jeudi 19 janvier 2012

Rattrapages 2011 : Sweetgrass, Xmen le commencement, et Hanna de Joe Wright

Dans Sweetgrass, de Lucien Castain-Taylor et Ilisa Barbash, on suit des moutons pendant deux heures. La dernière demie-heure est belle parce qu'il s'y passe quelque chose, parce que quelque chose de l'ordre de la stridence vient briser l'objectivité plate du documentaire (tendre au monde un miroir, n'a-t-on rien de mieux à faire ?) : en effet l'un des bergers fait une grosse crise de nerfs, insultant moutons, montagnes, chien boiteux, genou mal en point, mère au téléphone, et l'univers dans son ensemble. C'est le climax du film. Sinon, c'est très laid (de beaux paysages filmés avec un mauvais caméscope : ne pouvait-on pas inventer autre chose, une autre manière de filmer ce que le Cinémascope avait déjà montré ? John Ford semble être le garant de l'objectivité documentaire de Sweetgrass.), et sans grand intérêt. En littérature on appellerait ça une description. Ce serait intégré à un ensemble plus grand. Ici, non. Il n'y a de vaste que l'horizon.

X-men First Class est un film qui emprunte la notion actuelle de réseau et qui fait de cette notion (de cette tendance du monde) son mouvement, son postulat, son origine, sa fin, sa transcendance et son immanence, sa tête et ses pieds. Tout le réseau résonne. "You're not alone", entendra-t-on. On se rassure comme on peut - la solitude serait mortelle : si je suis le seul à aimer les collants en latex ou le seul à aimer mettre ma tête dans un aquarium, puis-je survivre ? Non, disent les X-men, il faut absolument que tu te constitues un réseau d'amateurs de collants en latex et d'aquariums. Le fétichiste ne peut plus rester seul : il doit faire troupe. C'est seulement ainsi que le plaisir lié à son fétiche prendra toute son ampleur - sinon, seul, il y aura toujours la honte.
Il y a en figure de proue du film un duo assez ambigu formé par Magnéto et Professeur X. La séquence de recrutement des 'mutants' apparaît comme la compilation de quelques 'dates' assez tordues, vaguement érotiques, où les garçons vont toujours par deux dénicher les perles rares et transgenres. Séquence à la suite de laquelle Professeur X dira, ému : "tous ces esprits que j'ai touchés". J'ai regretté que le film ne creuse pas plus cet érotisme latent, préférant s'abandonner à des scènes d'action pas très réussies, brouillonnes, voire laborieuses (le type rouge qui disparaît et réapparaît où il veut rend tous les combats illisibles).
Le problème des films X-men a toujours été le même : le format "film d'action" ne permet de se concentrer que sur deux ou trois personnages, quand c'est bien l'idée de troupe qui est en jeu. On ne fait jamais qu'esquisser des portraits. Les deux heures conventionnelles peinent à proposer mieux. C'est à Jacques Rivette ou à Bela Tarr qu'il faudrait confier la réalisation d'un tel film, en les laissant libre quant à la durée du métrage. Sinon, comparé à Batman, Spiderman, Superman et autres film de super-héros, X-men sera toujours superficiel, toujours incomplet. Mais peut-être est-ce, là encore, le propos secret du film : un sentiment d'incomplétude qui nous pousserait à nous agréger, à réunir tous ces morceaux d'une identité défaillante. L'homme n'existe pas hors-réseau. Le réseau le remplace.

Pour Hanna, de Joe Wright, il y a peu de choses à dire, si ce n'est que l'extrême stylisation de l'image peine à masquer l'indigence de certains moments de mise en scène. Les personnages secondaires paraissent aussi denses que des figurants. N'est pas Tarantino qui veut. Quant aux personnages principaux, si leur violence réjouit par moments, ils finissent par se perdre dans une narration qui n'assume pas sa ligne droite de film de course-poursuite, et qui s'octroie de trop nombreuses vacances et divagations sans fondement.



