jeudi 31 mai 2012

Twin Peaks - David Lynch - saison 1, épisode 4 - I can smell the fire




« Il peut se faire que nous contemplions comme présent ce qui n’est pas », écrit Spinoza. Et c’est peut-être sur cette possibilité – cette hantise – que repose Twin Peaks.

A la fin de l’épisode précédent, Leland Palmer voulait danser avec quelqu’un après l’enterrement de sa fille, mais personne n’a voulu. Il n’avait que l’absence à faire tourner. Sa danse, plus proche du rite chamanique que de la démonstration de virtuosité, invoquait Laura par défaut. Dans un autre épisode, Leland dansait avec le portrait de Laura dans les mains. Twin Peaks pose cette question : comment un mort peut devenir un personnage de film ? Comment rendre l’absence cinématographique ? Comment faire apparaître ce qu’on ne voit pas ?

D’abord, semer le trouble. Entre le visible et l’invisible, la frontière est volontairement floue. Le visible est sujet à de multiples disparitions. Une main déterre un médaillon que des personnages viennent d’enterrer – on ne sait pas à qui appartient cette main ; et ce n’est qu’à l’épisode suivant qu’on retrouvera le médaillon dans une noix de coco vide. Tout peut disparaître. Tout peut également réapparaître. La vision est intermittente. Des lapins sortent de chapeaux sans qu’on les ait vus y entrer. Des nœuds se défont alors qu’on les croyait inextricablement serrés.
Certaines paroles échappent aussi : ce mot que Laura Palmer chuchote à Dale Cooper dans son rêve, et dont Dale Cooper ne se souvient pas. Le mystère de la série repose sur un équilibre étrange entre les preuves qu’on accumule et celles qu’on soustrait.
Il en va de même concernant une chemise tâchée de sang dont un personnage dit qu’il ne l’a jamais vue alors qu’il l’a lui-même cachée. Un élément de la compréhension du meurtre de Laura Palmer est subtilisé à la connaissance de ceux qui enquêtent. La parole fait obstruction. Elle se dissocie de l’image pour la remplacer. C’est la grande menace de tout film : qu’on puisse remplacer les images par les dialogues. Dans Twin Peaks, on ne peut pas : il y a une telle circulation entre ce qui est dit et ce qui est montré que tout semble se jouer dans cet ‘entre’.

Ensuite, en appeler à une étendue plus vaste de la mémoire et de la conscience, laisser les temps anciens surgir, et laisser la totalité du monde (végétal, animal, minéral) avoir son rôle dans l’histoire qui nous est contée.
On apprend dans cet épisode que Laura Palmer a été mordue aux épaules par un oiseau. Il y a du sortilège indien là-dedans. La terre américaine est hantée par les fantômes d’une civilisation passée, massacrée, génocidée. Il y a des survivants. L’un d’eux – nommé Hawk comme Howard le cinéaste de La captive aux yeux clairs, ou comme le faucon – est adjoint du shérif et dit des choses très belles sur l’amour (« il y a une femme qui vous fera voler, une autre qui vous donnera de la force, et une seule qui vous émerveillera ») – ces paroles, le spectateur ne les reconnaît pas ; aucune morale, aucune culture qui lui est propre ne lui permet de les identifier ; mais le faciès amérindien de l’adjoint du shérif lui permet de se dire qu’elles viennent d’une autre civilisation, d’un autre temps ; que si ces paroles ne lui sont pas familières, elles appartiennent pourtant à cette terre qu’il habite. Et comme si ça ne suffisait pas, l’essence qu’on sert aux stations services a pour nom Indian Head. Le paysage américain et la société qu’il abrite sont marquées par un inconscient que la série révèle par petites touches, annotations fugaces. Partout on voit des morsures de perroquet, mais on ne les compte pas. On voit les derniers feux de la première civilisation ayant habité ce paysage surgir dans les moments d’égarement de la seconde. Ce qui n’est plus sourd des failles de ce qui est. C’est un paysage qui est comme un cerveau : divisé ; entre les vivants et les morts, le passé et le présent, la ville et la forêt, les sauts sont nombreux, sans cohérence, et pourtant c’est bien le même monde qui est représenté.
La scène finale de l’épisode déploie l’arsenal soap auquel le couple d’amoureux James et Donna nous a déjà habitué. Mais le réalisateur nous montre que la scène, qui ne se départit pas pour autant de sa guimauve, est observée par un hibou. Cette bizarrerie n’en est pas une. Le hibou participe du mélodrame, tout comme les sapins de Douglas qui fascinent tant Cooper contribuent à l’enquête. De même, et inversement, les amoureux nous donnent à voir ce hibou, et Cooper décrit pour le spectateur la satisfaction que lui procure l’odeur de ces sapins. Laura Palmer, à la manière d’une idée générale pour Spinoza, est commune à tout, donc relié à chaque chose de ce monde. Sa mort n’est pas la seule affaire des hommes, elle est celle d’un monde qui à travers elle s’est manifesté dans sa totalité. Et la nature est ce qui compose chaque chose, chaque événement de ce monde. Ainsi voyons-nous dans les maisons des protagonistes des animaux empaillés par dizaines, fixés sur des murs en bois – le bois de cette forêt qui borde la ville et la constitue. Souvent entre les scènes, les réalisateurs de la série nous montrent des camions chargés de troncs en train de traverser le plan ; intermède a priori absurde ou insignifiant, alors qu’en vérité il n’en est rien. Twin Peaks est une histoire totale, dont la dimension sérielle a pour unique but de couvrir la plus grande étendue possible du visible, de déployer une infinité de visions à partir du seul meurtre de Laura Palmer, de lier les hommes aux animaux, les arbres aux sentiments, les pulsions au feu, les nuits aux jours, et le baiser de deux puceaux aux yeux d’un vieux hibou – approcher l’infini en somme : la série dessine une courbe asymptotique. Son titre n’est pas Laura Palmer mais bien Twin Peaks, car il s’agit d’une terre, d’un paysage, d’un monde, d’un écosystème où tout est lié selon des principes de causes et de nécessité, dont l’enjeu cinématographique est moins le décalage (rigolo) que l’élargissement (exalté).

Enfin, mettre au point le tour de passe-passe du siècle.
Laura Palmer a une cousine, Madeleine – celle qui la joue est aussi celle qui joue Laura Palmer. Et comme au cinéma c’est l’image qui crée l’identité (même si le scénario la dénie), Laura Palmer, via Madeleine, est toujours vivante. En vérité, le scénario dénie moins cette survivance qu’il ne dédouble une figure. De blonde et dévergondée elle devient brune et timide – peu importe, elle persiste, à la manière d’une impression, d’une vision qui va au-delà du visible. Et chacun des plans où Madeleine apparaît est diffracté par le souvenir qu’on a du visage de Laura. L’image est brisée en mille morceaux qui tous renvoient un reflet différent.
Twin Peaks reprend donc à son compte le constat de Spinoza dont je parlais au début, mais non comme un impossible – au contraire comme la matière-même du cinéma, comme la zone d’incertitude où faire surgir les figures les plus troublantes, comme par un tour de magie.
Comme l’explique Spinoza, ce n’est pas parce que l’homme voit la lune comme si elle était proche de lui qu’elle est effectivement proche de lui ; par contre, ce n’est pas parce que la lune n’est pas proche de l’homme que celui-ci ne peut pas la voir comme étant proche.


