mardi 27 novembre 2012

Nosferatu, fantôme de la nuit - Werner Herzog (1979)





Werner Herzog aurait pu faire de beaux films toute sa vie. Il était parti pour. Il savait composer des cadres parfaits, il avait un bon chef opérateur, un musicien attitré, Popol Vuh, donnant à ses images une identité distincte, et un acteur qui pouvait tout faire, Klaus Kinski.
Mais à un moment de se vie, il s'est demandé : qu'est-ce qu'un beau film ? Peut-être pas Nosferatu, en fait. Peut-être pas les parfaits KasparHauser ou Aguirre. Il avait rencontré Klaus Kinski et s'était lié à lui d'une façon fusionnelle. Rien ne pouvait les séparer. Klaus Kinski en lui-même orientait le cinéma d'Herzog, forcément grand comme un opéra (et forcément un peu figé).
Oui, mais Herzog, à côté de ses tonitruantes fictions, réalisait des documentaires. Il avait filmé des aveugles et des nains, et peut-être qu'avec Fifi Straubinger du Pays du Silence et de l'Obscurité, ou avec le sauteur à ski Steiner, il n'avait jamais vu sa caméra vibrer aussi bien.
Il écrivait aussi. Il quittait tout pour traverser à pied la frontière franco-allemande en plein hiver (ce qui a donné Le chemin des glaces, livre magnifique, et les premières idées du scénario de La ballade de Bruno). Le cinéma n'était pas tout à fait à l'endroit où il se tenait. Il était plutôt aux endroits où la caméra ne l'accompagnait pas (pas encore).

Dans Nosferatu, il y a quelques plans qui ont peut-être été pour Werner Herzog des indices (les indices d'un cinéma nouveau vers lequel il devrait se tourner s'il ne voulait pas s'ennuyer) : il y a d'abord ce fou pris dans une camisole et qui rit, et son rire secoue les deux gendarmes assis à côté de lui (mais Herzog a déjà commencé à explorer la folie, les visages, les corps, leur puissance statique, et leur statisme comme tremblement) ; ensuite, et surtout, il y a l'avancée de Johnatan dans la montagne vers le château du comte Dracula. A cet instant, quelque chose d'unique se produit : Herzog se rend compte qu'il sait filmer la montagne (il a déjà pu s'en apercevoir dans le beau mais délirant Coeur de verre, peut-être aussi dans La grande extase, et il en percevait le danger mêlé d'exaltation dans La soufrière, tourné deux ans avant Nosferatu). Il sait donner au paysage une vie, une vibration particulière. Il sait filmer une cascade, un caillou, une marche à pied. Quelque chose le conduit hors des sentiers domestiques.



Le film joue justement de cette opposition, entre la photogénie diaphane mais dévitalisée du bonheur conjugal ("manger à la va-vite, ce n'est pas sain", dit Isabelle Adjani à son gentil mari), et l'ivresse de sang d'un Dracula canonique. La carte postale, chez Werner Herzog, n'existe pas. Il y a toujours quelque chose de plus. Et s'il y a carte postale, il y a, en son sein, l'hypothèse d'un mensonge. En son sein ou bien à ses côtés : dans le montage de son film, sans grande cohérence narrative, Herzog organise les visions, à la façon de ce banquet qui devient foire aux rats. Toute mise en scène (au sens où un metteur en scène tenterait de recréer une vision, une idée) est mortifère (c'est le problème de l'art comme nature recréée). Les images les plus vivantes (vibrantes) du film sont celles de l'ouverture : Herzog filme des corps pétrifiés, des cris de pierre et de poussière, des squelettes dans des chaussures cirées. C'est là que le cinéma existe. Parce que plutôt que d'organiser les visions, il s'agit seulement de voir. 




 

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1 The white diamond (2004)
2 Fitzcarraldo (1982)

3 Pays du silence et de l'obscurité (1971)
4 Aguirre, la colère de Dieu (1972)
5 Cerro Torre, le cri de la roche (1991)
6 Le sermon de Huie (1981)
7 Encounters at the end of the world (2007)
8 Echos d'un sombre empire (1990)
9 My son, my son, what have ye done (2009)
10 Petit Dieter doit voler (1997)

11 La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1974)
12 Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984)
13 Invincible (2001)
14 Leçons de ténèbres (1992)
15 Les ailes de l'espoir (2000)