Sinon, Cate Blanchett et Michael Fassbender sont des acteurs étranges. Un film qui les réunirait ne le serait pas moins.

samedi 14 janvier 2012

Le cheval de Turin - Bela Tarr - A Torinoi Lo

Au fond, Le cheval de Turin, c’est un film-Facebook. On a tous cliqué I like sur la page officielle de Bela Tarr, alors il nous a pris pour ce que nous sommes : des admirateurs. Et lui, il a cliqué I like sur la page officielle de Nietzsche, et il en a fait un film pour qu’on clique à notre tour. D’ailleurs, il nous donne un bel aperçu de la pensée de Nietzsche en trois minutes et quelques mots-clés, avec la visite d’un poivrot venu changer son statut en direct. Et puis, ce qu’il y a de bien, c’est qu’en gros Bela Tarr, pas du tout poseur, nous explique que Nietzsche on n’a pas compris et qu’on ne comprendra jamais. D’accord. Merci. Toi-même. On sait bien que le cinéma n'a pas de vocation pédagogique, mais il a au moins celle d'inventer. Or Bela Tarr ne fait plus que du Debord lyophilisé pour cinéphiles déprimés, où on mange des patates avec les doigts pour dire à quel point c'est nul la vie le monde le temps qui passe, et pour le dire de façon 'organique'.

On dirait un film fait avec le dégoût du cinéma plus qu'avec celui de la vie. On dirait que dans chaque plan le cinéaste nous dit : « le cinéma c’est pour les nazes, j’aurais préféré être peintre ». Non seulement il n’y a aucune modestie là-dedans, mais en plus il y a un problème : le temps, dans les plans du dernier film de Bela Tarr, ne passe pas, ne traverse pas l'image. Rien ne transforme celle-ci, posée d’emblée comme immuable. Chaque plan est la vision d’un auteur qui s’y croit, qui se la joue définitive et sans appel, mais qui a oublié la notion de durée – ou, plus précisément, qui a fini par croire que la durée n’était là que pour imposer la vision dans la rétine du spectateur soumis. Rien ne la fait bouger. Tout est l’œuvre du maître, sa vision réalisée, mais rien ne s’y passe, rien ne survient. Les plans sont beaux, mais leur beauté s’effiloche, à la manière de ce plan sur un drap blanc fraîchement étendu sur une corde à linge et présentant quelques plis – on les voit, c’est superbe, ça pourrait être une belle ponctuation, mais le cinéaste laisse traîner tout ça, et il n’y a plus de corps dans son film, il n’y a plus qu’une galerie de non-tableaux, de peinture contrariée. Un film qui aurait préféré faire comme le cheval : ne pas bouger.

Bela Tarr a besoin de six jours et deux heures vingt pour éteindre la lumière. C’est trop. Surtout quand on sait qu’éteindre la lumière signifie « fin du monde ». Victor Sjostrom, lui, dans Le vent, n’a besoin que d’une heure et demie et d’aucune musique pour atteindre le même point, sans l’emphase, sans l’écran noir.
Un comble : Bela Tarr montre la répétition pour nous dire qu’il y a répétition. Chantal Akerman, elle, n’a besoin que d’une journée de la vie de Jeanne Dielman pour nous montrer l’insupportable ennui – et en prime, avec les deux journées qui suivent, elle propose la Révolution, pas l’écran noir de dernière année d’études cinématographiques, 20/20 à la dissertation dont le sujet était "quelle représentation feriez-vous de la fin du monde ?"
Sur son compte Facebook, Bela Tarr a écrit : « j’arrête le cinéma ». La fin de son film ressemble à son dernier statut. Nous pensons désormais en statuts. Nous ne produisons plus que des statuts. Nous ne pouvons plus rien inventer, et la seule question qui tient, c’est : rester sur Facebook ou pas ? Mais que Bela reste ou parte, rien ne changera, les aphorismes nietzschéens auront été changés en statuts.
Le film est d'ailleurs construit comme une série de statuts : Bela Tarr en ras-le-bol de tirer sa charrette, Bela Tarr déteste les patates chaudes, Bela Tarr a un bras ankylosé, Bela Tarr se lève, Bela Tarr n’aime pas les gitans, Bela Tarr va chercher de l’eau au puits, Bela Tarr lutte contre l'illetrisme, Bela Tarr boit un canon, Bela Tarr ne trouve plus d’eau dans le puits, Bela Tarr veut se tirer d’ici, Bela Tarr revient, Bela Tarr aime tellement peu les patates chaudes qu’il ne les fait plus cuire, Bela Tarr éteint la lumière, Bela Tarr arrête le cinéma. Mais le statut est un statisme que ce cinéma d’esthète peine à faire vivre.