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dimanche 27 mai 2012

Une femme sous influence - John Cassavetes (1974)


Avant d’être un film sur la folie, Une femme sous influence est un film sur un amour fou. L’amour que les personnages de Peter Falk et Gena Rowlands éprouvent l’un pour l’autre les rend cinglés. Et leur folie fait de leur quotidien (organiser une fête pour des enfants, préparer à manger, coucher les gosses…) une épopée. La maison est un paysage de guerre, et le chantier où travaille le mari est presque plus intime.
Gena Rowlands utilise ses doigts comme levier pour les mots qui peinent à sortir de sa bouche. Je pense à sa main tenue dans son dos, avec son doigt pointé dans notre direction – image troublante d’une accusation informulée. Elle a un langage gestuel que les autres personnages reprennent à leur façon – tout le monde se met au diapason de sa folie, et tout le monde devient aussi fou qu’elle.
Cassavetes, au lieu de montrer la virtuosité d’une caméra passe-murailles, montre l’empiètement, le heurt – tout ce qui dans le plan génère du mouvement et de l’encombrement. La puissance de ce cinéma vient de sa façon de frôler les corps, de les laisser obstruer le plan ou ne pas apparaître tout de suite, de leur donner du temps. Parfois, filmer les murs, attendre que les corps passent et se retournent et nous donnent quelque chose à voir. Etre là en vigie, aux aguets dans la scène.
C’est bien cette question qui importe dans les films de Cassavetes : l’immersion. Etre dans la scène, parmi les mouvements des uns et des autres. Dans la mêlée. Il y a un combat, il y a une guerre, dans la maison il y a une guerre, sur le visage de Gena Rowlands il y a une guerre, et la caméra s’avance, frondeuse, parmi les coups et sous les balles.
Et le temps passe. Chaque scène s’étire sur une durée ahurissante. La caméra attend que le paysage qu’elle scrute s’écroule, que toutes les surfaces se fissurent. La caméra ne dit rien, elle enregistre. Il y a parfois des sauts dans le temps, des traversées brusques, des omissions, des ellipses – à chaque fois c’est comme se remettre d’un évanouissement par KO. Les personnages sont fous, ce qu’ils disent est fou, tout est fou, même le temps. Même la façon dont le temps passe, siphonné, aspiré par des gouffres.

samedi 26 mai 2012

Cosmopolis - David Cronenberg


La grande idée du film, c'est que l'univers entier est compris dans la limousine où le héros, Eric Packer, trône comme un roi en son royaume, tandis qu'à l'extérieur tout n'est que singularité, rencontres, intimités qui échappent à sa volonté de contrôle. Il s'opère ainsi un rapport curieux entre le général et le particulier. Et on comprend que Cronenberg utilise la parole de ses personnages comme représentation sonore du monde : beaucoup de choses circulent, en très grande quantité, mais on ne peut jamais dire de quoi il s'agit vraiment, et ce n'est jamais vraiment mêlé aux bruits du monde - tout est unités isolées.
La minuscule idée du film, c'est d'avoir conservé les dialogues du roman de Don DeLillo, de telle sorte que Cosmopolis est comme un test : est-ce que ces dialogues dingues fonctionnent au cinéma ? Ils pourraient, si la saturation poétique à l'oeuvre était secondée par une mise en scène au moins aussi inventive, et ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas pour une raison simple : Cronenberg fait de Cosmopolis un film à la première personne (Rosetta à Wall Street, en gros), et s'il ponctuait de notations visuelles psychanalytiques le dialogue également très dense de Dangerous Method, il se contente ici de champs-contrechamps systématiques virant au formalisme. Les visions sont rares (seule celle du rappeur mort couché dans un berceau de fleurs, suivi par des derviches, et glissant le long d'une foule bien rangée me semble vraiment imposante esthétiquement) - et c'est passer à côté du livre que de ne pas épouser son mouvement visionnaire, c'est-à-dire toujours prompt à créer de l'inattendu et à faire se retourner l'avenir pour qu'il se montre à notre présent. Ici, rien n'est montré, rien n'est deviné, tout est appliqué. A la langue aventureuse de DeLillo, Cronenberg oppose un cinéma mou et vieux.
(A une question posée par un journaliste des Cahiers, concernant une scène du roman qui ne se trouve pas dans le film, Cronenberg, très sûr de lui, répond : "Un jeune cinéaste aurait été tenté de retranscrire cette scène, mais aurait fini par la couper au montage. Un cinéaste mûr comme moi sait que ça ne marcherait pas, et qu'il ne sert à rien de gaspiller du temps, de l'argent et de l'énergie à tenter de le faire." Visiblement, la méthode n'a plus rien de dangereuse. Il dit aussi, plus tard : "Aujourd'hui, je me sens proche de quelqu'un comme Samuel Beckett." C'est-à-dire ? Humble ? Mais Samuel Beckett aurait-il dit un truc aussi mondain que : "Les dictateurs nord-coréens sont à la fois comiques et dangereux" ?)
 

Au fond, je crois bien que toute la mise en scène de Cronenberg a consisté à réunir les éléments prouvant la richesse et le pouvoir de son personnage : un fauteuil-trône, une limousine spacieuse, des lunettes noires, un costume sobre mais élégant... Le riche fait discours. Quand on voit des gens riches et que ça semble réaliste, on s'en satisfait vite. On a vu ça ailleurs (chez Sofia Coppola notamment, toute entière occupée à trouver des beaux abats-jours et à faire reluire des capots de voitures de sport), et le pauvre ne le fait pas moins. Finalement, ce sont les deux seuls critères du cinéma contemporain : riche ou pauvre. En dehors de ça, ça n'intéresse plus personne. On va au cinéma comme on fouille un portefeuille. Ce qui est riche dit quelque chose du monde (grandiose, en général - le riche impressionne), et ce qui est pauvre aussi (triste, souvent - le pauvre émeut).

