mercredi 29 février 2012

Une histoire vraie - David Lynch - The Straight Story - 1999

David Lynch n'est peut-être pas un metteur en scène au sens où on l'entend souvent, c'est-à-dire quelque chose qui serait plus proche du statut de magicien que de celui d'être humain. Une histoire vraie en est la preuve : Lynch n'est pas une valeur ajoutée. Il ne peut pas s'emparer de n'importe quel scénario débile et réaliser un chef d'oeuvre. La puissance de son cinéma tient aussi à la qualité des histoires qu'il raconte. La pertinence de son travail est liée à un ensemble de données qu'habituellement il contrôle et rassemble selon ses désirs. Ici, Lynch aux commandes d'un film Sundance ne fait rien d'autre qu'un film Sundance un peu mou, vaguement étrange, franchement ennuyeux, et pantouflard comme un album de country pour supermarché. La notion d'auteur ne convient pas à ce cinéaste.

Pourtant, elle transparaît. Le premier réflexe lynchien saute aux yeux dès la première scène : la contiguïté. Tout se passe à côté de ce que nous voyons. Une voisine obèse bronze dans son jardin, et tandis qu'elle va chercher des gâteaux, un homme tombe, que nous ne voyons pas. Pour un scénario plein de bons sentiments, la contiguïté n'est alors plus cette confusion entre la séparation et le lien, mais plutôt une manière un peu habile de décaler la narration. Un peu habile seulement. Le cinéma de Lynch est habituellement tout autre : abscons dans ce qu'il raconte, mais toujours efficace - jamais larvé, torve, ou sournois, plutôt brutal, constant, et batailleur. Comment se battre face à un scénario si niais ? Lynch n'a pas trouvé. Alors il a joué à l'auteur. Il a collé de la contiguïté - du lynchéisme - sans passion. Il colle aussi - en bon auteur - une maison en feu, comme dans bon nombre de ses films. Seulement, ici, c'est un exercice pour pompiers. Le film lui-même n'est-il qu'un exercice ? Et à quoi bon ?

Lynch aurait pu s'emparer d'Une histoire vraie pour faire prendre à son art un tour nouveau, si, selon cette idée de ligne du voir développée dernièrement à propos de Blue Velvet, il avait considéré la trajectoire d'Alvin sur cette longue et droite route américaine comme la conquête d'un contre-champ. Lyle - le frère avec lequel Alvin s'est fâché et qu'il s'agit ici de rejoindre - est sans doute le contre-champ perdu du héros. Mais on aurait aimé voir, de part et d'autres de cette route, la façon dont le contre-champ a été vidé, neutralisé, mis à distance par les années. Au lieu de quoi le scénario joue la carte du remplissage, alignant les anecdotes pour nous donner à entendre la vie banale d'un vieil homme ne cherchant pas à s'affranchir de cette banalité quasi-culturelle (la famille est un fagot, Dieu est bon, la mort peut être douce pour ceux qui n'ont pas péché, et la culpabilité ronge le coeur de tous : soit le programme complet de tout sermon Sundance qui se respecte, concluant sur un pardon silencieux qu'on confond avec un silence pardonnant). On aurait aimé voir le déficit de vision d'un homme pris dans la chaîne d'aucun désir, et comment cet homme réinvestit le visible, se remet sur la ligne, se déplace entre deux mondes que son existence à la fois sépare et réunit.

Car l'homme, pour Lynch, est sans doute une limite - un point de jonction et une limite. Se faire frontière, tel est l'enjeu de certains héros lynchéens saisis par l'effroi ; ou bien, pour ceux qui vivaient trop tranquillement dans la peur sans le savoir, il s'agit de comprendre qu'on ne peut faire partie d'aucun monde, et que tout bascule, sans cesse, d'un côté et de l'autre de cette ligne sur laquelle nous nous tenons sagement. Ce qu'on comprend peut-être, en voyant Une histoire vraie, c'est que la ligne jaune des routes américaines est ce qui semble avoir structuré l'art de David Lynch : c'est la question des flux et des états qu'on traverse, de la ligne et du segment, de la tenue et de la dissolution, du désir et de sa perte, de la constance et de son intermittence. Pas d'égarement, mais des bascules. Des états très unis, mais des états quand même.

mercredi 22 février 2012

Elephant man & Blue Velvet - David Lynch (1980 & 1986)

La deuxième saillie de Blue Velvet, après le gag de l’arroseur arrosé foudroyé, nous met en garde : n’écoutez pas. Une oreille a été trouvée dans l’herbe, arrachée. Quel organe reste au cinéma ? L’œil – nous sommes de l’autre côté du Chien Andalou* – et maintenant voyez. Voir est une action. Le cinéma de David Lynch est celui d’un bonimenteur malade, qui met notre œil en appétit en découpant une oreille, qui place dans ses plans des figures improbables pour éclairer la figure centrale, qui pose un drap sur la tête d’un homme-éléphant et joue avec son ombre pendant trente minutes avant de nous le présenter, crûment ou presque, brutalement en tout cas, puisque son vrai visage n'apparaît d'abord que mis en scène dans une sombre histoire de soubrette apportant sa pitance au chevet de celui que tout le monde craint et que tout le monde désire. C’est donc un cinéma qui attire l’œil, le dilate, et puis lui fait subir des saillies prodigieuses telles qu’il n’en attend plus.