On s’est beaucoup moqué de Tree of life, mais le film proposait beaucoup de choses. Là, ce qu’il se passe dans Le cheval de Turin, c’est une idée très belle : Nietzsche devenu fou et relégué chez sa soeur, nous sommes restés du côté du cheval, et l’Humanité, de laquelle Nietzsche a été retranché, est sortie du plan d’immanence, du plan de coupe dans le chaos qui avait éveillé sa conscience. Mais on n’y est pas beaucoup entré, dans l’immanence – on n’en a rien vu. On n’a pas eu accès à ces mouvements infinis qui le régissent. Tout s’est passé comme si Bela Tarr avait confondu l’infini et la répétition. Regrettera-t-on les patates chaudes ? Alors c’est ça, vivre ? Ecraser des patates ? C’est cette pensée ultime qu’on atteint quand on a l’impression d’être devenu un maître et qu’on se dit qu’il est temps de se retirer ?
Beaucoup de films ont tourné autour des questions d’arbre et et d’horizon cette année. Infranchissable et perché chez Bela Tarr, bas et confondu chez Kelly Reichardt dans La dernière piste. Kelly Reichardt a trouvé l’éternel retour, tandis que Bela Tarr filme encore en gros plan la roue d’une charrette – il me semblait pourtant qu’on en avait fini avec le symbolisme.
Il y a de belles choses, notamment ce qui concerne le cheval, et cette scène où on est enfermé dans l’écurie avec lui – il y a aussi ces pertes d’appétit de chacun, mais ça ne suffit pas. Arrêter le cinéma avec ça ? Je crois que Bela Tarr, plutôt que de trouver une fin dans l’infini, a simplement perdu l’appétit.

vendredi 13 janvier 2012

J.Edgar - Clint Eastwood

A un moment, Leonardo Di Caprio avec 30 kilos de maquillage sur la gueule épluche un oeuf pour son amant qui a la tremblote. C'est la scène tendre du film. C'est aussi la plus sexy. Si Eastwood a voulu nous montrer qu'on pouvait être pédé et chiant, c'est réussi.
Tout ce qu'entreprend Clint Eastwood réussit, même quand il ne fait rien. C'est peut-être ça le plus troublant. Pour ce film, c'est clair, Eastwood n'a rien fait. C'est presque fascinant cette absence de point de vue, cette neutralité de ton. Et tout ce que cette soi-disant neutralité laisse passer de bêtise. Ahurissant. C'est à la limite de la déficience intellectuelle.
Pour les dialogues un bon champ/contrechamp, pour l'action une bonne caméra portée (comme le copain SS et son Sauvez Ryan, modèle de cinéma-momie), pour la narration une voix-off. Et comme Eastwood n'est vraiment pas bon pour l'action, il y a surtout des dialogues, et comme il n'y a vraiment qu'un personnage dans le film (et qu'un seul bon acteur), il y a surtout de la voix-off. Une berceuse bien articulée par un Di Caprio très très très en forme, chiante à mourir.
La question que je me pose en voyant ça : pourquoi me montre-t-on des vies aussi chiantes ? Pour que j'accepte que la mienne le soit aussi ? Pour que je me dise "même les grands hommes étaient débiles, pourquoi ne le resterais-je pas ?" ? Une vie chiante, montrée sans point de vue, avec des pensées chiantes pour l'accompagner, une sorte de morale pour tous, un "le temps fera l'affaire, et puis à la fin on meurt tous" qui n'a pas coûté bien cher en termes d'expérience ni d'imagination ni de pensée. Une absence totale d'engagement. C'est comme si, petit à petit, Eastwood se retirait du cinéma en continuant à en faire. Sur la pointe des pieds, il s'en va, mais il tourne encore pour ne pas qu'on s'inquiète.
Moi, j'ai arrêté de m'inquiéter pour Eastwood. Sénile ou pas, je m'en fiche. De droite ou pas, peu importe. Réac sans doute, et encore, si seulement ... Mais ce ne sont pas des films de Clint Eastwood qu'on voit, ce sont des films tout seuls, des films abandonnés.
On pourrait se dire, c'est drôle, dans ce film il dénonce l'usage qui est fait de l'émotion en politique, du chantage organisé autour de la mort d'un enfant (celui de Charles Lindbergh, dont Hoover, sur les conseils d'une Maman-phare, s'occupe comme s'il s'agissait de lui-même), comme s'il revenait sur ses films précédents, L'échange et Mystic River, pour nous dire à sa manière qu'il s'est planté, qu'il n'aurait pas du jouer ce jeu-là, qu’il a compris un truc. Mais je ne crois pas. Je crois que ce film n'est rien, que son propos n'appartient à personne, que ce n’est pas à prendre en considération, que tout ici est accident.
Parce que finalement, c'est un autre chantage que livre Eastwood là encore, celui des hommes importants tirant leur révérence et laissant incomplète l'image d'eux qu'ils ont formée et contrôlée toute leur vie – cette fameuse « part d’ombre », puits de réflexion dont Closer et Voici font leurs choux gras. J.Edgar, c'est la version molle de Citizen Kane, la version filtre marron et couleurs désaturées. Il y a l'esquisse d'un Rosebud, une psychanalyse en toc, une tendresse bien réprimée, des flashbacks à gogo, de l'ombre sur les visages, et du non-dit plein le scénario. C'est censé être terrible. C'est comme Social Network, c'est un flan. Il n'y a personne. Il n'y a aucun point de vue. Il n'y a plus de cinéma du tout.
Même en termes de couleurs, je crois qu'Eastwood ne peut plus rien faire : intégrer un élément rouge vif dans son cadre, ça le tuerait. La dernière fois qu'il l'a fait, c'était avec les lèvres d'Angelina Jolie dans L'échange. Ca ne marchait pas vraiment. On avait l'impression que c'était un corps à part, un corps en soi ces lèvres, une marionnette agitée par l'actrice devant elle, comme le castor de Mel Gibson. Depuis, plus de nouvelles de la couleur rouge. C'est terminé. La fin du cinéma d'Eastwood, c'est une perte progressive des couleurs, un délavement, mais un délavement qui tendrait plutôt vers le noir, à la manière de Rothko.
Au fond, ces mauvais films ont une qualité : ils essaient de nous dire "même les cons souffrent", et nous on le voit bien, mais on le savait déjà. Alors on se dit "ce n'est pas la souffrance qui nous lie, humains, les uns aux autres, c'est autre chose". C'est brechtien sans distance. Un truc épatant. Eastwood a un principe qui le tue, comme un cancer, une idée fausse à laquelle il tient : seule compte désormais dans son cinéma l'émotion. L'émotion comme seule valeur. Mais c'est déjà une valeur de trop. Ce que j'aimais chez Eastwood, c'était son côté hors-la-loi - son héritage Don Siegel en fait. On le retrouve à la toute fin de J.Edgar, quand apparaît Nixon, vulgaire et sans scrupule, brutal et drôle. Soudain, avec Nixon, c'est Dirty Harry qui surgit, c'est un vieux cheval pourri et un pot de peinture, et pas ce Père Noël milliardaire qu'est devenu Eastwood, passé à la moulinette du consensus Steven Spielberg.