mercredi 23 mai 2012

Twin Peaks de David Lynch, saison 1, épisode 3 - One day, sadness will end



La femme à la bûche dit : « Il y a de la tristesse dans ce monde, car nous sommes ignorants de bien des choses. Oui. Nous sommes ignorants de beaucoup de belles choses. Dans notre ignorance, la tristesse est donc bien réelle. Les larmes sont réelles. Quelle est cette chose qu’on appelle une larme ? Nous avons même de petits canaux pour produire ces larmes quand nous sommes tristes. Puis, lorsque la tristesse survient, nous nous demandons : est-ce que cette tristesse qui me fait pleurer, est-ce que cette tristesse qui me brise le cœur s’arrêtera un jour ? Bien entendu, la réponse est oui. Un jour, la tristesse s’arrêtera. »
Spinoza dit : « La tristesse est le passage de l’homme d’une perfection plus grande à une moindre. » Or c’est bien l’ignorance qui, pour le philosophe, amoindrit cette perfection. Il dit aussi : « Un désir qui naît de la joie est, toutes choses égales d’ailleurs, plus fort qu’un désir qui naît de la tristesse. »
La femme à la bûche est spinoziste. Elle l’est d’autant plus que ses avertissements introductifs prêtent à rire. C’est leur simplicité et leur exactitude qui nous fait rire. Toute connaissance est joyeuse.
La femme à la bûche n’a pour elle ni intrigue ni musique, elle n’a que sa parole et sa bûche. Le langage est une bûche. Tout le poids du langage, la femme à la bûche le tient entre ses bras. Et elle parle, légère, sautant d’une idée à l’autre, du particulier au général, de l’affectif à l’organique, du didactique au poétique, des questions mystérieuses aux réponses claires, de ses goûts personnels aux grandes lois de l’univers. Elle peut sauter ainsi parce que sa connaissance du monde est sans frein, parce que son langage pèse moins que sa bûche. Allègrement, avec son visage docte surmonté de lunettes épaisses, elle passe du deuxième au troisième genre de connaissance, et comprend le premier.
Elle comprend Laura. Elle-même a vu le feu. Elle le sent parfois. Pourtant, elle est en vie. Elle persiste dans son être. Qu’est-ce qui fait que Laura est morte et que la femme à la bûche a survécu ? Spinoza, peut-être.
« Les affects qui sont contraires à notre nature, c’est-à-dire qui sont mauvais, sont mauvais en tant qu’ils empêchent l’esprit de comprendre. Aussi longtemps donc que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps la puissance de l’esprit, par laquelle il s’efforce de comprendre les choses, ne se trouve pas empêchée, et par suite aussi longtemps il a le pouvoir de former des idées claires et distinctes, et de les déduire les unes des autres. »
C’est bien la parole de la femme à la bûche que nous lisons là, expliquée par Spinoza, cette parole qui s’empare de la déduction pour faire des sauts de cabri d’une proposition à une autre. C’est Dale Cooper également, qui traverse toute l’épaisseur d’un scénario touffu pour isoler les intrigues individuelles et les déduire les unes des autres. C’est aussi le cinéma de David Lynch : des sauts de cabri d’une image à l’autre, à la fois calme et vif, apaisé et rapide, on peut à la fois s’y perdre et s’y arrêter.

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mardi 22 mai 2012

Twin Peaks de David Lynch, saison 1, épisode 2 - Ideas speak so strangely


Les épisodes de Twin Peaks sont tous construits, à de très rares exceptions près, selon le même principe : un jour et une nuit dans la vie des protagonistes. Ce passage du jour à la nuit est moins féérique que mécanique. La nuit, les signes découverts dans la journée (la plupart du temps sous la forme de mots, et parfois d’indices concrets) prennent l’allure de visions isolées, effrayantes parce qu’autonomes : une main déterre un pendentif, une autre cache un domino, que deviennent les idées que ces signes en eux-mêmes comportaient, qui s’en empare, et pour en faire quoi ? La peur de la nuit vient du fait que nous croyons que les signes cachent des idées. Par l’abolition du décor au profit de l’image noire de la nuit, l’enchaînement des signes peut être modifié, et l’idée qui aurait pu naître de cet enchaînement se trouver détériorée. On croit que quelque chose est en train de nous échapper.
« Parfois, les idées, comme les hommes, surgissent pour nous dire bonjour », annonce la très spinoziste femme à la bûche. C’est ce surgissement de l’idée que décrit le deuxième épisode de Twin Peaks réalisé par David Lynch, surgissement qu’on assimilera au passage du deuxième au troisième genre de connaissance selon Spinoza. L’agent Cooper mène l’enquête. Dans la partie diurne de l’épisode, il applique une méthode (fantasque, certes, d’inspiration très vaguement tibétaine, mais rigoureuse), dans la partie nocturne, il rêve, et le rêve lui donne toute une série de signes supplémentaires, formant une chaîne nouvelle. On ne peut toutefois pas parler d’épiphanie : le rêve ne révèle rien, et le mot que Laura chuchote dans l’oreille de Cooper lors du rêve est perdu, le spectateur ne l’entendant pas et Cooper ne s’en souvenant pas. Le rêve au contraire brouille un peu mieux les pistes. Quel est ce nouveau lieu, qui est ce nain, pourquoi tout le monde parle-t-il si bizarrement ? Les indices s’ajoutent au lieu de se compléter, empêchant l’analyse au profit du constat de l’étendue du mystère . Le rêve de Cooper n’aura d’abord produit qu’un effet de sidération. Et Lynch multiplie les lieux où le mystère s’incarne (après le One Eyed Jacks, la salle aux rideaux rouges, chaque épisode ouvrant une porte supplémentaire dans l’architecture tentaculaire de Twin Peaks et de la connaissance des causes du meurtre de Laura Palmer) comme pour en dire la vastitude. Dans la salle aux rideaux rouges, il y a une reproduction bon marché de la Vénus de Milo qui semble nous dire : « les bras m’en tombent ». C’est immense. Lynch nous place face à l’immensité. La série tente d’approcher l’infini de la substance.