Voir est une ligne séparant deux espaces : d’un côté il y a l’invisible, l’inimaginable, l’interdit (qui est bien sûr la première chose qu’on voit, qu’on imagine, et vers laquelle on va) – on pourrait parler de pôle positif ; de l’autre il y a la réserve, la peur, l’effroi – pôle négatif : les deux s’aimantent, et si voir les sépare, voir les réunit également car, si l’invisible finalement vu crée de l’effroi, c’est peut-être aussi l’effroi qui tenait invisible ce qu’on a finalement vu**. Voir l’œuf et voir la poule, et se tenir sur cette ligne du voir, entre l’œuf et la poule, au temps présent, et dans la confusion des origines et des fins, dans l’échec à comprendre ce qui est cause et ce qui est conséquence, dans ce lieu où les images se succèdent hors-logique, selon des associations non explicatives mais jamais dénuées de sens. Jeffrey ne sait plus pourquoi il est dans le placard de Dorothy – l’est-il parce qu’il la désire, ou bien parce qu’il craint Franck ? Désire-t-il Franck, craint-il Dorothy ? Et cette jeune fille qui l’attend dans la voiture au bas de l’immeuble, pourquoi n’est-il pas avec elle ? A-t-il peur de son amour ? Mais son amour est né parce qu’elle l’accompagnait dans ses recherches, alors continue-t-il ses recherches parce qu’il veut continuer de la désirer ? C’est toute une mécanique du désir qui se met en place.

De la même manière que Blue Velvet, Elephant Man jette un trouble sur les causes et les conséquences. John Merrick, l’homme-éléphant, est-il à l’hôpital parce qu’il craint la roulotte foraine ou parce qu’il aime le médecin mieux que le bonimenteur qui le frappe ? Ou bien est-il à l’hôpital parce qu’il aimait tellement le bonimenteur qu’il s’est laissé frapper par lui ? Et quelle est la différence fondamentale de regard entre celui que portent sur lui les scientifiques émerveillés par son corps inguérissable et celui des badauds qui veulent connaître le frisson de leur vie ? Tous paient la même somme, tous se tiennent sur la même ligne de jonction/démarcation. Mais, dans un cas, l’homme-éléphant meurt jeune, tandis que dans l’autre il vit un peu plus longtemps (et peut donc rapporter plus car être exploité plus longtemps). Est-ce que c’est la façon dont on traite l’objet du désir qui change la nature de ce désir ? Et est-ce qu’un même objet n’induit qu’un seul et même désir ? Il semble bien pour Lynch que Elephant Man ait ouvert, malgré sa facture classique un peu corsetée, tout un pan de réflexion sur le cinéma, en répondant aux questions que le scénario, habile, posait, et en y répondant de façon très deleuzienne : il n’y a pas d’objet de désir, il n’y a que des agencements. Ce ne sont pas les objets qu’on désire, mais bien la façon dont on va les comprendre et les retourner, et les intégrer à une vision globale.

De part et d’autre de la ligne du voir, il y a l’affect et il y a la mise en scène. Le cinéma de David Lynch n’est ni l’un ni l’autre. Le cinéma est cet espace divisé où voir est rendu nécessaire. Ni affect ni mise en scène ne suffisent : il faut, pour le cinéaste, tracer aussi une ligne sur laquelle le spectateur puisse se tenir. On dit de Lynch qu’il est doté d’un imaginaire fort. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire qu’il dispose, dans ses films, des figures dont les spectateurs peuvent s’emparer. Je connais beaucoup de gens qui, après avoir vu un film de Lynch, ont rêvé d’un des personnages du film. Or cela ne tient pas, je crois, aux figures elles-mêmes (un bonhomme aux lèvres trop rouges avec un caméscope à la main, ou une femme qui fait danser ses yeux globuleux, ce n’est finalement pas grand-chose), mais bien à la façon dont David Lynch rend possible l’appropriation de ces figures : le spectateur les ramène à la maison, et les dispose dans son délire à lui, dans son désir. Le cinéma de David Lynch, s’il joue, en effet, sur les codes de l’imaginaire, est avant toute chose érotique, au sens où il se dissémine.***

Aller vers l’érotisme, c’est investir l’effroi. Prendre part à l’horreur : tel est l’apprentissage des héros lynchiens, si bons et si purs que le moindre dérèglement les bouleverse. Laura Dern ne verra plus jamais les rouge-gorge comme de simples symboles : ils ont dans le bec des vers qui se trémoussent avant d’être engloutis. Alors l’amour qu’ils symbolisent est entaché d’une cruauté acceptée, cruauté qui est la condition-même du désir. L’homme-éléphant est quant à lui tellement gentil, tellement incapable de la moindre cruauté, qu’il se retrouve incapable du moindre désir, sauf s'il est poussé dans ses retranchements, poursuivi par des enfants dans des pissotières londoniennes, ou au seuil de sa vie face à une cathédrale en carton qu’il a construite parce qu’il n’en voyait pas la totalité depuis la fenêtre de sa chambre. On en vient même à se demander si la cause de sa difformité n’est pas précisément une incapacité à se défaire d’un fantasme de pureté, à aller au-delà d'une déception fondamentale ("alors la vie c'est ça ?"). Aussi le monstre est-il d’autant plus monstrueux qu’il essaie de ne pas l’être et se heurte sans cesse à l’impossibilité d’éprouver quoi que ce soit d’efficace pour investir cette vie, ce monde, ce temps. Le monstre est celui qui ne nous désire pas, qui ne nous comprend pas dans son désir. Qu’on mette face à lui un miroir, et on lui fera alors la pire offense qui soit : il réalisera brusquement qu’il n’arrivera à rien, puisqu’il ne peut se voir et s’accorder aux quelques petites choses de ce monde qui lui plaisent. Il est exclu de son propre désir, exclu de tout miroir, comme le vampire, comme la plupart des monstres.

