lundi 31 décembre 2012

en 2012, 10 films




1.       Tabou – Miguel Gomes
2.      The day he arrives – Hong Sang Soo
3.      In another country – Hong Sang Soo
4.     Moonrise Kingdom – Wes Anderson
5.     The color wheel – Alex Ross Perry
6.      River rites – Ben Russell
7.     Go Go Tales – Abel Ferrara
8.     Bovines – Emmanuel Gras
9. Un monde sans femmes - Guillaume Brac
10. Like someone in love - Abbas Kiarostami


L'occasion aussi d'annoncer la fin de ce blog, qui tourne en rond.

mardi 11 décembre 2012

Tabou - Miguel Gomes






Tu seras mi baby est une chanson des Surfs, version espagnole de Reviens vite et oublie des mêmes Surfs, elle-même version française de Be my Baby des Ronettes. On entend cette chanson à deux reprises dans Tabou de Miguel Gomes. La première fois, c'est dans la partie contemporaine et portugaise du film, alors que Pilar, une vieille dame, est au cinéma avec un homme qui dort. La seconde fois, c'est dans la partie coloniale au Mozambique : Aurora (qui était vieille dame dans la première partie, et qu'on découvre jeune ici) est assise chez elle, Ventura son amant s'en est allé, la musique sort d'un poste de radio. Pilar et Aurora, en entendant cette musique, ont toutes deux le visage ravagé de larmes. A travers Tu seras mi baby (et surtout à travers les larmes que la chanson suscite chez les deux personnages) Miguel Gomes raccorde ses deux parties comme miroir l'une de l'autre. Mais ce miroir, plus qu'il ne dédouble la première image, fabrique entre les deux une ressemblance, ou plutôt creuse un tunnel de temps, à la fois physique et immatériel, émotionnel et télépathique (Pilar ne savait rien du passé d'Aurora quand elle a entendu cette musique). A ce moment-là du film (à ce moment de dédoublement de l'image par la répétition d'une musique) les personnages rejoignent une humanité quatre fois plus grande qu'elle, une humanité qui connaît le chagrin, la tristesse, la saudade, qui connaît quelque chose qui a mille noms mais qui n'a que des larmes et une petite chanson pour s'exprimer. Une communauté mélancolique de plans désaccordés et d'individus solitaires. Alors passé et présent s'abolissent, le Mozambique revient percer le coeur du Portugal, la vieillesse découvre le secret de la jeunesse éternelle, et tout est éternellement vieux, tout est colonisé, tout est perdu, tout continue quand même, dans la conscience du film, à s'attacher et à se défaire, à se lier et à s'extraire.

Jean Renoir, Wes Anderson, Miguel Gomes : trois cinéastes qu'une certaine idée du territoire rapproche. Une certaine idée du territoire, et aussi de l'être qui y séjourne ; le territoire étant souvent réduit au cadre strict du plan, et l'être l'élément qui le fait vivre en le traversant. Tous les personnages de Tabou (comme chez Wes Anderson ou comme dans Le fleuve de Renoir) sont pourtant à la lisière de l'immobilité, de la nonchalance ou de la théâtralité, à l'instar du premier homme du film, immobile dans la savane au milieu des guerriers, puis changé en crocodile. Et malgré cela, ils ont tous cette capacité à faire récit immédiatement. Tous, même les seconds rôles, même les apparitions furtives. Un détail - un livre avec une lune noire sur la couverture, posé sur une poitrine, par exemple - quelque chose les relie au cadre, au monde et à ce qui dépasse le monde (la communauté des mélancoliques). Le cinéma les change tous en crocodiles : oeil torve et gueule ouverte, attendant l'assaut (d'une musique, d'une romance, d'une aventure).
Et pour Jean Renoir comme pour Wes Anderson et Miguel Gomes, le territoire devient intemporel (comme on pourrait dire que le crocodile devient immortel) dès lors que le cinéma le change en image. L'image saisit, c'est un cinéma glouton, et c'est très risqué parce qu'en même temps qu'on croque, on tue ; le crocodile le sait. Le réel, chargé d'histoire, devient lieu de cinéma, petite boîte à mystères et passions, cadre de formation des individualités : la colonie, l'île, l'Inde, le Mozambique. Le plan (soit l'unité du langage cinématographique) pourrait alors avoir quelque chose de dévitalisé (quelque chose d'arraché à la vie : une vignette vie/niet). C'est tout le contraire qui se produit : pas d'aseptisation, la violence de l'histoire est incorporée par l'image, le récit (en voix-off dans Tabou) est absorbé par le silence des personnages, et le plan se fait corps, petit corps d'emprunt, propice à toutes les métamorphoses. Sa fixité est aussi ce qui fait son instabilité. Le crime de la fin de Tabou par exemple, à la fois dévoile et intègre le début de la guerre d'indépendance du Mozambique, tout en en faisant le point aveugle du récit d'une passion.