Deleuze explique que, pour Spinoza, « le signe est toujours l’idée d’un effet saisi dans des conditions qui le séparent de ses causes ». C’est ce qui le rend si mystérieux. Un nain qui danse dans une salle tapissée de rideaux rouges, cela n’explique rien. Malgré tout, la vision prend place dans l’esprit, comme l’image dans le montage, d’une façon qu’on pourrait juger aléatoire si peu à peu elle n’allait révéler sa cause. Cooper n’est pas dupe. Il sait que son imagination n’est pas libre – c’est-à-dire pas déterminée seulement par lui-même. Selon Spinoza, l’enchaînement des idées enveloppant la nature des choses se fait dans l’esprit : « cet enchaînement se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain », lequel est à distinguer de « l’enchaînement d’idée qui se fait suivant l’ordre de l’intellect, grâce auquel l’esprit perçoit les choses par leur première cause ».
Il poursuit en ces termes : « l’esprit, de la pensée d’une chose, tombe aussitôt dans la pensée d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec la première ; comme, par exemple, de la pensée du mot pomum, un Romain tombera aussitôt dans la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni rien de commun avec lui sinon que le corps de cet homme a souvent été affecté par les deux, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu’il voyait ce fruit, et c’est ainsi que chacun, d’une pensée, tombera dans une autre, suivant l’ordre que l’habitude a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des choses ». Tout est déterminé, et Cooper, bien que fantasque, ne se croit pas plus libre que les autres – c’est ce qui fait sa force. En acceptant de connaître ses déterminations, il se dégagera peu à peu du pouvoir qu’elles exercent sur lui.
L’erreur, c’est de croire que cette faculté qu’a l’esprit d’imaginer est libre. Or la femme à la bûche le dit bien : « tout ce que nous voyons dans ce monde s’inspire des idées de quelqu’un. » Imaginer n’est donc pas gratuit. Cooper ne rêve pas de son fait, ne déduit pas par ses seules facultés : il rêve indien, il déduit tibétain – il rêve autant qu’il est rêvé, aussi apparaît-il dans son propre rêve. Il semble que son rêve n’est pas tout à fait le sien mais celui du monde, auquel il s’abandonne. C’est le rêve de la substance qui le constitue et qui constitue chacun des êtres. C’est Lynch qui rêve ses personnages en leur attribuant des rêves. Cooper, quant à lui, passe de la série au rêve de la série. Il a cette faculté de franchir, de traverser les signes pour approcher un peu mieux l’idée qu’ils contiennent. Et s’il y a une telle frénésie de signes dans Twin Peaks, c’est parce que les réunir permet de mieux décrire ce qu’il faut traverser pour voir vraiment ce qui les génère – autrement dit, voir la cause première de toute chose (il y a du boulot).

L’Amérique est un territoire indien, Lynch s’en souvient, et se permet donc de séparer visions et dialogues comme des choses qui ne coïncident pas nécessairement, qui ne participent pas nécessairement de la même idée. La vision est plutôt indienne (il y a chez Lynch un fantasme chamanique) et le dialogue plutôt américain (il s’agirait ici d’un fantasme soap).
Qu’est-ce qui permet aux signes de se réunir sous l’égide d’une idée adéquate ? La substance, dirait Spinoza, unique et infinie. Les signes que nous percevons comme distincts les uns des autres participent tous de cette même substance, dite « divine ». C’est que nous ne percevons jamais la substance elle-même, mais l’infinité d’attributs qui en découlent et qui ne se ressemblent pas. Pomum, apfel : deux mots désignant la même chose. Quel mot sommes-nous le plus apte à percevoir comme désignant une pomme ?
Pour Spinoza, l’âme et le corps sont les deux attributs d’une même idée (l’idée de l’être), même s’ils ne se ressemblent pas. Pour Lynch, jouant des dissociations entre son et image, le cinéma est comme un être.
Si chacun accorde sa confiance en la substance qui unifie le grand ensemble qu’est Twin Peaks, alors personne ne se perdra jamais, pas même un mauvais réalisateur, pas même un tâcheron qui décidera de faire du bizarre pour épater la galerie. De toute façon, tout est relié. Tout délire est par nécessité soumis à un principe d’unité qui le détermine. L’auteur est donc super-puissant. On peut aller n’importe où, quelque chose tient. On peut tout dissocier, quelque chose unit. N’importe qui peut réaliser le prochain épisode et en faire absolument n’importe quoi, ce n’est pas grave, ce n’est qu’une question d’étendue, Lynch s’est fait substance et sait qu’aucun attribut ne pourra détruire, détériorer, ou modifier l’idée adéquate qui l’enveloppe. Spinoza le dit bien : « Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu’adéquatement.  »


lundi 21 mai 2012

top Wes Anderson







1. Moonrise Kingdom 2012
2. La famille Tenenbaum 2001
3. A bord du Darjeeling Limited 2007
4. Rushmore 1998
5. La vie aquatique de Steve Zissou 2004
6. Fantastic Mr Fox 2010
7. Bottle Rocket 1996

Moonrise Kingdom - Wes Anderson






Dans Moonrise Kingdom, Wes Anderson règle dès les premières scènes la question qui animait jusqu'alors tous ses films, à savoir celle du plan comme écosystème. Le plan, aux limites précises, souvent sans hors-champ, était à chaque fois une tentative de représentation du monde en miniature, ou la cartographie d'un être et de ce qui le relie à l'univers (qu'on pense aux plans en coupe du bateau de Steve Zissou, à la maison de poupées des Tenenbaum, ou aux cartes postales indiennes du Darjeeling Limited). Quelques travellings suffisent ici à décrire la maison de l'héroïne et comment elle y circule, à quels objets elle s'attache, et quel lien elle entretient avec chacun des individus qui peuplent ce lieu en même temps qu'elle : un tourne-disque, un chaton dans un panier, une place à part sur une banquette près d'une fenêtre, tout est dit. Une paire de jumelles qu'elle tient tournée en permanence vers le dehors suffit à nous faire sentir la menace proche de se réaliser : ce monde ne la satisfait pas. Si ses trois frères autour du tourne-disque apprennent à écouter, elle apprend à regarder, et elle voit le mensonge à l'oeuvre : sa mère en aime un autre.

Il en va de même pour le camp scout où évolue le héros. Chacun a une fonction dans la communauté que le chef scout évalue à l’aune de principes rigides et désuets, et chacun a sa chaise autour de la longue table du petit-déjeuner, mais lui, il n'y est déjà plus. Il a découpé une issue dans la toile de sa tente, il a dissimulé le trou avec une carte de l'île, et il est parti avec son chapeau à queue de castor et sa pipe. Cette image d'une fuite dissimulée par un plan a tout l'air d'un manifeste : les surfaces polies des films précédents masquaient mal les désirs d’évasion des héros, et si les plans étaient parfaits, ils étaient aussi de parfaites prisons. Enfin Wes Anderson donne à ses surfaces des profondeurs secrètes, qui ne sont plus seulement mélancoliques, animées par de vagues regrets qu’une scène de réconciliation suffirait à faire disparaître. L'image n'aspire plus à faire tenir ensemble tous ses composants dissemblables. Le but n’est plus l’unité, mais l’autre. Sortir du plan par le fond est devenu une option envisageable. La mélancolie est l’apanage des adultes, qui ont tous l’air tristes et fatigués, tous gâchés ; les héros, eux, qui ont dix ans, vont tout faire sauter, aidés par une tempête shakespearienne dont l’intensité n’a d’égale que l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Puisqu'ils ne parviennent pas à se faire entendre du monde, ils échapperont à son regard, jouant solo, et ne réintégreront l'orchestre que quand celui-ci leur prêtera un peu plus d'attention.