16 Les nains aussi ont commencé petit (1970)
17 Coeur de verre (1976)
18 Grizzly man (2005)
19 L'énigme de Kaspar Hauser (1974)
20 Gesualdo, mort à cinq voix (1995)
21 The wild blue yonder (2005)
22 Gasherbrum, la montagne lumineuse (1985)
23 How much wood would a woodchuck chuck (1976)
24 Fata morgana (1971)
25 Les cloches des profondeurs (1993)
26 La soufrière (1977)
27 Rescue dawn (2006)

28 La grotte des rêves perdus (2010)
29 Nosferatu, fantôme de la nuit (1979)
30 La ballade de Bruno (1977)
31 Bad Lieutenant, escale à la Nouvelle Orléans (2009)
32 Personne ne veut jouer avec moi (1976)
33 La roue du temps (2003)
34 Signes de vie (1968)

35 Into the abyss (2011)
36 Letzte Worte (1968)
37 La défense sans pareil de la forteresse Deutschkreuz (1967)
38 Woyzeck (1979)
39 From one second to the next (2013)
40 Futur handicapé (1971)
41 Fric et foi, l'homme de dieu en colère (1981)
42 Jag Mandir (1991)
43 Mesures contre des fanatiques (1969)

44 Héraclès (1962)
45 Cobra Verde (1987)
46 The lost western
47 The flying doctors of East Africa (1969)
48 Woodabe, les bergers du soleil (1989)

49 Dieu et les porteurs de fardeaux (1999)
50 La ballade du petit soldat (1984)
51 Ennemis intimes (1999)



lundi 26 novembre 2012

Rengaine - Rachid Djaïdani




Et à la fin, tout le monde sera réconcilié, le drapeau bleu-blanc-rouge lui-même retrouvera son unité. Ah, la force du pardon… Car oui, à la fin de Rengaine, le raciste demande pardon. C’est peut-être de là que le film tire son titre : rengaine absolue, morne plaine des valeurs retrouvées, contentement sans joie de la réconciliation. Une larme est versée, aucun dialogue n’est engagé, le dolorisme à la rescousse d’une scène-que-seule-l’émotion-peut-écrire.
A l’origine il y a l’amour d’un Noir pour une Arabe et d’une Arabe pour un Noir. Mais l’Arabe a 40 frères et l’un d’entre eux n’en démord pas : le mariage n’aura pas lieu. L’alibi du conte est posé, Roméo et Juliette convoqués. A partir de là (la tradition fait socle) tout est permis. Images laides, scènes inutiles, dialogues sur-écrits, acteurs à la dérive. La liberté comme pose… démocratique. Rachid Djaïdani veut-il devenir ministre ? A croire qu’il a pas mal planché sur la question de la représentativité.
Tiens, on n’a pas dit d’où vient que le raciste demande pardon : d’un frère plus vieux pas respecté car homosexuel. Tout le monde y est. C’est beau comme un drapeau.

dimanche 25 novembre 2012

Au-delà des collines - Cristian Mungiu - Dupa dealuri






Le titre laissait présager un pensum épouvantable sur le lesbianisme refoulé d'une paire de nonnes, avec un jeu sur le dedans/dehors (genre double-vie : folle de Dieu le jour folle du cul la nuit) qui évidemment terminerait dedans tout en se croyant au-delà, c'est-à-dire sublimé. Au pire, ça aurait été un Brokeback Mountain lesbien roumain, au mieux un hommage au Narcisse Noir de Michael Powell. Mais c'était oublier que Mungiu, non content d'être un directeur d'acteurs extraordinaire (dans ses plans larges où plusieurs personnages apparaissent, tout le monde vit, et même quand les nonnes rassemblées dans les coins du cadre, épiant et commentant l'action comme des petits oiseaux, font au spectateur l'effet d'un choeur antique, ce n'est jamais mécanique), a un talent incroyable pour la comédie.

Le problème, c'est qu'il ne le sait pas, ou pas assez. Il s'embarrasse d'explications psychologiques, il encombre son film de soulignements des enjeux et des rapports de force, au lieu d'aller à fond dans ce qu'il sait le mieux faire. L'insistance de son personnage principal (l'amoureuse éperdue d'une nonne) devient celle de sa mise en scène. Ca n'empêche pas la farce : l'amoureuse se retrouve crucifiée par les soeurs sans qu'elles se rendent compte de ce qu'elles font. Ce moment de comédie envoie en l'air toutes les pesanteurs du film. Ce n'est pas le seul. De nombreux détails miraculeusement absurdes ponctuent l'ensemble très écrit et très dialogué, tel cette femme complètement plâtrée au premier plan d'une scène où l'amoureuse est attachée à un lit d'hôpital autour des soeurs qu'elle vient de gifler.

