dimanche 25 mars 2012

Cinéma du réel #2 : Automne, de Dmitri Makhomet ; Los Animales, de Paola Buontempo ; Four months after ; Snow city ; & Orquestra Geraçao


Chère anonyme,

tu manques, c'est sûr. Je regarde l'écran d'un côté, je pense à toi de l'autre. Toutes les images que je vois restent-elles des images parce que tu n'es pas là ? Si tu étais avec moi, que deviendraient-elles ? Et nous, que deviendrions-nous ? L'écran a-t-il des bras pour nous étreindre ? Nous ferions-nous surface parmi les surfaces ? Romance précipitée comme un bolide, ou comme une larme, parmi les documents et les paysages muets ? Déclarations d'amour venant perturber les constats sans faille d'un réel bien ciré ?
Un enfant demandait, tout à l'heure, après la projection de Four months after, pourquoi le réalisateur n'avait pas filmé des gens en train de parler. C'est vrai que les mondes qu'on traverse ici sont souvent silencieux, et peu peuplés. La présence est un événement. La parole, quant à elle, est un éclat, une brisure dans l'image, quelque chose qui se couche sur elle, qui rampe, s'étend, et l'envahit. Il faut être très fort pour faire des films avec des gens qui parlent. Combien de documentaires sont régis par leur commentaire ? Combien de fois l'image a-t-elle cédé le pouvoir à la parole ? Les films parlants mais sans parole manifestent, au-delà de leur rigueur, un état d'insoumission parfois juste et parfois poseur. L'enfant, en posant sa question, exprime un désir : que le cinéma soit aussi un lieu où penser la parole.

Dans
Los Animales, de Paola Buontempo, en Argentine, j'ai vu, la nuit, dans le faisceau d'un projecteur, un éléphant translucide. On aurait dit un ver difforme. Il y avait aussi des fauves. Et beaucoup de cris mais peu de couleurs. Alors on m'a montré un taxidermiste en train de remplacer les yeux d'un oiseau mort par des boutons. On s'est mis à regarder, derrière les vitrines, les scènes animales reconstituées par un commissaire d'exposition très anthropomorphiquement inspiré. Sur les vitrines il y avait des reflets : on risquait de se voir - du coup, on ne voyait pas l'animal, on ne voyait pas comme le regard de ces boutons était faux.
Au zoo comme au muséum, l'animal, mort ou vivant, est en exposition. L'homme met en scène sa présence, comme si celle-ci était impossible autrement. Il ne le laissera pas surgir. Il n'aura pas d'apparition. Il fera partie du visible ou de l'invisible, selon nos décisions. Encagé, empaillé, qu'importe : son animalité n'est pas la nôtre. Tout est sous contrôle. Le territoire nous appartient. Et, puisqu'il s'agit de cinéma : le visible est maîtrisé. Quelques cris échappent, suivis par le discours d'un guide, expliquant aux visiteurs que l'homme est lui aussi un animal, bien qu'il n'ait pas les mêmes coutumes. Cette parole est venue, dans l'image, s'immiscer comme une mauvaise foi, comme l'évidence d'un pouvoir cherchant à se dissimuler derrière la largeur de son opinion.

Quand je suis allé, grâce à Yuki Kawamura, avec Four months after, au Japon quatre mois après le tsunami, je n'ai pas eu cette même sensation. Quelque chose de la maîtrise du visible avait été abandonné. J'ai regardé la mer, j'ai regardé la terre : la limite était devenue floue. La mer entrait, la terre coulait. Le paysage paraissait écrasé. Il y avait même un pont qui ne menait nulle part. Décombres, ferrailles, couleurs plastiques : nulle part où vivre. Restent quelques machines faisant tout leur possible. A croire que ce sont elles, les survivantes. A croire que les hommes ont laissé place au travail. On entendait les machines. Ca faisait un bruit terrible. Il n'y avait pas de place pour les mots.
Il n'y avait même pas vraiment de place pour l'oeil, jusqu'à ce que Yuki Kawamura nous montre une basket, appuyant sur nos têtes avec un gros plan. Une basket en gros plan, ça marche à tous les coups. On devine la vague, on devine l'enfant, on les met en rapport, et on entend déjà les cris. Qui veut émouvoir le touriste des salles obscures filme une chaussure sans rien dedans et atteint aussitôt son objectif. L'image aussi peut discourir.

Après, le voyage est devenu plus compliqué, le paysage beaucoup plus flou. Le film, de Singapour, s'appelait Snow City. Le nom de la réalisatrice a été un sujet d'amusement constant : Tan Pin Pin. Avec elle, j'ai assisté, sans trop savoir pourquoi, à l'inauguration d'un tunnel dans le réseau routier singapourien. Il y avait de la musique bête et des cotillons brillants. On a un peu marché le long du tunnel, un cocktail à la main. Il y avait des projections vidéo sur les murs incurvés. C'était terrifiant mais ça a continué. Est-ce que l'horreur suffit ?
Comme ça ne me plaisait plus, je me suis demandé à quoi ressemblerait un film d'amour aujourd'hui à Paris. Je me suis pris à rêver : on ne verrait aucun bâtiment, pas même un mur, pas un arbre, pas une route, pas une station de métro, rien. On cadrerait, très étroitement, sur les panneaux, publicitaires ou signalétiques, de sorte que rien ne dépasse. Et les deux amoureux, un peu contraints, entreraient dans le plan, tentant de s'aimer là, devant des montres géantes et des mannequins dégoulinants.
Il faudrait des dialogues, peut-être. Mais les voix qui sortiraient des corps des amoureux seraient des messages publicitaires détournés. Et avec ça, il faudrait quand même les faire s'aimer. Ils ne parleraient que de la brillance de leurs cheveux, mais on y arriverait.