Tout se passe comme si Wes Anderson abandonnait la composition (dont le plus grand danger est l’inertie) au profit d'un mouvement nouveau, celui de la fuite, ou, plus précisément, du transport. Le train indien de Darjeeling ne brassait que des souvenirs, le bateau de Zissou était le lieu de recomposition d'une famille éclatée, les deux jeunes protagonistes de Moonrise Kingdom ont décidé de tout réinventer, même s’ils viennent chargés de livres et de techniques de survie. C'est ce qui fait la beauté du film et l'émerveillement qu'il suscite. La séquence sur la plage est parmi les plus belles de ce cinéma : on plonge dans l’eau froide, on se perce les oreilles à vif, on se french-kiss et on danse – des petits corps s’inventent, plus beaux que les grands, pas parce qu’ils les miment mais parce qu’ils pensent aux corps qu’ils vont devenir et qui ne ressembleront à rien de ce qu’ils connaissent. Le sublime se crée sous nos yeux. La grande force du film est de ne jamais mettre en doute ou ridiculiser l’amour que les deux enfants se portent, et, au contraire, d’en faire quelque chose d’immense, d’inconcevable, et de destructeur pour ceux qui ne veulent pas essayer de le concevoir (on pense un peu, parfois, à la Swedish Love Story de Roy Andersson). Le plus troublant est que l’amour finit par vaincre toute la rigidité du monde : les scouts, qui n’aimaient pas le garçon, décident d’aider les amoureux, le shérif s’émeut, et l’aventure, d’individuelle, devient collective – de fugue devient symphonie. La naïveté du propos, exprimé avec violence, rage, et insistance, rend chacune des images de ce film absolument cristalline, c’est-à-dire à la fois fragile et transparente, démunie, tremblante. Wes Anderson a atteint, je crois, avec Moonrise Kingdom, à une certaine qualité vibratoire, quasi-mélodique.

samedi 19 mai 2012

Ashes - Apichatpong Weerasethakul


Il y a d'abord une boule blanche qui s'élève dans un cadre noir, et qui laisse derrière elle des particules colorées, une traînée de cendres aux couleurs numériques. Et puis il y a un chien, qu'on suit dans sa promenade en images saccadées - à travers un filtre rouge d'abord, puis en noir et blanc. Le chien organise les rencontres du film, et les images saccadées miment son affolement : là un cochon, là les pieds du voisin, là de l'herbe. Soudain la ville apparaît, et avec elle vient le silence. Alors deux lignes d'images strient l'écran, figurant des mains et des visages réunis par des cliquetis entêtants, une manifestation. Un homme dort dans une pièce rouge. Son rêve soulève les palmes vertes de la forêt. Et la lumière dorée du soleil embrase un plancher sur lequel s'agitent des ombres. L'écran devient noir, débute alors le récit d'un rêve où un homme dessinait les immeubles de sa mémoire dont les couleurs ont disparu. L'image, devenue kaléidoscopique, ressuscite ces couleurs. L'homme dit vouloir quitter le cinéma pour devenir peintre. Une célébration a lieu en ville, de nuit, où les feux d'artifice laissent derrière eux des cendres de couleur éphémères.

Que devient Apichatpong Weerasethakul ? Il s'autoproclame peintre. Peintre de cinéma : il colore ses plans comme autant de tableaux devant lesquels on ne peut pas s'arrêter. Il devient surtout spécialiste des rêves. Ses films abordent de plus en plus souvent ce thème qui tourne au procédé : un récit en voix-off et des images qui mêle la clarté et le calme de leur composition au trouble et à l'agitation de leur succession. Le montage, plus musical que narratif, est l'inquiétude qui vient faire trembler le plan, lequel est le lieu de la grâce, de la paix, de la méditation et de la vision. Ashes ressemble au film d'un cinéaste qui doute, prenant un chien pour éclaireur. Entre abandonner le cinéma ou s'y abandonner, la limite est ténue. On verra bien ce que raconte Mekong Hotel.

Le film est visible gratuitement ici, sur Mubi.

vendredi 18 mai 2012

Twin Peaks, saison 1, épisode 1 - I carry a log, yes



« Il y a des raisons à toute chose », dit la femme à la bûche, en spinoziste convaincue, dans l’introduction du premier épisode de la première saison de Twin Peaks. « Ces raisons peuvent même expliquer l’absurde », poursuit-elle. L’absurde : une bûche entre les bras d’une femme portant des lunettes et s’adressant au spectateur. On ne doute pas que la femme à la bûche soit myope et que, par conséquent, elle ait besoin de ses lunettes – d’ailleurs, on ne l’appelle pas la femme à lunettes. On ne comprend pas, en revanche, qu’elle tienne sa bûche comme un nourrisson alors que sa bûche n’est, selon toute vraisemblance, pas un nourrisson. Mais la vraisemblance des images ne prouve en rien que celles-ci soient vraies ; de même, l’invraisemblable n’est qu’une opinion a-priori tendant à rejeter la chose vue plutôt que de la comprendre. Il se peut que la bûche soit véritablement l’enfant de la femme à la bûche – dès lors on comprendrait et on accepterait le lien unissant ces deux corps. Il se peut aussi que la femme à la bûche ait une vue parfaite et que porter des lunettes ne soit rien d’autre qu’une façon de se moquer de nous. L’absurde est une morale, et, comme le dit Deleuze expliquant la philosophie de Spinoza : « parce que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. » Facile donc de faire du cinéma le royaume de l’absurde : il suffit de mettre en rapport des choses sans expliquer ce qui les lie, par exemple une femme et une bûche. Ce n’est pas du tout, contrairement à ce qu’on pense communément, l’intention de David Lynch. Si le cinéaste représente l’absurde, il s’en empare comme si c’était une matière où la pensée peut s’exercer, où l’entendement peut petit à petit dénouer le gratuit du nécessaire. Le personnage de Dale Cooper en est la preuve incarnée.