Il faut dire qu’il y a un terrorisme du désir (au même titre qu’il y a un terrorisme du réel, et désir et réel ont, pour Lynch, tout à voir, comme l’érotisme et la normalité, comme le bonheur et la conformité). L’invisible est très vite atteint. Qu’il s’agisse de Dorothy Vallens ou de John Merrick, de la pute ou de l’éléphant, on entre dans la chambre de la première aussi facilement que dans celle du second. L’un comme l’autre ont cette particularité de détourner en direction de leur personne tout un monde, voire plusieurs qui s’affrontent. Ils donnent l’impression d’être cause et conséquence de toutes les violences, de toutes les cruautés. Si bien que David Lynch n’a plus qu’à esquisser les mouvements de ces mondes : personnages ivres que l’ivresse a figés, tête de mashmallow et voix de démon, femme et bûche, monosourcil et béquille, autant d’associations/dissociations que l’image incorpore sans pour autant définir leur rôle. Nul besoin. La présence de ces êtres n’intéresse qu’en tant qu’elle désigne le début d’un monde désirant, les premières formations d’un désir, comme des incitations à les prolonger. Cette image d’un camion chargé de bûches passant devant un diner n’est désirable que parce qu’elle est prise dans un ensemble ; ce petit spectacle scintillant auquel assiste l’homme-éléphant n’est soutenable que parce qu’il est un élément au sein d’un tout dont le spectateur hérite. L’incomplétude, que Lynch développera plus encore dans les films suivants, sera, après la saillie, le deuxième mouvement de son cinéma. C’est à une drôle de transformation que nous avons assisté avec ce cinéaste : de films en forme de bite, durs et giclants, brusques et pénétrants, nous avons peu à peu glissé vers des films très ouverts, très humides et pleins de vagues étranges et lentes ; nous sommes pourtant restés sur cette même ligne : c’est sans doute qu’elle fait se rejoindre, outre l’invisible et l’effroi, ou l’affect et la mise en scène, les genres, les sexes.

*L’oreille coupée contre l’œil tranché du Chien Andalou : le cinéma de David Lynch est-il une alternative au surréalisme ? Un prolongement ? Le drap sur la tête de l'homme-éléphant appelle-t-il celui des amants de Magritte ?

**Voir est donc une action, mais celle-ci génère du statisme, c’est-à-dire un état, lequel contribue à l’action – en effet quoi de plus utile au délire érotique qu’un public ? Si voir est une action statique, l’état du voyeur est actif – et même son statisme l’est, dans le sens où il participe à l’action : que l’homme-éléphant vienne assister à la représentation d’une pièce de théâtre donne du sens, et donc une cause, à la représentation de cette pièce (« nous jouons pour l’homme-éléphant », dit approximativement l’actrice émue, au point que le public se lève et se tourne vers le spectateur singulier comme s’il était lui-même le spectacle du soir) ; de la même façon, dans Blue Velvet, que Jeffrey Beaumont soit caché dans le placard de Dorothy Vallens tandis que Franck Booth ordonne à celle-ci de ne pas le regarder, et qu’elle le sache, donne aux yeux fermés de Dorothy une valeur érotique supplémentaire : elle peut se laisser aller totalement à la démence de son amant, puisque quelqu’un voit pour elle (comme si elle avait mis sa conscience de côté).

*** Et il est lui-même le résultat d'une dissémination. En effet il y a sans doute beaucoup de Fenêtre sur Cour dans Blue Velvet. Et Hitchcock et Lynch ont ceci en commun d’avoir moins cherché à montrer comment ils prennent du plaisir qu’à placer les spectateurs au sein d’un dispositif, assez rigide, où ceux-ci peuvent encore désirer parce qu'on ne cherche pas à leur faire croire qu’ils ne sont pas au cinéma et qu’ils vont bientôt toucher les seins de la star alors que c'est une autre star qui les touchera. Hitchcock et Lynch ne se masturbent jamais devant les spectateurs, mais ils mettent devant les yeux de ceux-ci des images, des situations, des figures et des émotions qu’ils vont vouloir former et éprouver à leur tour, à leur manière, et quand ils veulent. Aussi les films de David Lynch ne cherchent-ils pas à attirer à eux le désir présupposé du spectateur en le déterminant, mais bien à se laisser traverser par ce désir quel qu'il soit, voire à le susciter - ce qui donne lieu, évidemment, à de nombreux malentendus (le cas Inland Empire est en ce sens frappant).

vendredi 17 février 2012

Sailor et Lula - David Lynch - Wild at heart - 1990

J’ai longtemps tourné autour de Sailor et Lula comme autour d’une énigme : le film me paraissait cynique, à peu près aussi complaisant que n’importe quel navet vaguement stylisé des frères Coen, je ne voyais pas ce que ça venait faire dans la filmographie de David Lynch. Je me trompais. Il avait tout à faire là, amorçant ce travail de sorcière du contre-champ que des films comme Lost Highway ou Inland Empire magnifieraient par la suite. Quant au cynisme, il n’en était rien. J’en suis à peu près sûr aujourd’hui : il n’y a pas plus grand film d’amour que Sailor et Lula, pas plus simple que cette histoire d’une jeune fille qui veut que son amant lui chante « Love me tender », enfin, malgré la peur qui les cerne, malgré la malédiction qui trouble et segmente la ligne de leur fuite.