lundi 9 janvier 2012

Take Shelter - Jeff Nichols

Take Shelter, c’est l’histoire d’un homme de maintenant, complètement adapté, totalement intégré, dont la folie serait parfaite si elle ne se portait pas sur un objet aussi peu couramment désirable : un abri anti-tempête. Sa femme rêve d’une maison au bord de la mer. C’est sa folie à elle, mais ils sont plusieurs dans son cas, alors à elle on ne lui dit rien. Lui, par contre, il creuse des trous dans le jardin. C’est son métier qui lui a appris ça, creuser. C’est sa famille qui lui a appris à avoir peur de tout perdre, et surtout à avoir peur de perdre sa famille. C’est le monde qui lui a appris à faire confiance à l’impossible : un emprunt, que même le banquier déconseille, mais qui a le génie d’exister. Personne ne s’en sort, mais il est là pour ceux qui envisagent de pouvoir ne pas s’en sortir, comme une route qui ne mène nulle part pour ceux qui savent qu’ils vont se perdre. Cet homme n’a pas vraiment de folie propre, il a la folie du monde. C’est ça qui est le plus triste, au fond : il ne crée rien, il est créé. Il est le produit le plus parfait d’une insanité civilisationnelle. C’est le problème des prophètes : que disent-ils d’autre que ce qui doit arriver ?

Le monde, dans Take Shelter, est plein de replis. Si la banque propose une structure pour devenir fou, le travail en propose une autre pour rémunérer la folie – creuser est l’activité salariée du héros, qui ramène du travail (c’est-à-dire des trous et des machines pour les faire) à la maison. Mais le travail ne suffit pas, il y a le foyer : l’épouse prend le relai, couvrant son mari jusqu’au bout. Et si l’épouse ne suffit pas, il y a l’abri, pour se prévenir de toute tempête. Une petite boîte avec l’argent qu’on garde en vue des vacances. Une petite fille sourde abritant toute sorte de chose qu’elle ne dit pas. Tout est compartimenté. Et si le chien est d’abord intégré au foyer, il finit parqué dans un enclos conçu de toute urgence. Ce qui est insupportable, c’est ce qui traverse les structures : ainsi les rêves que l’homme fait sont-ils à la fois les signes de sa démence, et l’origine de celle-ci. Insupportable de voir l’ami participer au grand délire qu’on organisait dans un coin de la tête, insurmontable d’y trouver l’épouse, le chien, et la petite fille – d’y trouver tous ceux qu’on aurait voulu préserver. Il n’y a pas de structure étanche. C’est moins la folie envahissant le réel, que le réel s’immisçant dans ce petit monde fou qu’on cloisonnait, ce paradis fiscal d’une tête aussi malade que le monde.