Le plus beau tient à la façon qu'a Mungiu d'entrer dans chaque scène avec l'espoir qu'il s'y passe quelque chose, que la situation soit transformée. C'est une façon énergique de faire du cinéma. Pas volontariste. Le premier plan pourrait nous faire craindre un émule de Rosetta comme il en existe 160000 : on suit une femme de dos avancer sur une voie ferrée. Mais Mungiu a sa singularité, et plutôt que d'aligner les faits (action, action, action) il les provoque (réaction). La femme en retrouve une autre, qui la serre dans ses bras et se met à pleurer. Toute prise de vue entraîne un déréglement.

jeudi 22 novembre 2012

Le joueur de flûte - Jacques Demy 1972 - The Pied Piper





Maintenant qu'Agnès Varda a révélé la cause de la mort de Demy, le sida, on ne peut s'empêcher de voir dans Le joueur de flûte (à rebours bien sûr, et donc de façon tout à fait fantasmatique) une réflexion sur la réversibilité du charme, sur la maladie inscrite au coeur de la guérison, sur la perte au coeur de la quête. Le joueur de flûte guérit, sauve la ville de l'invasion des rats, mais non content de la récompense qu'il obtient en échange de son geste magique, il entraîne tous les enfants hors de la ville et les fait disparaître au soleil levant. C'est le principe éthique (et non moral) de la fable : tout travail mérite salaire. Non moral en effet, car si dans l'univers médiéval-religieux du conte dont Demy s'empare la faute est l'envers du désir, elle n'est pas constitutive mais fonctionnelle. Le joueur de flûte n'est pas pervers en soi, il ne devient pervers que parce qu'une société pingre ne lui laisse pas la possibilité d'exprimer autrement que par la terreur son pouvoir.

Le charme le plus ultime pour Demy serait la musique, capable d'envoûter, de guérir et de perdre. La musique crée l'image (la princesse s'éveille au son de la flûte, les enfants se réunissent autour d'elle) et la défait (la ville est vidée de l'enfance qui l'animait). Elle a tout pouvoir sur le film. Elle semble le guérir de son désenchantement, de sa lourdeur, de sa réalité toujours trop évidente (réalité des corps et des costumes et des décors qui sautent au visage du spectateur comme les signes les plus terre-à-terre de l'imaginaire poétique). Dans la ville ravagée par la peste, tout le monde est affairé à la construction d'une cathédrale (élément lourd s'il en est), sauf un homme qui se contente de jouer de la flûte. Demy, c'est la puissance de la légèreté.

Le tour de force du film, un peu empesé dans ses costumes et sa narration (et son lissage anglais), c'est la collision, dans la montage et dans la bande-son, de la mort du gentil alchimiste au bûcher et de la fuite des enfants hors de la ville en chantant. De cette collision naît un destin. Entre l'enfance et l'alchimie, il y a un jeune homme qui voudrait être peintre, et qui parce qu'il boîte ne peut pas suivre les autres enfants dans leur perte. Or, en rebroussant chemin, il trouve sa ville ravagée par la peste. C'est pour lui la fin d'un rêve, il faut partir, quitter l'enfance, s'affranchir de la musique, s'affranchir de l'amour même (il aimait la jeune princesse mal mariée), s'affranchir des pères (l'alchimiste lui enseignait tout), et rejoindre la vie. Fin du conte. A l'envers du malheur, il y a un destin et ce destin est beau. On se souvenait bien que dans le jardin secret de la princesse, il y avait un charmant lapin, mais il y avait aussi un rat. Car dans tout rêve il y a un rat. Dans toute joie. Dans tout ce qui ne se réalise pas.

vendredi 9 novembre 2012

Ten - Abbas Kiarostami (2002)





Ten est un film de lâcher-prise. Abbas Kiarostami dit lui-même, dans 10 on Ten, que l’usage de la caméra numérique lui est venu lors du montage du Goût de la cerise. La dernière bobine, abîmée, était irrécupérable. Kiarostami a utilisé, pour conclure le film, les images numériques du tournage de la dernière scène. Puis, parti en repérages pour ABC Africa, il rentre en Iran et comprend qu’il n’obtiendra jamais des gens qu’il veut filmer avec une équipe de tournage et une caméra plus lourde ce qu’il parvient à en saisir avec sa caméra numérique. Il ne retourne pas en Afrique. Il prend la décision de faire ABC Africa avec les seules images de ses repérages. Après ça, vient logiquement Ten