Cette malédiction s’incarne par les inserts et contrechamps d’un cinéma qui invente un langage haché, troué, court-circuité. Il y a une histoire d’amour entre un homme et une femme qui ne se sépareront jamais, et il y a toutes les histoires que ces amants traînent derrière eux (en regard d’eux, pourrait-on dire) comme l’inextricable réseau d’un mauvais sort. Ils s’aiment et ne font que s’aimer – les contrechamps jouent la surprise : ils ne s’effectuent pas sur le même territoire que celui des amants, mais la mère, le tueur à gages, la femme qui boîte, l’incendie du passé, et la main planant sur une boule de cristal s’insinuent, se fraient un chemin jusqu’à eux, par la seule grammaire du cinéma. Il y a une histoire simple et droite, et il y a tout un univers qui voudrait s’emparer de cette histoire pour en faire autre chose, changer la direction, la détourner de l’absolu qu’elle vise - certains plans sont comme des puces sur le dos d'un chien, plans parasites qui n'expliquent rien, ne peuvent prétendre compléter une figure déjà complète, et qu'il faut donc éradiquer. Les héros sont sauvages de cœur et tiennent leur amour droit, jusqu’au bout, jusqu’à ce que plus rien ne puisse entre eux s’insinuer : « Love me tender » est le contrepoison définitif, le sésame ouvrant et refermant la porte de ce monde clos et parfait vers lequel le film tend, ne souffrant plus, dès lors que la chanson est dite, d’un contrechamp d’angoisse et de brutalité. C’est comme s’il y avait l’image d’un homme et d’une femme s’embrassant qui servirait de table, par sa platitude, au tirage d’un tarot de mauvaise augure.

David Lynch abat toutes les cartes de son tarot fou avec une violence souvent sidérante confinant à l’incantation maléfique. On se croirait en Californie, près d’un feu autour duquel danseraient des chamanes pop et bio. Les figures les plus américaines sont convoquées mais jamais moquées : il y a des sorcières et des tueurs à gages, des pères présumés dépressifs transformés en torche humaine et des mères possessives poussant des cris devant leur miroir en se barbouillant de rouge à lèvres ; et si on sent souvent dans ces figures une détresse presque insoutenable, c’est parce que chacune d’entre elles tendait vers l’extase mais s’est arrêtée en route. L’extase n’a pas été atteinte. Ne reste plus, pour vivre, que la monstruosité. Les grimaces qu’elles font toutes sont les signes de ces détours qu’elles ont pris – leurs visages ont pris les mêmes détours que leurs vies. Harry Dean Stanton, en amant transi pleurant soudain parce qu’il sait que sa passion le conduit vers la mort et parce qu’il l’accepte, est l’un des monstres de ce film : l’amour ne viendra pas, on ne lui chantera pas « Love me tender », le documentaire animalier sur les charognards aura pris possession d’un être appâté par la grâce avant qu’il ne l’atteigne. C’est l’inverse d’un film cynique : on ne sait jamais ce qui est le plus terrible, entre les monstres convoqués et l’amour des amants en fuite, laissant derrière eux des âmes en peine qui ne cherchaient rien d’autre que ce même amour. L'aliénation est toujours possible, toujours en embuscade au contrechamp des êtres les plus simples.


mercredi 15 février 2012

Go Go Tales - Abel Ferrara

Go Go Tales a pour socle la langueur d’une compilation – les numéros, les gags, les visages et les musiques s’alignent, selon le principe de la liste plutôt que selon celui de la progression dramatique – socle un peu fragile, ouaté, d’un show à l’américaine, où l’on vient passer le temps, dilapider les forces, plonger dans le fantasme et en sortir intact (de la même façon que le fantasme reste intact et peut ainsi chaque jour recommencer – show must turn on – Abel Ferrara ne filme qu’une journée de la vie de ce club de strip-tease miteux, et il n’a pas besoin de filmer la suivante, on sait qu’elle sera en tout point identique à celle à laquelle nous venons d’assister, à quelques variations près – les monstres n’auront peut-être pas les mêmes visages, mais ce seront les mêmes peurs qui surgiront). Le film prend sans cesse le risque de ne pas valoir mieux que deux heures de glandouille sur Youtube. Mais la mise en scène, vive et libre, pratique l’oxymore, révélant dans la platitude le gouffre, dans l’ennui l’euphorie, dans le lisse le mort, dans la durée la menace d’un arrêt, et dans l'infini une issue.