Que sait-on de Dale Cooper ? Il est agent du FBI, il vient d’ailleurs, il enregistre pour une certaine Diane des messages sur son dictaphone la tenant informée de ses faits et gestes (Diane est le hors-champ absolu de Twin Peaks : on ne la verra jamais), il a de l’appétit pour les tartes et un goût prononcé pour le café noir, et il aime l’odeur des arbres de la région. D’ailleurs, il ne se contente pas d’aimer leur odeur, il veut aussi connaître leur nom. Cela lui importe tout autant que de savoir qui a tué Laura Palmer. Il n’y a pas, chez Cooper, une échelle de gravité dans les informations qui lui parviennent. Il n’y a pas de valeur, il n’y a que la nécessité de faire des liens, de donner un nom à une odeur, de déceler l’amour unissant le shérif à Josie, de comprendre pourquoi une jeune fille si belle a été assassinée.
L’agent du FBI ne cesse de dépasser ses affections pour accéder à la connaissance de ce qui les crée. La connaissance des causes permet d’agir, en rejetant ou en adoptant les idées générales qu’elles enveloppent. L’arrivée de Dale Cooper à Twin Peaks est une bouffée d’air frais, tout le monde s’entiche de lui, de cette sympathie qu’il inspire, de son enthousiasme scoot mais franc éclatant au milieu du drame dans lequel chacun est plongé. Aussi semble-t-il animé de passions joyeuses, actives, quand tout le monde est sous le joug d’affects tristes et d’idées inadéquates. Il est l’homme spinoziste par excellence.
Spinoza ouvre la troisième partie de L’éthique par cette proposition : « Notre Esprit agit en certaines choses, et pâtit en d’autres, à savoir, en tant qu’il a des idées adéquates, en cela nécessairement il agit en certaines choses, et, en tant qu’il a des idées inadéquates, en cela nécessairement il pâtit en d’autres. » Il s’agit donc de composer, entre notre corps et le monde, et entre notre esprit et le monde, des rapports adéquats – de trouver ce qui, dans le monde, fortifie corps et esprit : l’indice adéquat, la tarte adéquate. Cooper, en nouveau venu, n’a de cesse, dans les premiers épisodes, d’aller au devant des rencontres heureuses pouvant augmenter sa puissance d’agir. Spinoza définit ainsi l’affect : « Par affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par Affect j’entends une action ; autrement, une passion. » L’affect n’est donc pas nécessairement indésirable. L’homme spinoziste n’est pas froid ni réservé. Il n’est pas un monstre de cartésianisme. Il est plutôt l’homme qui détermine, parmi la somme des affects qu’il rencontre, ceux qui lui permettent de persister dans son être parce qu’ils font sens ou parce qu’ils sont nécessaires, et qui exclue les autres parce qu’ils lui nuisent et lui imposent des idées inadéquates le mettant en danger – le danger le plus probable étant l’arrêt de la pensée, ou l’empoisonnement du corps, l’illusion qui détourne de la vérité, ou le mode de vie nuisant à la santé. Tout homme spinoziste est donc un homme qui ne cesse de mener une enquête, sur sa propre vie comme sur celle des autres, sur lui comme sur le monde qui l’environne. Aussi l’agent Cooper n’esquive-t-il pas la drague tonitruante de Audrey Horne. « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. (…) Le Désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit. (…) Et l’appétit est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est déterminée à faire ce qui est utile à sa propre conservation. » Qui de plus spinoziste que Dale Cooper ?
Cependant, quand la femme à la bûche l’aborde au diner Double-R pour lui annoncer que sa bûche a quelque chose à lui dire, il hésite et passe à côté d’un élément important pour l’enquête sur les causes de la mort de Laura Palmer. Son scepticisme est tout entier contenu dans la mâchoire de l’acteur Kyle MacLachlan, seule zone véritablement crispée d’un visage autrement très ouvert, seule résistance à une pleine et entière connaissance du monde et de la nature des choses et des êtres qui le peuplent. Cette crispation est la transcription cinématographique  la plus parfaite de ce qui reste à abattre pour passer du deuxième au troisième genre de connaissance, et qui est si subtil, parce qu’il ne s’agit pas d’abattre la rationalité (l’esprit serait alors aux prises avec des idées inadéquates) mais de la franchir. Reléguer la femme à la bûche au rang des absurdités de ce monde, c’est, non seulement manquer de logique, mais surtout refuser d’emprunter un passage menant l’esprit à une perception plus vaste du monde où il pourrait être amené à former des notions communes.

“Behind all things are reasons” est la phrase originale prononcée par la femme à la bûche. Les raisons seraient donc, selon elle, derrière les choses. Derrière l’image ? Cela intéresse peu David Lynch, qui ne cherche pas à nous faire croire que les images sont plus que des surfaces. Le cinéaste procède par étalement plutôt que par creusement ou par renversement. Lynch n’est pas un cinéaste profond, l’image n’étant chez lui jamais sujette à transcendance. Il s’occupe plutôt de trouver ce qui dans la surface en appelle une autre, ce qui dans les figures mises en place soudain déraille. C’est pourquoi la nuit est si présente dans ses films : elle abolit le paysage et concentre le regard sur le visage, souvent éclairé par un faisceau lumineux, de la personne qui traverse l’image noire. Que reste-t-il de ce qu’on voit ? Qu’est-ce qui persiste ? Qu’est-ce qui s’altère ou se détériore ? C’est le grand enjeu de la nuit, qui n’est autre qu’un test, ou le révélateur des êtres qui s’y confrontent. J’y reviendrai.

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mercredi 16 mai 2012

11 fleurs, de Wang Xiaoshuai







11 fleurs est d’abord assez canonique, alignant mollement les détails propres aux films dont l’action se situe au passé (1975 en Chine). Le récit est une succession de souvenirs d’enfance, n’échappant ni à la nostalgie, ni au caractère vampirique du réalisme convoqué et de sa minutie. Tout y passe, image en noir et blanc se colorisant progressivement, chansons d’antan, paysage bucolique, drapeaux rouges, portraits de Mao, évocation d’une période politique à travers des échanges d’opinion… C’est l’espoir fou d’un cinéma résurrecteur. Bon nombre de films crouleraient sous ce cahier des charges, mais 11 fleurs émerge, peu à peu, laissant libre cours à son art du portrait. On ne prête bientôt plus attention au carcan dans lequel il s’engonce, on se contente d’observer quelques gamins qui dans les plans ne cessent de s’accrocher – à des barres métalliques, aux autres, à des images qui s’éloignent (un père sur sa bicyclette, une chemise emportée par une rivière). Et dans l’ivresse des détails surgit une figure qui synthétise tout ce que le film comporte d’affects et d’histoires : une chemise blanche, que l’école impose à un petit garçon, que sa mère lui refuse, qui apparaît quand même, mais est vite emportée, récupérée, volée, promise, oubliée puis retrouvée.

A cette peinture d’une époque révolue, charmante et douce bien qu’un peu monotone, se mêle un propos tenu par le père du garçon sur la peinture : il lui apprend à regarder, et le film semble faire siennes ces leçons en troublant et en décalant progressivement le regard qu’il nous invite à porter sur son récit. Apprendre à voir, c’est le propos du film. Voir à l’envers, au risque de s’évanouir ; voir des seins et entendre l’orage gronder ; voir de dos et deviner des seins ; voir flou par fièvre et par amour ; apprendre à poser son regard sur chaque chose, au point qu’on finit par se passer de montrer, dans une scène très belle où les gamins miment l’arrestation d’un pyromane en quelques gestes et quelques phrases. Voir aussi ceux que le temps et l’histoire écartent de la vue : la famille du pyromane attend en haut des marches du commissariat, le gamin les aperçoit, mais ses parents l’en détournent – malgré tout, la vision volée reste, justement parce qu’elle a été volée. Ainsi c’est moins le sujet qui compte que le mouvement qui conduit jusqu’à lui. Parfois même le mouvement suffit. Le garçon court vers le sommet d’une colline pour apercevoir l’exécution du pyromane, mais il s’arrête brusquement avant de l’atteindre : il y a enfin une chose en ce monde dont il refuse d’être spectateur.

mardi 15 mai 2012

Twin Peaks, de David Lynch - épisode pilote - Laura is the one


En regardant la série Twin Peaks ces derniers jours, il m'est apparu assez clairement qu'il y avait un grand nombre de liens entre le cinéma de David Lynch et la philosophie de Spinoza.

