jeudi 29 décembre 2011

A dangerous method - David Cronenberg

Quand les premiers Cronenberg voyaient en l’homme les possibles ressorts d’une métamorphose (et cela conduisait à des films tripes à l’air – tripod à l’air pour eXistenZ – qu’on qualifiait souvent d’ « organiques »), les trois derniers misent plutôt sur le monde et sur ses grands mouvements, de la morale (History of violence) à la pensée (A dangerous method) en passant par les arcanes d’une organisation mafieuse (Les promesses de l’ombre) : autrement dit, c’est le malaise dans la civilisation occidentale qui intéresse désormais le cinéaste, et les flux de surface altèrent en profondeur les êtres – l’un des premiers films du cinéaste ne s’appelait-il pas Shivers, Frissons ? Soit ce qui parcourt la peau, et sans la perforer s’empare de chaque organe en le révulsant. L’hypothèse nouvelle est la suivante : les causes des métamorphoses sont dans le monde, dans les structures du monde telles que nous les avons conçues. Le givre recouvrant les images de A Dangerous Method nous invite même à douter de la possibilité qu’il y ait de la vie là-dessous, ou tout mouvement autre que la simple préservation de ce qui est. Mais la vie vient, au fur et à mesure du film, poignant par sa façon de présenter deux grands savants démunis, ayant révolutionné la pensée occidentale sans se montrer capables de surmonter les quelques épreuves d’une amitié ambigüe.

Le film évite le match Freud versus Jung, didactique s’il en est, qui aurait permis de répondre à la question « qu’est-ce que la psychanalyse ? ». Cette question n’est pas celle du film. Le syndrome thèse/antithèse des scénaristes consciencieux est écarté par un principe psychanalytique superbement incarné, celui de la tierséité, en la personne de Keira Knightley, alias Sabina Spielrein, muse, maîtresse, patiente et élève de Jung. Magnifique personnage, présenté dès la première image comme une âme en souffrance, dont la souffrance est à l’extérieur d’elle-même, et ce malgré une mâchoire qui tente d’intérioriser tout ça en se décrochant du reste du visage, et des yeux exorbités prêts à faire de la place pour que tout rentre – sa présence est à l’image une étrangeté absolue, dans le cadre bourgeois de la petite vie blonde de Jung, comme dans celui plus enfumé mais viennoisement assis de l’existence de Freud. Une psyché brute, une écorchée.

Le génie de Cronenberg est de ne pas mettre en doute l’authenticité de la guérison de Sabina Spielrein, qui d’hystérique attachée et trempée dans l’eau froide passe à savante aux méthodes révolutionnaires. Qu’est devenue la souffrance ?, se demande-t-on alors. Dans l’image toujours lisse, il semblerait qu’elle se soit diffusée. Les grimaces et les cris sont passés sous la peau. Et c’est Jung, dans son beau bateau rouge, sur son lac suisse, qui se trouve transformé en profondeur, affecté par cette rencontre avec une femme qui était aussi une rencontre avec le monde. Si Freud est le maître, Sabina Spielrein est le symptôme, et Jung apprend bien plus du symptôme lui ouvrant la perception d’une maladie du monde, que du maître tentant de conserver sa place. Freud et Jung, ce sont finalement deux conservatismes qui s’affrontent, l’un suisse aryen aristocrate, l’autre viennois juif et bourgeois : les deux figures sont saisies dans ce qui en elles résiste aux fulgurances du monde – comme si la psychanalyse leur avait échappé, bien qu’ils en détiennent la science. Sabina Spielrein est le frisson, le séisme du film, le malaise ébranlant la nouvelle civilisation formée par Freud et Jung.

Si le grand thème qui traverse le scénario est la psychanalyse, la mise en scène épouse ce thème avec une intelligence folle, non par l’illustration, mais par l’interprétation, les contretemps et les détails. Le jeu des acteurs Fassbender et Mortensen est extrêmement distancié, et les scènes sont pleines de lapsus attirant notre attention, à la manière de la moustache de lait de Jung, ou du cigare de Freud pointant vers l’entrejambes de la statue de la Liberté. A dangerous method est un film à la mécanique apparente. On voit toujours ce qui s’y joue sans que ce soit nommé, sans que ça prenne le pas sur une narration brillante et policée. Les durées des scènes ne sont pourtant jamais adéquates, trop longues, trop courtes, pleines de temps morts ou bien vibrantes et du tac au tac, à la manière de ce premier exercice de mesure auquel Sabina Spielrein est conviée par Jung.

Ce n’est pas un film sérieux. Toujours drôle, vif, et stylisé, c’est un Cronenberg hitchcockien qu’on découvre ici, parfait et pervers, distingué et vicieux, et jouissant de ses vices. Le nom des deux acteurs interprétant Jung et Freud m’amuse et renforce cette impression d’un devenir-Hitchcock du cinéma de Cronenberg : serait-il possible que cette « v(r)igor mortis » le fasse bander ? Fassbender, fast bender, celui qui sinue rapidement et fait ployer, pour donner quelques coups de ceinture, et faire circuler le sang d’un cinéma renouvelé.

Ajout du 6 janvier :
Autre hypothèse : A dangerous method pourrait être vu comme une réflexion sur le cinéma. Le lac suisse et le sentimentalisme visionnaire de Jung font en effet penser à Jean-Luc Godard, ainsi que ces collages et associations d'idées (et l'antisémitisme que Freud soupçonne en lui). Que serait Freud, alors ? Le cinéma hollywoodien, peut-être. Et que choisit Cronenberg ? Sabina Spielrein, celle qui couche avec Godard, qui l'aime et se laisse fesser par lui, mais qui s'inscrit plutôt du côté des studios. Le cinéma de Cronenberg a peut-être trouvé dans le cinéma moderne les conditions d'une éclosion, d'un épanouissement de ses névroses et de ses obsessions, mais il s'est affirmé à coups de millions de dollars, et n'a trouvé de jouissance pérenne qu'en rentrant dans le rang et en le pervertissant. C'est là, dans sa forme la plus lisse, la plus glacée, que ce cinéma trouve toute sa mesure.

Mieux que sa mesure : sa place. Si cette méthode qu'est le cinéma de Cronenberg est capable de dangerosité (de dérèglement, pourrait-on dire aussi), c'est bien au sein du cinéma le plus normé et le plus réglé. Il n'invente rien, il gêne. Il ne reprend aucun flambeau, mais fait pourrir ceux qui restent, ou du moins les détournent.

3 commentaires:

Cathedrale a dit…

épatant!

D&D a dit…

Grand plaisir de vous lire sur ce film, de lire quelque chose d'aussi limpide et direct (comme le film, d'ailleurs, je trouve et en cela il m'apparaît d'une générosité singulière). En arrivant à la fin, je regrettais juste que vous ne parliez pas du cinéma, car dans la générosité que je sens dans ce film il y a aussi une certaine manière (d)étonnante de se mettre à nu pour Cronenberg. Et puis là, quand même, j'ai aperçu la petite note complémentaire.
J'ai revu le film ce soir et j'y ai repris un plaisir fou. Et vous lire me le ravive encore.

asketoner a dit…

Merci !