Ten, ce sont deux caméras placées dans une voiture à l’endroit du rétroviseur. Il y a une conductrice et plusieurs passagers. Dix séquences, dix voyages. Pas de logo Kiarostami sur l’image, si ce n’est l’espace de la voiture, déjà investi par Le goût de la cerise. Le cinéaste remet en jeu tous ses fondamentaux (ce n’est pas parce que la caméra est à la place du rétroviseur que le regard du cinéaste est rétrospectif), et s’abandonne même, au fur et à mesure des séquences, à un champ-contrechamp fluide – presque hollywoodien, mais on verra ensuite en quoi il ne l’est pas du tout – qu’il peinait à admettre au début (les premières séquences sont en grande partie des plans-séquences, et le second personnage – la mère d’abord, la vieille femme pieuse ensuite – reste hors-champ). Un champ-contrechamp qui vient comme politique de l’écoute, dérigidification des systèmes trop théoriques, des présupposés esthétiques inutilement rigides. Et c’est formidable de voir un cinéaste toujours remettre en question sa méthode, penser chaque changement de plan, ne pas s’enfermer dans une rigueur qui à force deviendrait tradition et conservatisme. 

Certes, le cadre est fixe, mais il se place au sein d’une voiture en marche, et nous promène, malgré sa fixité, dans les paysages de Téhéran (on pourrait parler de travelling fixe ; en fait, il faudrait parler de deux mondes : la multitude de la ville d’une part, l’intimité de la voiture de l’autre, où les destins viennent dialoguer, se fixant, s’épinglant dans le paysage filant, rythmés par les bouchons, les trous dans la route, le temps de trajet). Ce champ-contrechamp qui compose le film (chanmp-contrechamp latéral en fait, puisque les personnages qui discutent sont assis côte à côte et se regardent moins souvent qu’ils ne regardent la ville, véritable interlocutrice des échanges, tierséité du film) redouble l’effet d’isolement que produit l’espace unique de la voiture. On ne voit jamais la conductrice et son passager ensemble. Kiarostami leur donne un champ d’action défini et indépassable. Mais ce n’est pas à une conversation à l’américaine qu’on assiste. Il n’y a pas comme une corde reliant les personnages qui dialoguent et annulant tout l’espace autour d’eux, il y a seulement une voiture. Si les personnages sont reliés à quelque chose, c’est au langage d’une part, et à la ville de l’autre. C’est ce qu’ils partagent. Et ils partagent aussi l’existence, qui me semble être le sujet du film. 

En fait, on pourrait croire que Ten n’est pas un film de Kiarostami, tant le cinéaste s’abandonne à ce qu’il enregistre. On pourrait même penser que Ten est le film de la conductrice de la voiture. C’est elle qui guide les conversations – elle qui conduit, en somme. Kiarostami se fait cinéaste sans pouvoir, il ne dit plus « action », il ne dit plus « coupez », il laisse venir. La mise en scène se fait non du côté du pouvoir mais de celui de l’attention, cette attention qui ne paralyse pas le réel (ni ne se paralyse face aux remous du réel). On pourrait qualifier cette attention de meuble, comme du sable, hyper-plastique, hyper-présente et hyper-transparente à la fois. Alors qu’est-ce qui a fait qu’Abbas Kiarostami, avec Copie Conforme et Like Someone In Love, se soit remis à dire « action », « coupez »… Le réel lui échappe ? Il ne sait plus le recueillir ? Il ne peut plus ? Il n’y a pour lui de réel, ou d’accès au réel, qu’en Iran ? Hors de son pays, de son territoire, il se condamne au cinéma d’auteur dominant.