La rêverie s'est estompée, un autre film a commencé, un autre monde. Ca s'appelait Automne, et c'était réalisé par Dmitri Makhomet - un autre nom sur lequel plaisanter. Le programme dit que c'est un film français, mais ça se passe en Biélorussie. On y voit une vieille femme avec un fichu sur la tête aller chercher du bois vers une forêt malingre, en traînant sa charrette, après avoir soupé, seule, à sa fenêtre. Les jours passent, plus tristes les uns que les autres, dans cette confusion du triste, dans ce triste épandu, étale, avec lequel on embaume la vie, avec lequel on vit quand même. Très vite, cette grand-mère, dont le programme dit qu'elle est celle du réalisateur, est devenue la nôtre. Et mieux que ça : cette grand-mère est devenue LA grand-mère. La seule qui compte désormais. La plus totale. La plus absolue. La plus réelle. Bien qu'elle ne parle pas.
Elle tire sa charrette à travers la brume, le soleil étouffe quelque part entre deux arbres, on entend le massacre des tronçonneuses, on reste un moment près d'un tas de bois - quelques brindilles et quelques bûches, pour elle, suffiront. Et, debout dans le poulailler, l'écuelle à la main, soudain, traversée par un doute peut-être, si vivement qu'on croirait qu'elle panique, la grand-mère se met à compter ses poules. Puis elle retourne au tas de bois, nous entraînant encore dans son automne, dans l'éternité de son automne, dans le grand silence que fait sa vie, dans le grand vacarme des tronçonneuses qui la cerne.
En regardant le film, je me suis dit que le clair-obscur n'était pas tant le contraste entre la grâce et le chaos qu'un uniforme habillant chaque instant d'une journée. Le clair-obscur rassemble le jour et la nuit, et tous les temps, dans l'instant du plan. Alors, ce qui me semblait triste, m'a semblé courageux, finalement. Car c'est bien la présence, la grande question. C'est tenir qui compte. Tenir contre les tronçonneuses dans la forêt penchée, aller chercher du bois en tirant la charrette, et chaque jour recommencer.

Plus tard dans la journée, alors que le soir tombait, j'ai vu un film portugais, Orquestra Geraçao, de Joao Miller Guerra et Filipa Reis, dont j'avais bien aimé le précédent Li Ké Terra. Mais si Li Ké Terra racontait quelques mois de la vie de Miguel et de Ruben, Orquestra Geraçao nous invite à suivre un orchestre d'adolescents tout entier. Le film est tellement démocratique dans sa forme qu'il semble n'être qu'un pur produit de cette démocratie, un faire-valoir, une publicité pour notre-monde-où-tout-le-monde-a-sa-chance. Il y avait tant de visages que je n'ai pu m'intéresser à aucun. Le décor d'école était comme d'habitude sinistre. La parole des adolescents était bien encadrée. Et quant à la musique, elle n'était pas brillante. Mais il semblerait qu'il ne soit pas question de le dire. Ce qu'on dit, ici, est dicté. C'est l'école.

Alors, à cet enfant qui voulait savoir pourquoi on filme si peu de gens en train de parler, on pourrait répondre : "d'une part il faut se méfier de la parole, et d'autre part c'est ce que de toute façon nous allons faire après". C'est ce que j'essaie de faire pour toi. Après les images viennent les mots, comme le prolongement d'un même langage, même s'il dissone parfois, ou s'il rechigne à prolonger ce qui a déjà trop duré. Après les mondes, les phrases - qui me conduisent vers d'autres mondes. Qui me conduisent vers toi. En fait, c'est peut-être pour toi, pour te rejoindre, que je vais au cinéma.

Pour cette première carte postale, j'ai sans doute été trop bavard. C'est que le cadre de la carte manque. Les mots ont afflué, rien ne les a endigués. Ils se concentreraient avec plus d'évidence sans doute au dos d'une image. Et ils diraient plus rapidement que
je pense à toi et t'embrasse,
a.

1 commentaire:

Jean-François a dit…

Pas si triste Automne de Dmitri Makhomet, pas si triste. Tenir ? Non plutôt vivre envers et malgré tout, vivre sobrement comme toujours sans faire cas du bruissement du monde alentour. Tenir, voudrait dire lutter, mais Mamie n'a pas les moyens de lutter, seulement de continuer à vivre et attendre... Quoi ? prince charmant, mort, petits enfants, le jour qui passe, les saisons ??? L'automne ! Celui d'une vie, d'un mode de vie !