéma trop conscient, trop intellectuel, trop mécaniquement sensoriel - en tout cas, conscience, intellectualité, et sensorialité, empiètent les uns sur les autres, et aucun n'a suffisamment d'espace pour vraiment s'y déployer.