Si l’homme avait préféré les téléphones mobiles aux abris anti-tempête, on n’aurait pas eu besoin de le médicaliser. La peur aurait été la même ou presque (perdre le contact, perdre le toit), mais il y aurait eu d’autres fous pour l’encourager. Là, une fois le container planté dans la terre, plus personne ne peut voir le héros en peinture. Et même son épouse dévouée, prête à tout pour faire la cuisine en toute circonstance (à la maison ou au bord de la mer, autant que dans les rêves de son mari), aura besoin, à un moment du film, de « faire quelque chose de normal » (manger un hamburger en ville). Et c’est bien de besoin qu’il s’agit : l’une veut un hamburger, l’autre veut un abri – qui est fou ? La folie n’est-elle pas le besoin qu’on a d’une chose quelle qu’elle soit ? Petit à petit, tout le monde se laisse attraper par le grand délire. L’épouse, dans la dernière scène, finit par dire un magnifique « okay » : okay, l’irréversible est là, tout le monde est fou, c’est bien comme ça, il n’y a plus de distinction entre le visible et la vision.

Le film est excellent à quelques détails près. On se serait volontiers passé du climax musical très grossier de la scène où il faut ouvrir une porte. On aurait même aimé que la musique, d’une façon générale, se calme un peu. Elle souligne chaque effet, appuie chaque émotion. C’est sans doute le propre du genre – mais au fait, de quel genre est ce film ? D’aucun, à mon avis, tant il s’affranchit, narrativement du moins, de tout cliché. On ne sent pourtant pas, dans la mise en scène, de personnalité encore très affirmée. Le cinéaste fait tout très bien, mais n’avance rien, tente peu, ne prend pas de risque. Il se concentre sur le jeu des comédiens (Michael Shannon est exceptionnel dans son unique scène de prédication notamment, rejoignant la démesure d’un Daniel Day Lewis bien dirigé), sur la façon toujours décalée qu’ont les répliques de survenir à l’écran, sur une manière de faire entendre sous les mots la pression d’un monde dément… Travail plus théâtral que cinématographique. Malgré tout, dans l’écart entre le son et l’image, le film trouve une certaine grâce : cette scène où le héros, surplombé d’un ciel azur, entend un invraisemblable tonnerre, est particulièrement forte et singulière – peut-être parce qu’elle est ouvertement conçue sur le mode de l’illusion théâtrale. Il manque au film quelques moments de cette puissance pour qu’on puisse parier durablement sur Jeff Nichols. Même si cette porte métallique posée sur un morceau de pelouse est une image déjà très forte, très prégnante. Sur quoi ouvre-t-elle, se demande-t-on, sur quels abîmes, quels arcanes secrets ? On pense alors à ce qu’ont dit les Amérindiens lorsqu’ils ont vu la nouvelle civilisation débarquer : comment peut-on creuser la Terre ? Quelle est cette civilisation qui ne cesse d’enfouir ?

dimanche 8 janvier 2012

Les acacias - Pablo Giorgelli - Las acacias

On peut parler de film symptôme. Un camionneur Argentin bourru dont-on-ne-sait-rien-mais-on-se-doute-bien-qu’il-lui-manque-un-truc (pas la parole, non, la tendresse) prend en stop une Uruguayenne pauvre-mais-gentille rejoignant le reste de sa famille émigrée à Buenos Aires (pas des dealers de crack, non, parce que le crack ça n’existe pas et la famille ça compte – d’ailleurs, si la pauvrette ouvre la boîte à gant du chauffeur, ce n’est pas pour chercher du blé, mais des photos qui diront ce qu’il ne cesse de taire). Cette Uruguayenne ne serait-elle pas porteuse de la tendresse qui manque tant à l’Argentin ? On voit le programme. Sous ses allures de film minimaliste, Les acacias est en fait un mélo nouvelle génération divertissant l’élite : la dégaine d’un film pauvre et le cerveau d’un film débile, drôle comme un long-métrage de Jean-Marie Straub et profond comme une scène avec Julia Roberts.