La série commence avec la découverte d'un corps dans le paysage : Laura Palmer sur le rivage, morte, enroulée dans une bâche en plastique. Son visage fait irruption, bleuté, humide - c'est moins sa mort que nous voyons que sa beauté. La mort est seconde, le corps est premier. Le paradoxe est cinématographique : en même temps que nous voyons un cadavre, nous découvrons un corps. Qu'il soit inanimé importe peu. Sa photogénie le ravive. La mort - au cinéma - n'existe pas ; on ne peut en effet parler qu'en termes d'apparition et de disparition, et outre la prégnance du visage de Laura, les épisodes suivants n'auront de cesse de la faire réapparaître, à travers les photographies du passé, son journal intime, les récits de ceux qui l’ont connue, les rêves de l’agent Cooper dans lesquels elle apparaîtra, ou son sosie qui surgira (la même actrice endossant le rôle de sa cousine).
L’univers de Twin Peaks multiplie les figures proches du cliché (la famille, l’adolescence, la passion, le pouvoir, l’amitié) que la musique entêtante d’Angelo Badalamenti enrobe d’affects dégoulinants (c’est le côté Dallas de la série), et la mort de Laura Palmer n’échappe pas au drame attendu ; le scénario est l’enquête sur cette mort et la revue faite de toutes les personnes liées à la victime – peu à peu tout ce que nous tenions pour absurde ou sans cause prendra sens, comme cette femme borgne ouvrant et fermant des rideaux rouges, et tout ce qui était mièvre se chargera d’une complexité qui le transfigurera (le meurtre d’une adolescente aimée et respectée de tous était peut-être aussi celui d’une prostituée cocaïnomane) ; le cinéma, quant à lui, par la puissance de l’image, annule cette mort et en fait une présence, une vision de l’essence singulière d’un visage, qui, par la dimension feuilletonesque à l’oeuvre, nous apparaît dans ce qui semble être sa totalité. Il y a ainsi trois niveaux de perception, qui sont comme les trois genres de connaissance de Spinoza.
Le premier genre de connaissance, selon L’éthique, se construit « à partir des signes, par exemple de ce que, ayant entendu ou lu certains mots, nous nous souvenons de choses, et en formons certaines idées semblables à celles par le moyen desquelles nous imaginons les choses ». Ainsi dit-on « Laura Palmer is dead » (comme au début de Lost Highway nous entendons « Dick Laurent is dead ») et nous attribuons, au visage de Laura, l’idée de la mort. Le spectateur sait bien que le visage qu’il voit n’est pas celui d’une morte, mais celui d’une actrice fermant les yeux. Aussi est-il appelé à s’en persuader, à imaginer cette mort.
Le second genre se définit par les notions communes. Il ne s’agit plus, comme le fait Andy, l’adjoint du shérif, de sangloter en prenant des photographies du cadavre (autrement dit d’être affecté par l’idée de la mort, sujet à la passion triste qu’elle inspire). Si l’on veut accéder à l’idée adéquate d’une chose, il faut rompre avec le premier genre de connaissance. Laura Palmer a été assassinée, mais c’est son existence qui demeure mystérieuse et qu’il faut comprendre en la recomposant (le film va, non pas suivre le principe naturel de décomposition du cadavre, mais au contraire offrir à Laura Palmer une forme de régénérescence). Le second genre de connaissance est celui qui vient lier les idées adéquates entre elles, en composant une chaîne logique, rationnelle, dirigée vers les causes de l’événement.
Le troisième genre découle du second. Il est le plus complexe et le plus joyeux. Il n’est pas seulement une compréhension par la démonstration, bien que la compréhension soit nécessaire à son avènement, mais il est une saisie, une vision. Gilles Deleuze, dans son essai sur Spinoza, l’exprime en ces termes : « saisir la puissance du corps au-delà des conditions données de notre connaissance, (…) saisir la puissance de l’esprit au-delà des conditions données de notre conscience ». L’agent du FBI Dale Cooper, en charge de l’enquête au sujet du meurtre de Laura Palmer, atteindra cette faculté de perception lors d’un rêve dans le deuxième épisode, qui n’aura nulle valeur de transcendance, mais au contraire d’acuité et de clairvoyance. Une histoire "au-delà du feu, bien que peu de gens puissent comprendre cela", annonce la femme à la bûche dans ce qui deviendra un rituel : l'ouverture de chaque épisode par une adresse au spectateur, face caméra.

"C'est l'histoire d'un grand nombre de gens, mais elle commence avec une personne, et je la connaissais. Celle qui conduit à tous les autres - the one leading to the many - s'appelle Laura Palmer." On aurait pu traduire par "l'une conduisant au multiple", ou "le singulier menant à l'infini".
Spinoza explique dans son Court traité que « ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d’elle-même. » La mort de Laura Palmer agit ainsi pour tous les personnages de la série. A son annonce, une jeune fille crie dans la cour du lycée, le cri parvient dans une salle de classe, un élève brise son stylo, une autre murmure « Laura » : tout le monde, sans encore savoir, comprend qu’une partie du monde a été retranchée. Et tout ce que la vie de Laura brassait d’amitiés, d’amours ou de rivalités se révèle, comme une grande chaîne d’affects et de causes.
David Lynch utilise la dimension feuilletonnesque de la série télévisée pour contourner la loi du face-à-face propre aux films de cinéma. Au lieu des duos imposés, c’est un véritable étoilement qu’il construit, une toile – à la manière de ces araignées que Spinoza observait. Du portrait de Laura à l’école on passe au portrait de Laura chez elle : c’est un même visage qui nous fait accéder à deux mondes séparés. Avec elle, tout est en regard. Laura Palmer est le contre-champ d’un ensemble d’espaces disjoints qui par l’événement de sa mort se trouvent réunis (ou du moins l’événement de sa mort révèle-t-il tous les liens entre ces espaces qui s’ignoraient, tous les passages d'un monde à l'autre). En zoomant sur l’œil de Laura dans une vidéo ancienne, l’agent Cooper voit une moto s’y refléter. Cette moto est celle de James, son amant secret. L’œil de Laura est comme l’oreille de Blue Velvet : une partie d’un tout où le tout se révèle, et où le tout ne se limite pas seulement au corps à laquelle cette partie était rattachée, mais s'avère être un monde très vaste.
Le deuil n’est pas personnel, il n’est pas même purement humain, il est politique et cosmique. Quelque chose fait défaut dans l’ordre du monde et dans la conception que les personnages en ont : il leur faut voir plus loin, plus largement, pour comprendre ce que ce manque révèle de liens insoupçonnés et d’aveuglements. Plus ils verront Laura dans ce que sa vie avait de singulier, plus ils connaîtront largement le monde. Les valeurs universelles à partir desquelles le second genre de connaissance s’élabore sont nécessaires, mais elles ne peuvent constituer qu’une étape. De l’universel vient la possibilité de comprendre le singulier, et du singulier surgit le divin (la substance divine, cause et principe de toute chose, ainsi que cause d'elle-même). La beauté de Laura est divine, en ce sens qu’elle est la clef ouvrant à une perception du monde dans sa totalité et sa simplicité, abolissant les idées inadéquates et s’affranchissant des passions, pour atteindre à une forme de vérité incontestable et de laquelle rien ne peut être retranché - mathématiquement, on parlerait de plus petit dénominateur commun.  
Twin Peaks va contre le premier genre de connaissance, en faisant de la mort un début. Très vite, on comprend que la mort est, cinématographiquement parlant, une idée inadéquate, un leurre : la mort est une apparition depuis laquelle se ramifient toutes sortes de raisons et de visions.