On connaît la propension d’Abel Ferrara à filmer les espaces, à glisser d’un être à un autre, embrassant par ce geste un monde, qui fait moins séparation que réseau, impasse que circuit (Ferrara n’est pas antonionien, il est l’un des rares cinéastes contemporains à ne pas l’être). Ici, dans Go Go Tales, toutes les femmes sont reliées à Ray Ruby, le patron du Paradis. Tout converge vers lui, tout est le fruit, pauvre et pourri, de son imagination un peu débile mais tenace. On avait rarement aussi bien utilisé les écrans de surveillance (Redacted, de Brian de Palma, peut-être, parvenait à leur faire raconter quelque chose) : ils sont parfois dans l’image, et parfois sont l’image elle-même, sans règle vraiment perceptible, sans principe clair ; ainsi ne font-ils pas discours (il n’est pas question de raconter l’histoire d’un homme qui veut tout contrôler) mais impression (il est plutôt question de raconter l’histoire d’un homme qui pourrait se passer de tout, mais qui est pris dans un réseau de gains et de pertes, de dettes et de victoires, de chutes et de dépassements de soi - un homme obsédé, sans qu'on sache jamais si cette obsession est bonne ou mauvaise). Ces écrans, filmant chacune des pièces du Paradis, sont le petit monde de Ray, menaçant son créateur de se rebeller contre lui (les danseuses n’ont pas été payées depuis 48h, elles s’apprêtent à faire grève), autrement dit menaçant de lui échapper. La caméra d’Abel Ferrara filme tout ce qui éloigne un homme de son monde rêvé, et n’a jamais mieux parlé de l’empêchement que sous cette forme comique. Car la forme comique, ici, prend de nombreux aspects de cinéma : screwball comedy, cabaret, film érotique, et même film d’horreur avec l’arrivée de la propriétaire qui n’est pas sans rappeler les incises brutales de Driller Killer. Et l'humour développé dans cette chose quasiment sans tenue est moins la prise en compte par la dérision d'éléments habituellement sérieux, que l'extrême amour qu'on peut porter au dérisoire, à trois strings dorés éclairés par un spot rouge, à une actrice mal maquillée, ou à une blague sur le pastrami et Hillary Clinton. Le geste de Ferrara est un renoncement : tout son talent au service de ça, de ce seulement ça qu'il aime tant. Entre les meurtres à la perceuse (Driller Killer) et les atermoiements d'un policier au sujet de Dieu (Bad Lieutenant), il a enfin choisi. Il a cessé de se croire génial, il peut le devenir.

Le Paradis est menacé de fermeture (le film, dans l’usage qu’il fait de ses signes et de ses symboles, est extrêmement naïf, et cette naïveté crée à l’image beaucoup de joie et peu de lourdeur, au contraire des plus sérieux Bad Lieutenant ou Mary) : seul un ticket de loto gagnant pourrait sauver le rêve de Ray Ruby. Tout le film va être la recherche de ce ticket gagnant, tandis que le show est maintenu, gogo-dancing d’abord, agence de talent ensuite, comme tous les jeudis soirs, car Ray veut laisser aux filles leur chance, lesquelles passent du string au tutu, avec tous ceux qui le désirent, tous ceux qui avant de monter sur scène peuvent se dire : « tu as un secret, tu es beau ». Ray a un secret : il joue, et il aime ça. Tout l’argent du club passe dans le jeu. Il rêve devant le slogan « win for life ». Il ne pense qu’à ça, même s’il chante aussi, parfois, et amuse la galerie. Et la menace sur laquelle l'histoire du film repose est moins extérieure, économique (ces touristes Chinois qu’on n’arrive pas à attirer sont finalement aussi peu dangereux que cette propriétaire certes gueularde mais attachée à Ray et à son côté « born-loser »), qu’intérieure : c’est l’addiction de Ray qui sépare peu à peu celui-ci de son rêve. Le problème est posé sans puritanisme : cette addiction est peut-être plus importante dans la vie de Ray que ce rêve un peu raté. Aussi doit-il chercher le ticket gagnant - autrement dit la névrose épanouie, la démence faite puissance d’agir et d’exister. Ferrara, en plus de filmer ce qui circule entre les êtres, filme également ce qui sépare un homme de lui-même, un homme d'un acte et d'une affirmation. Et quand l’homme rejoint l’événement tant désiré (au moment où il a renoncé à tout), c’est une scène bouleversante. Il a pris le risque de finir. Tout va pouvoir se transformer.

Ainsi le cinéaste dessine-t-il un monde fantasmatique, mécanique, psychologique, et hiérarchique, avec une bête histoire de ticket de loterie. Les liens entre les êtres humains sont très clairs, souvent très beaux parce qu’absolument misérables, comme cet employé dévoué qui change les tubes de la machine à UV contre des tubes à néon par souci d’économie, ou cette rencontre amoureuse entre Matthew Modine et Asia Argento, embrassés puis réunis par un mouvement de caméra improbable ne s’arrêtant pas sur les personnages, mais sur leurs chiens. Dans Go Go Tales, tout est toujours à côté du sublime, tout est raté - les aspirations sont absolues, mais les moyens mis en oeuvre pour accéder à cet absolu ne correspondent pas. Encore une fois, c'est d'écart qu'il s'agit : l'écart est grand entre la beauté rêvée et celle qu'on a trouvée, et qu'on aurait appelée laideur si on l'avait rêvée. Et c’est de ce ratage que Ferrara s’empare pour dessiner un superbe (auto)portrait en forme de comédie qui finit bien, où le spectacle est permanent, mais la grâce jamais certaine. Tout ce par quoi il faut passer, d’errances, d’atermoiements, de négociations avec soi, pour finalement créer quelque chose d’idiot mais quelque chose en tout cas, quelque chose qui nous ressemble – et peut-être est-ce parce que cette chose sera ratée qu’on pourra s’y retrouver.