mercredi 7 novembre 2012

Ménilmontant & Brumes d'automne, de Dimitri Kirsanoff




Brumes d'automne, Dimitri Kirsanoff 1929

Le film se définit ainsi : "poème cinégraphique". Ou quand le cinéma va chercher du côté de la littérature pour inventer sa forme.
Si Brumes d'automne tient du poème, c'est sans doute pour sa façon de fragmenter l'espace - constituer un monde (vaste) avec des plans (des détails). Le montage de ces fragments évoque le puzzle de la conscience : on peut y voir désordre, précipitation, opacité, désagrégation, ou illumination. Les morceaux du monde mis ensemble ne font pas un monde, mais un film.
Dans le poème, traditionnellement, les mots font image. Dans le poème cinégraphique, les images font mots (bûche, main, fumée, larme, ciel). Kirsanoff cherche à donner aux images la qualité du mot. En fait il cherche une langue ; la pâte-langue du cinéma.
S'il la trouve, c'est du côté de la mélancolie, c'est-à-dire de la subjectivité. Comment filmer un arbre sans que le spectateur se demande : pourquoi cet arbre ? Comment filmer un arbre de telle sorte que le spectateur se dise : voilà l'arbre du film, l'arbre absolument singulier, l'arbre unique, et personne ne m'a montré un arbre de cette façon ? Le personnage pleure en regardant le paysage. Le plan qui suit (contrechamp sur le paysage) d'abord net s'embue. Nous voyons à travers l'émotion du personnage. Kirsanoff donne à tout ce qu'il filme une qualité émotionnelle.


Ménilmontant, Dimitri Kirsanoff 1926

Trois ans plus tôt, le cinéaste avait déjà tout compris. La scène de crime sur laquelle s'ouvre le film avait tout du poème cinégraphique de Brumes d'automne : détails d'une action globale dont on ne saisira jamais la totalité, vitesse changeante du montage, contamination de plans qui ne cessent de se regarder. Deux fillettes regardent le crime, et le crime regarde les fillettes.
Mais Kirsanoff allait plus loin, ouvrant son film au temps, à l'errance, à l'élégie simple des deux soeurs orphelines devenues grandes, dans une ville nue. Il questionnait l'innocence des images : qu'est-ce qu'une main qui se pose sur une autre ? Qu'est-ce qu'un geste amoureux ? Qu'est-ce qu'un baiser ? Qu'est-ce qu'un visage ? Vers quel drame (vers quel spectacle) tendent les images ? Qu'est-ce qui en elles dérive ?

mardi 6 novembre 2012

Into the abyss - Werner Herzog



Pendant le film, j'ai été fasciné par cette serrure cramée qu'on voit derrière le condamné Michael Perry, et de laquelle on ne dit rien. C'est l'histoire secrète d'un lieu - le parloir - plutôt froid pourtant, mais dont le passé égratigne la rigidité esthétique.

L'histoire secrète des lieux, et celle ouverte des visages, voilà la façon dont on pourrait définir les deux régimes d'images qui composent Into the abyss. En fait, Werner Herzog est obsédé par deux choses : d'une part le langage (comme narration, émotion, et singularité absolue de l'être humain), d'autre part le paysage (comme énigme, ou comme temps mondial décalant le temps humain, ou plutôt renvoyant le temps humain à sa dimension de feu follet).

Au milieu de ces mouvements très contraires, il y a quelques visages pris dans un statisme étonnant, à la fois filant et ancré, c'est-à-dire un statisme en attente (de quoi ? ce serait difficile de le déterminer systématiquement, mais globalement on pourrait parler d'empreinte : Herzog attend que les visages laissent dans le paysage - et dans le plan - leur empreinte). Les moments où la parole s'arrête, où l'histoire a été dite, où le langage a été épuisé, laissent le visage révéler sa place (au présent) dans le paysage filmé. Ces moments sont moins pathétiques qu'étranges (le sourire d'un condamné à mort, les larmes d'un pasteur qui vient de parler de golf et d'écureuils, l'assise d'un bourreau qui a décidé de quitter son métier), et, plus qu'étranges, ils sont politiques : Herzog situe, ne cesse de situer, de donner la situation des visages qu'il filme.

Malgré tout, il y a quelque chose qui me laisse un peu froid dans Into the abyss. Peut-être parce que Herzog n'a pas trouvé, contrairement à son habitude, des conteurs géniaux (les histoires m'ont semblé très confuses). Peut-être aussi parce qu'il y a un film de James Benning, Landscape Suicide, qui s'occupe des mêmes questions que Into the abyss, et qui s'en occupe mieux. Après, ce qu'il y a de formidable, avec Herzog, c'est qu'on ne peut jamais savoir ce que ses documentaires vont donner, et quelle sera la fiction qui en résultera. Herzog fait des documentaires en forme de tremplin - ses fictions sont les sauts à ski, les envols.