Le silence de la seconde partie est sans doute ce qu'il y a de plus troublant. Il est bien sûr là en référence aux films muets. Mais c'est un silence paradoxal : il n'affecte que les personnages. Le Mozambique fait encore du bruit, les chansons sont restées, les pas, les hautes herbes, le vent, le récit des aventures des protagonistes en voix-off, les lettres qu'ils se sont écrites, tout est là sauf les dialogues. Les paroles ont été données, puis oubliées. Quelque chose de ce paradis s'est définitivement perdu. C'est comme si les mots avaient été volés aux personnages, amputés, défraîchis, au bord de l'oubli. On ne saurait les restituer avec autant d'assurance que l'image. Car l'image est fantasme, fabrication, pur artifice, et la parole est certitude. La parole dirait : ça s'est passé comme ça. Mais Miguel Gomes ne veut jamais abandonner le peut-être (c'est-à-dire la dimension fabulatrice) qui protège son film. Il est un cinéaste moderne, et au contraire d'un Carax qui dans Holy Motors rejoue par la citation les images d'un cinéma perdu, Gomes invente la modernité de ce vieux cinéma. Pilar, dans la première partie de Tabou, était venue attendre à l'aéroport une jeune catholique polonaise répondant au prénom de Maya et devant loger chez elle pendant son séjour à Lisbonne. Une jeune fille aborde Pilar et lui dit que Maya a eu un empêchement, qu'elle n'a pas pris l'avion, et qu'elle ne viendra pas. Ses amis l'appellent : "Maya, rejoins-nous!" La jeune fille s'excuse et s'en va. Plus tard, on recroisera Maya dans un parc lisboète, fumant une cigarette avec un guitariste - Maya qui, pour vivre une romance d'aujourd'hui, a dû se faire passer pour ce qu'elle n'était pas. Se faire passer pour faux, seule condition de l'aventure. Faux film muet, Tabou, contrebandier, part à l'aventure.

samedi 8 décembre 2012

L'impossible - pages arrachées, de Sylvain George






Sylvain George réunit dans ce film cinq moments d'une histoire (géographiquement) française qui s'écrirait en creux de l'histoire officielle et subordonnée à l'état. Les cinq chapitres (très godardiens) sont comme autant de traces : trace de Calais sous la neige, d'un feu, et d'un homme qui se rase près d'une arrivée d'eau ; trace de Calais encore et de ceux qui y passent avant de gagner l'Angleterre ; trace de la manifestation citoyenne du 19 mars 2009 à Paris ; trace de l'occupation de l'hôtel de ville de Paris le 1er mai de la même année ; trace plus ancienne enfin d'un livre de Guy Hocquenghem, Lettres à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, sur fond de found footage et des images des films de Lionel Soukaz.

L'alignement des séquences pose d'abord un problème d'échelle et de plan : peut-on mettre à égalité le sort des migrants retenus à Calais et ceux des étudiants se battant contre la réforme de l'université ? D'un côté la mafia des passeurs et la répression policière, de l'autre les bombes lacrymo et la garde à vue. Ce problème est d'autant plus flagrant que les deux premières parties du film (calaisiennes) sont splendides, muettes sauf à la toute fin de la seconde partie, où la voix d'un migrant s'élève, hachée, précipitée, qui dit que rien ne l'arrêtera. Sylvain George retrouve ici la grâce des films russes des années 10, le dénuement de l'image, le tremblement du visible (qu'est-ce qu'un migrant ? parfois, seulement, des vêtements sur un buisson). Il y a dans sa façon de filmer les visages un désir inouï, celui de rendre compte, celui de montrer des histoires qu'on n'imagine pas (ou qu'on ne peut qu'imaginer). Mais, dans les parties suivantes, le son continu et les quelques interviews où il est question de la Commune rendent le visible plus banal, au point que le cinéaste croit bon de faire parfois brûler son image noir et blanc à coup de fondus rouges. Les titres et intertitres (rimbaldiens, dostoïevskiens, lautréamontesques) renvoient à un lyrisme parfois un peu aveugle, lyrisme de la révolte sans joie ni pensée, ne profitant qu'à l'exaltation de soi. Pourquoi cette jeune fille parle-t-elle avec une telle insistance de la Commune alors qu'elle est là pour défendre le système universitaire traditionnel ? Pourquoi personne ne lui dit de garder sa nostalgie d'une époque qu'elle n'a pas connu pour elle, et de vivre ce qu'elle a à vivre maintenant, avec les spécificités des révoltes d'aujourd'hui ? Quel est le regard du cinéaste sur cette appropriation permanente de l'histoire comme gonflement lyrique ou justification ? Pourquoi les idoles (qu'elles soient humaines ou historiques) ont-elles tant de mal à tomber ? Pourquoi Rimbaud ? Pourquoi ne pas créer quelque chose, d'autres mots, d'autres formulations (mais j'ai beau jeu d'écrire ça : le titre de mon blog est aussi une citation rimbaldienne) ? Cette façon d'hériter d'une culture (et même d'une contre-culture) est un conservatisme comme les autres, qui a pour seule particularité de s'insurger contre le conservatisme des puissants ?

Mais Sylvain George sait filmer, c'est indéniable. Ses images ont une grâce, comme si la nuit les aspirait. Il y a quelque chose dans L'impossible de plus grand, de plus vaste encore que les sujets singuliers dont il traite. C'est peut-être la question de la présence qui est en jeu. Etre présent aux manifestations étudiantes, être présent à Calais, filmer des visages de gens qui passent, qui n'ont pas le droit d'être présents, qui ne sont plus nulle part, qui ont renversé la géographie du monde, et qui ont fait du monde, par leur présence indésirée, une grande absence. Deux ballons accrochés à une statue que la manifestation a rendu à la nuit. Et aussi, donner à entendre la voix d'un homme qui ne fait plus partie de ce temps (Guy Hocquenghem, donc). Faire entendre ce qui reste de lui, ce qui a traversé de sa parole, de sa pensée. Aussi ces pages arrachées à une histoire consensuelle sont-elles des survivances, derniers feux (mais il y a toujours des derniers feux) de ce qui vibre, conteste, et infléchit.

Dernière image, après le générique : deux hommes, une grille, deux chaises de l'autre côté de la grille. L'un des deux hommes saisit l'une des deux chaises et la positionne de leur côté de la grille. Il invite l'autre homme de la main à monter sur la chaise et à franchir la grille. Et puis il le rejoint. Il y a dans cette dernière séquence quelque chose de grâcieux, d'infiniment simple et joyeux. Et puis c'est une surprise. Le film a la générosité de la surprise.