mercredi 8 février 2012

La folie Almayer - Chantal Akerman

Que raconte Chantal Akerman ? Que la folie ne fait pas récit, mais plutôt comme des gouffres, comme des petites bulles d'opium dans le récit ; que la folie est un écart, un suspens. D'accord. Mais une fois cela posé, qu'en fait-elle ? Elle continue quand même son récit, dans lequel elle insère quelques tours de force – comme au cirque les numéros s’accumulent. Et ça, ça ne va pas.
C'est très troublant de voir un film si guindé réalisé par une si grande réalisatrice. Elle filmerait son orteil pendant deux heures, on irait le voir. Mais il semble que Chantal Akerman ne s'autorise rien. Qu’il lui faut Conrad, la permission Conrad, l’autorisation littéraire pour faire encore du cinéma.
La question que je me pose, en voyant La folie Almayer, c'est la part de responsabilité du mode de financement des films en France. Qu'est-ce qui était exigé par les subventionneurs, qu'est-ce qui était l'exigence de la cinéaste ? J'ai eu l'impression de ne voir que des compromis. Et qu'on en vienne à voir ça même dans un film de Chantal Akerman, c'est grave.
Je vois, parmi ces compromis, beaucoup de dialogues inutiles et d'explications vaines. Je vois un personnage qui dit "tu ne seras jamais des nôtres", mais je ne vois pas ce que sont "les nôtres", ni ce que sont les autres. Je ne vois rien, j'imagine un livre, et le film existe à peine. Existe d'autant moins qu'il cite, passe tout son temps à citer, les cinéastes contemporains qu'il faut avoir vu. Et ça témoigne d'un rapport à la culture qui est un rapport d'écrasement, encore. Je me demande quand les cinéastes pourront lire des livres sans baisser la tête, pourront voir des bons films sans avoir envie de reproduire leur beauté (merci Tsai Ming Liang, merci Apichatpong Weerasethakul, les emprunts sont nombreux, on pourrait parler de reproductions, d'un travail de copiste par moments).
Il y a des scènes que j'aime, par exemple celle où les personnages accostent sur la plage blanche - le rapport de la plage et de la mer et du ciel est très fort esthétiquement, et puis les personnages se mettent à parler et c'est catastrophique ; en vérité, ils ne parlent pas, ils font référence à quelque chose qui est dans le livre mais qui n'est pas à l'écran. Ou alors, ils poétisent : "le soleil est froid". Je ne comprends pas ce que sont ces dialogues. Je ne comprends pas pourquoi, une fois qu'on a déjà bien décroché du récit - ce que ne cesse de provoquer Akerman - pourquoi est-ce qu'on ne va pas ailleurs ?

lundi 6 février 2012

Tahrir, place de la Libération - Stefano Savona - Tahrir, Liberation Square

Comme dans Palazzo delle Aquile, grand prix du festival du Cinéma du Réel l'année dernière, c'est d'occupation qu'il s'agit. La mairie de Bologne et la place Tahrir, lieux habités jusqu'à ce que l'ordre établi soit renversé - ou pas. On bâtit un nouvel ordre, une nation en plus petit, il y a les jours et les nuits, ce qu'on se dit, ce qu'on mange, comment on dort. Tout est à refaire.
Mais Tahrir offre moins de contrepoint que Palazzo delle Aquile. Le cinéaste est seul cette fois, immergé. Son action est moins d'observer et de dramatiser que de participer à l'événement se jouant autour de lui. Et cela est d'autant plus troublant que de cet événement n'émerge finalement aucune figure individuelle : il n'y a que du collectif, qu'un grand ensemble mouvant, et l'individualité ne subsiste que dans l'intimité des nuits sur la place, où on lit un poème, où on parle de ce qui a conduit les uns et les autres jusqu'ici, où on décide soudain de prendre la parole, et où la parole tente l'Histoire. Les hommes essaient d'être des livres, et pas des noms en première page.
Alors, de cette révolution déjà beaucoup filmée, Savona ne tire rien de plus que des images supplémentaires. C'est son talent de cadreur qui séduit, la qualité de son image, et son regard rarement dupe, jamais affecté, et tentant de recueillir avec le plus de précision possible tous les affects que l'événement brasse.

dimanche 5 février 2012

Hanezu, l'esprit des montagnes - Naomi Kawase - Hanezu no tsuki

La caméra de Kawase est en embuscade dans les détails, attentive à tout ce qui survient - mais "attendre suffit-il ?", demande le petit garçon face caméra, génie sorti des images. Il pose la question pour le récit, il la pose aussi pour la mise en scène : la contemplation de l'invisible aurait sûrement conduit la cinéaste vers le maniérisme, mais il n'est plus question de contempler à présent, il est question de ramener l'invisible dans le champ.

La discrétion n'a jamais été l'objectif de Kawase et l'est de moins en moins. On sent la cinéaste derrière chaque plan - plus précisément : on la sent se jetant dans la scène avec sa caméra, ramenant d'une situation fabriquée des images presque volées. La cinéaste est moins derrière le plan que parmi celui-ci, lâchée comme un esprit tantôt doux tantôt furieux, mais toujours dansant, au milieu des images ou dans les coins. Elle n'est pas peintre : elle ne projette pas devant elle, sur une surface plane, ses visions, elle les saisit dans leur mouvement même, dans leur apparition. Elle vient au-devant de la naissance de ces visions. Il n'y a pas plus 3D que ce cinéma-là.