Le film a beaucoup plu à la critique, qui, faute de s’être rassemblée derrière Intouchables, a préféré se réfugier derrière la nouvelle vague argentine pour se permettre d’aligner les banalités dont elle est parfois capable (banalités qu’on peut lire, rassemblées, dans les étoiles des critiques d’allociné, sur la page du film). Danièle Heymann, lyrique, presque fiévreuse, écrit dans Marianne : « On va connaître trois êtres humains qui ne nous sont rien, qu'on va aimer pour ce qu'ils sont, pour ce qu'ils donnent, sans dire grand-chose, sur une route qui ne finit jamais, qu'on aimerait ne jamais voir finir. » Le mot « humanité », décliné sous toutes ses formes, revient souvent, comme au Journal du Dimanche, sous la plume de Pierre Lacomme : « C'est un film modeste comme tout mais pétri d'humanité. (...) L'émotion au bout de la route. » Alain Spira, dans Paris Match, utilise carrément le terme d’ « essence » : « Un objet cinématographique d'une essence rare. » Les acacias ont donc été perçus comme détenteurs d’un message quasi-sacré, venu nous révéler à nous-mêmes, ce que Marie-Noëlle Tranchant, pour Le Figaroscope, a bien noté : « C'est d'une simplicité biblique, avec des éclairages et une bande-son raffinés. Et si l'on s'ennuie quelquefois, l'ennui est d'or, comme la caméra d'or qui salua ce premier film de l'Argentin Pablo Giorgelli. » La fameuse vertu de l’ennui, on la retrouve donc, ressuscitée, en 2012.

Comment se manifeste la tendresse au cinéma, et par quels signes ce message sacré (all you need is love, not beans) s’incarne-t-il ? Par les larmes d’abord. L’actrice ne pleure qu’en gros plan, et sans raison apparente, ce qui dit bien comme les racines de la douleur sont profondes. De même, l’acteur est du genre mutique, et son silence est le signe d’un lourd secret porté bravement depuis des années, mais que la rencontre fera éclater. Par l’enfant ensuite, on le sait depuis Chaplin et son Kid. Rien de tel qu’un marmot pénible et baveur pour émouvoir une salle remplie de cinéphiles (comprendre, par cinéphiles, sexagénaires férus de world-cinéma). Dans Le miroir, de Jafar Panahi, la gamine était ouvertement chiante, pas attendrissante, elle suscitait plus le désir d’une gifle que celui d’un gros bisou. Dans Les acacias, c’est lorsque le bébé-gros-bisou suce le doigt du chauffeur que ce dernier comprend ce qu’est l’amour – venait-il de se gratter les fesses avant, l’histoire ne le dit pas. Elle, trop modeste, lui, trop résigné, aucun des deux ne peut parler de ce qu’il éprouve : heureusement, l’enfant est là comme (unique) sujet de conversation. Il n’y a presque pas de dialogue dans ce film, mais le problème est qu’il y en a quand même. Un exemple : « tu aimes les chiens ? / oui / moi aussi ». Le subterfuge de l’enfant n’est en effet pas toujours suffisant, il y a aussi celui du chien, et Giorgelli ne se refuse rien : alors que l’homme et la femme sont assis au bord d’un lac, un chien s’immisce entre eux, que l’homme caresse en souriant. La femme regarde l’homme caresser le chien, et sourit à son tour. Contre-champ : l’homme et la femme de dos, au bord du lac, séparés par le chien de l’amour. Vient alors le fameux dialogue : « tu aimes les chiens ? / oui / moi aussi », mais, world-cinéma oblige, pas de musique, c’est plus chic.

Au fait, qu’est-ce que l’amour ? Le film, biblique donc, le dit : la rencontre de deux souffrances. Elle a un enfant mais pas de père pour lui, il a été père mais n’a pas vu son enfant depuis huit ans. Miracle, ça colle. Il voit en sa future épouse la bonne mère qu’elle est déjà, il est rassuré, il peut s’ouvrir à elle, être gentil, même si elle est une sale immigrée. La déposant chez ses parents, tantes, oncles, cousins, nièces et sœurs, il se rendra bien compte de ce qui lui a toujours manqué : qu’en arrivant, le chien de l’amour lui saute au visage et lui lèche les joues, que ce chien en soit un, ou qu’il ait la forme d’une tribu humaine très soudée.