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mardi 8 mai 2012

Margin Call, de JC Chandor

Dire "fuck you" et briser son téléphone, voilà l'acte de révolte suprême selon le cinéma américain sérieux - ce cinéma de la conscience, qui fait des millions honnêtement, qui n'a d'ailleurs que l'honnêté pour étendard, cousu de fil blanc, accroché à un bâton. Planter un bâton, faire du cinéma, même combat : on creuse et on enfonce, c’est le métier de ces fossoyeurs du réel. Jeremy Irons a la tête de l'emploi, avec ses allures de vieille bourgeoise mal rasée repensant avec tendresse à cette pièce de Shakespeare qu'elle avait vue quand elle était au lycée, montée par son professeur qu'elle aimait en secret, mais à laquelle elle n'avait pas voulu participer par excès de timidité. 
Le film s'ouvre sur un licenciement. L'homme licencié, exclu, trahi par la maison-mère, dit donc « fuck you » et casse son téléphone portable (avec lequel, de toute façon, il ne pouvait plus appeler). Où est l'héroïsme ? Où est le personnage ? Comment voir l'exception sous le monticule de banalités ? Bien sûr, il y a le dialogue, intelligent, ciselé, précis, parfait. Mais à l'image, que voit-on ? Un truc rectangulaire et moche qui tombe sur un trottoir, jeté par un bras mou - le son dit "fuck you", l'image ne montre rien de plus que la chute d’un objet. Les dialogues sont censés révéler la fureur sous l'image, malgré sa paresse, sa placidité de premier plan, son urbanité ouatée. Le cinéma sérieux a consciencieusement sorti les costards pour habiller d'importance ses personnages interchangeables, tous assis devant des écrans d'ordinateur. L'aventure se scelle ainsi : une clef usb change de main. C'est le moment dangereux du film. Le reste n'est que discussions, tables rondes, immobilité. 
A quoi ressemble le monde filmé par ce cinéma ? A une grisaille teintée de taches de couleurs. Il n'y a guère que les écrans d'ordinateur et les feux de la circulation qui décorent l'image, la parant d'un mystère moderne et froid. Les hommes ne sont rien que des silhouettes sur lesquelles se reflètent ces lumières ternes. Si la spéculation boursière fait ici l'objet d'une sévère dénonciation, il s'avère peu à peu que l'intrigue elle-même est une spéculation, du flan, aléatoire, respectant certes des règles précises, mais ne les modifiant jamais, promettant plus qu'elle n'est capable de donner. Rien à voir avec Lanval, ce chevalier oublié du Roi Arthur, lequel avait attribué à tous ses vassaux un fief et une épouse, sauf à lui. A Lanval apparaît l'autre monde d'Avallon sous la forme d'une femme aimée, au héros de Margin Call ne revient que le souvenir d'un pont construit au-dessus de l'Ohio faisant office de parabole : du temps où le travail consistait à produire des choses concrètes... Le double-fond de la nostalgie est bien pratique.

Comment, dans une fiction de bureaux et d'écrans, un personnage s'incarne-t-il ? Comment le dialogue n'obstrue-t-il pas toutes les chances de le voir se révolter ? Les mots qu'on entend certes indiquent, expliquent, donnent des raisons à ce qu'on voit d'être si moche et mou, pourtant ça reste moche et mou, et il n'y a aucune tension palpable vers un sublime à conquérir.

vendredi 4 mai 2012

Deux mots sur Ave de Konstantin Bojanov

1. Le cinéma accueille mieux le malgré que l'évidence. Il y a, au cinéma, une telle épaisseur de signes que l'évidence fait cliché, redondance, et le malgré fait sens, parce qu'il relie des mondes inattendus, des niveaux d'interprétation, des images, des voix. La scène qui illustre le mieux ce fait est celle du camion où le conducteur parle anglais. Ave parle anglais elle aussi, mais le garçon qui l'accompagne, Kamen, non. La conversation entre Ave et le conducteur se fait donc aux dépens de Kamen - et l'implique tout à la fois. Si bien que les images se dédoublent. En ce sens on peut dire que la grande ressource formelle du cinéma européen est sa diversité linguistique : les sous-titres réunifient ce qui dans l'image est clivé.


2. Le road-movie est un changement de décor permanent pour des situations très basiques : un dialogue, un repas, une nuit et comment l'habiter... Au fond, il s'agit d'une série de rendez-vous improvisés. Ici, le genre révèle d'autant mieux sa structure qu'il s'éloigne de son mythe, l'espace américain, pour investir une grisaille bulgare laissant toute la place aux hommes. Aussi voit-on dans Ave des figures qui, par leur déplacement et leur façon d'habiter les espaces provisoires du film en mouvement continu, tentent de devenir des personnages. On a d'un côté une fille avec un sac Jamaica et un nounours pendu à la ceinture (le personnage est immédiatement dessiné), et de l'autre un garçon en tenue de combat ordinaire, jean et blouson, capuche et sac à dos, mutique, dont on sait seulement qu'il peint. Le mystère, c'est lui. Elle, par sa mythomanie, épaissit un peu mieux ce mystère, et rend plus fragile encore sa condition de personnage. Il y a celui qui ne dit rien et celle qui ne dit pas la vérité. La possibilité du mensonge annule ainsi tout appel à un passé qui ferait office de valeur ou de raison. Le film, d'abord, ne règle rien, mettant en place les conditions d'une rencontre qui pourrait tout supplanter - mettant en place, en fait, les conditions du cinéma. Mais très vite il s'englue dans la pâte molle de sa narration : le background envahit l'écran, au point que le cinéaste finit par abandonner le présent de son film. Le grand pourquoi des images a fini par engloutir celles-ci. Tout n'est plus qu'exécution.