C'est un scénario classique, voire corseté, qui sert de trame à ces fulgurances. Esthétiquement, c'est l'affrontement de deux couleurs, le rose et le vert. Le rose, c'est l'aube, c'est la fleur, c'est le foulard, c'est tout un tas de petits éléments, et le vert, c'est la forêt. Le vert est le corps, le rose est la teinte. Le brun terreux est le conglomérat de fantômes sur lequel ces couleurs tiennent. Le film navigue, moins symboliste qu'élémentaire, parmi ces couleurs. Il y a, perceptible à chaque instant, une sensibilité extrême aux éléments naturels : c'est le vocabulaire de chaque image, c'est aussi parfois la syntaxe du film, laquelle est sans cesse trouée de perceptions, notations, ou visions qui surgissent. C'est une très vieille histoire (brune), narrée comme s'il s'agissait d'une forêt très peuplée (verte), mais la cinéaste ne s'interdit jamais de la teinter (rose). Kawase épouse ce rose qui est la surface du film. Elle se tient là, au niveau de la peau. Le film n'est qu'un temps du cinéma, ce que nous voyons n'est qu'une strate d'une géologie plus vaste.

Naomi Kawase invente le film le plus léger du monde. Le plus quotidien et le moins banal : le moins soumis à l'ordre du quotidien, le plus curieux des mystères de celui-ci. Une journée, un temps, un repas, une conversation, un baiser, rien n'est linéaire, tout est fait d'arrêts. Qu'est-ce qui s'immisce dans ces arrêts ? Il y a dans le film une fébrilité du visible. Le monde visible s'affole à l'arrivée de la caméra, comme Jean Rouch provoquant la transe en filmant son entrée dans un village pour le film Les tambours d'avant, essai d'un cinéma à la première personne, à la fois "présent et invisible".

Ce qui se précise, dans Hanezu, c'est le rôle que joue la caméra de Kawase. Elle n'est plus seulement l'esprit, car l'image incarne celui-ci désormais. Elle n'est pas uniquement un personnage invisible. Elle est ce rose, cette teinte, ce baume - cette conscience aussi. On a parfois l'impression qu'il s'agit d’un morceau de la conscience qu’un personnage aurait laissé de côté. Une part de lui est là, flottant quelque part dans la scène et observant celle-ci. Il arrive souvent qu'on suive les personnages marchant sur un chemin, puis qu'on les laisse alors qu'ils continuent d'avancer : le film devient témoin d'un temps, et le spectateur habite par la présence (le point de vue) un endroit du récit que le récit déserte - le film fait oeuvre de persistance : nous sommes moins retenus que nous ne retenons. Naomi Kawase nous dit qu'il y a plusieurs temps, et s'ils se rencontrent parfois, nous ne sommes jamais qu'à la surface. C'est là pourtant, à la surface, que tout se précipite. Elle dit aussi que l'espace du cinéma est un volume, qu'il y a des recoins, des zones, des alcôves, des niches - et un film est un parcours dans ce volume.

vendredi 3 février 2012

Les chants de Mandrin - Rabah Ameur-Zaïmeche

Il y a de belles choses dans le dernier film de Rabah Ameur-Zaïmeche, mais il n'y en a pas que des belles.
Il y a, c'est évident, le désir de dire quelque chose de politique, de représenter un autre monde, celui des bandits de grands chemins, flibustiers du réel, pirates de l'Histoire de France, et de faire des ponts avec le présent. Mais cela se réduit trop souvent à une série de postures. Tout est trop évanescent, cadrages, durées, corps, couleurs, tout cela est laissé au hasard - et le hasard ne fait pas l'anarchie, mais plutôt le brouillon - pas le désordre, mais le jugement. Le film n'est traversé par aucune nécessité : il affiche sa couleur et s'en contente. En fait, il y a peu de cinéma. On a plutôt l'impression d'assister à la réunion d'une bande de potes d'extrême-gauche - on connaît bien ces réunions, ce n'est pas là qu'on fait la révolution. Par contre, on y vide quelques bouteilles. Mais RAZ a caché les bouteilles et les fumigènes, il ne veut pas parler d'amitié, il veut parler d'une bande, il veut faire trembler la Terre comme il croit qu'il le fait le vendredi soir au café.
Une forme d'esprit de sérieux plombe le film : ce poids sur chaque mot, chaque geste -
" - Vous campez depuis longtemps ?
- Depuis que nous sommes nés." -
comme si Rabah Ameur-Zaïmeche se croyait seule conscience de gauche du cinéma français. Cette conscience se pare d'atours XVIIème siècle. Jamais le trivial ne se mêle à tout ça. La matière est noble, trop sans doute, Pasolini l'avait compris, on est loin de son cinéma, loin de sa puissance. La musique très cool peine à palier aux faux-rythmes incessants du film, à son esthétique aléatoire, à son jeu d'acteurs épouvantable. Finalement, ce sont les mêmes fêtes qu'à droite, mais pas la même musique qu'on écoute, ni les mêmes noms qu'on cite ("Voltaire : excellent choix!"). Tout est pose, et Mandrin n'est rien de plus qu'une autre idole, une idole bon ton, un Papa meilleur que les Papas des autres.

La viscosité formelle du film devrait relever d'une anarchie de fond : elle met en lumière la paresse à l'oeuvre. Les chants de Mandrin ne sont bons que dès lors qu'ils se contentent de produire des images, les voleurs venant de la forêt et passant par la fenêtre dans la pénombre d'une maison abandonnée, les chevaux dans le soleil, la barricade dressée devant le spectateur... RAZ constitue des figures esthétiques quasi-publicitaires, mais c'est seulement là qu'il excelle, finalement. Les corps mous sont guindés. Que font les acteurs, si ce n'est correspondre (plus par leur gueule que par leur corps, d'ailleurs - comme chez Audiard père) à des présupposés ? Jean-Luc Nancy et Jacques Nolot ont été rameutés : ils estampillent RAZ, on entend retentir le "il est des nôtres" des pochtrons fiers d'être ce qu'ils sont, c'est de la reconnaissance, mais certainement pas du collectif : de l'entre-soi. Cette façon qu'a RAZ de toiser le nouveau venu Nolot en lui tournant autour avec son cheval qu'il ne sait pas monter est invraisemblablement puérile. Le spectateur est accueilli de la même façon : suspect d'abord, puis assimilé. Le ralliement ne fait pas le cinéma.
A un moment du film, RAZ nous montre deux régimes de travail (l'imprimeur et son ouvrier, puis le général et son soldat) face à un même objet (le livre de Mandrin). L'imprimeur dit à son ouvrier qu'il sait celui-ci fier de publier un tel livre (ce qui laisse à penser qu'il l'a lu et qu'il approuve son propos) ; le général dit à son soldat de brûler les livres et préfère qu'il ne sache pas de quoi il s'agit. D'un côté, on a une hiérarchie de la connaissance, de l'autre, une hiérarchie préservant l'ignorance. Malgré tout, c'est le même rapport : le patron a la parole, l'ouvrier se tait. Comme RAZ, qui ne cesse de se filmer, de se donner les meilleures répliques, dans sa bande de voleurs soi-disant sans chef. Les femmes, quant à elles, ne parlent qu'une fois, et c'est pour dire merci parce qu'on les déshabille.

Il y a, dans Les chants de Mandrin, une suffisance un peu pénible, quelque chose de très fermé et très dans l'air du temps, et qui n'invente rien. C'est, finalement, un film capitaliste : un film qui fait état de sa culture comme d'un patrimoine. La première question à se poser, quand on fait un tel film, n'est peut-être pas "qui sont les grandes figures révolutionnaires ?", mais "qu'est-ce qu'un corps révolutionnaire ?" Rarement des personnages à la conscience soi-disant si éveillée ne m'ont paru si endormis.

mercredi 1 février 2012

Moon - Duncan Jones

C’est d’abord la dimension esthétique du film qui séduit : ce robot confident à tête de smiley, un peu sale comme un fétiche adolescent, ou ces moissonneuses sur la surface grise de la Lune et leur ballet lent produisant des flocons argentés, forment très vite un univers cohérent dans notre imaginaire de spectateur. Des codes très connus s’y trouvent décalés. Et la Lune apparaît moins comme un jouet kitsch pour un réalisateur sans idée que comme le point d’incarnation le plus simple d’un propos très ferme et très personnel. C’est souvent ça, la bonne science-fiction : non pas une banale histoire de mœurs se targuant d’étrangeté par l’étrangeté codée des signes qu’elle emprunte, mais des signes devenus banals (quoi de plus rebattu qu’un vaisseau spatial, finalement ?) créant une histoire singulière.
Le propos est lui-même sous-tendu par un art de la paranoïa largement digne de Polanski. Ce sont d’abord de très subtils décrochages et contretemps qui s’insinuent dans le récit, comme sur les vidéos que l’épouse envoie à son mari parti en mission pour trois ans sur la Lune, où l’image saute imperceptiblement, et où dans le coin de l’écran une forme s’agite sans qu’on puisse savoir exactement ce dont il s’agit. Le cinéaste, au contraire de Source Code, sans doute plus produit, ne souligne pas vraiment ses effets – ou, s’il les souligne, c’est pour mieux nous inviter au soupçon.
Et c’est bien de soupçon qu’il est question dans Moon. Soupçon quant à l’identité, à travers une histoire de clonage et d’exploitation salariale. Il n’y a pas d’original, il n’y a que des copies : des hommes dans la Lune, qui n’en sont qu’un, mais tenus séparés les uns des autres, tenus à l'écart du lieu commun qu'ils constituent. Le cinéaste avance par petits pas, comme le premier homme sur la Lune, lentement, flottant, ses armes sont minuscules mais elles sont là : on a l’impression d’une course au ralenti, de quelque chose de très tendu et prenant pourtant le risque de l’étirement. Il y n’y a pas de précipitation, seulement de l’enthousiasme.

Le film pourrait être vu comme le portrait psychologique d’un homme se multipliant à l’infini (c’est-à-dire sans progrès, figé dans une période de trois années de doute et d’interrogations inabouties) et retrouvant toujours ce même sentiment d’éloignement, cette impuissance à rejoindre la femme aimée, cette incapacité à épouser le réel - et même à éprouver la réalité du réel. L’homme devient peu à peu étranger à ses propres souvenirs, jusqu’au point où il comprend que ces souvenirs ne lui appartiennent pas. C’est une vraie rébellion qui s’effectue alors en lui (le scénario prend la pente d’une révolte des esclaves ultramoderne) : il se défait de souffrances qui ne sont pas les siennes, et dès lors se retrouve démuni. Une part de lui doit mourir (celle qui souffrait et vivait sur cette souffrance), une autre peut rejoindre le monde (celle qui s’est rebellée), et toutes les autres sont condamnées à l’inconscience qu’elles ont d’elles-mêmes, puisque c’est la seule chose qu’elles ont été capables de produire. Malgré tout, dans la chaîne, deux clones se seront entraidés, et c’est peut-être l’amitié qu’on a pour soi qui permet de nous affranchir de nous-mêmes. Peu importe à vrai dire : la vraie trouvaille du film, c’est ce robot-smiley, version potache de son aîné psychédélique de 2001, mais dont le ‘programme’ a été compris et retourné.