jeudi 29 septembre 2011

Habemus Papam, de Nanni Moretti & Restless, de Gus van Sant


Il y a des films à côté desquels on passe. Habemus Papam est peut-être bien l'un de ceux-là, si je me fie aux choses très belles qu'ont écrites à son sujet certains blogueurs de ma connaissance (Nightswimming ici, Balloonatic là). Et, dans le nouveau film de Nanni Moretti, il y avait tout pour me plaire : des cardinaux qui jouent au volley, Michel Piccoli en pape qui ne veut pas l'être, une échappée vers Tchekhov... Je me suis précipité sur le film ; quand les lumières de la salle se sont rallumées, j'ai eu cette impression étrange que ça n'avait pas démarré. Sur le papier, un chef d'oeuvre ; à l'image, une transparence.
J'aimais beaucoup voir et revoir la bande-annonce. Après avoir vu le film, je préférais toujours celle-ci. C'est peut-être qu'entre toutes ces belles idées, il n'y a pas de corps, il n'y a pas de sang qui circule. Tout se passe comme si Moretti épousait le délit de fuite de son pape. Le gag, répété 475 fois, du rideau qu'on agite pour faire croire en sa présence, m'a atterré.
Pas de corps, pas d'intensité dans l'image, un scénario qui ressemble à un cahier des charges, un manque d'humour épouvantable, une vision de la psychanalyse assez grotesque... L'enjeu n'est pas là, peut-être, mais j'ai eu peine à le voir. Le pape est invisible, le film aussi, un peu, me semble-t-il.
En ce qui concerne Restless, de Gus van Sant, c'est autre chose. J'ai bien vu tout ce qu'il y avait à voir : en l'occurrence, une indigence de chaque instant, tant du côté de la mise en scène (il y a quelqu'un ?), que du propos (Nagasaki, Darwin, l'amour, la mort). Tout le mal que je pense de ce navet se cristallise lors d'une séquence épouvantable, où une musique de supermarché ("je ne veux pas travailler") décore quelques baisers entrecoupés d'une glissade à la patinoire. Les paroles de la chanson sont bien trouvées.
Quand Gus van Sant ne filme pas des personnages ouvertement homosexuels, rien ne va plus, il se change en oncle un peu lourd donnant des coups de coude dans les côtes de ces neveux pour les soûler de sous-entendus : ainsi l'ami imaginaire du blondinet ne cesse-t-il de répéter que sa petite amie ressemble à un garçon, ah ah ah. Finalement, pour moi, ces deux plus beaux films sont My own private Idaho et Harvey Milk. Le reste est un peu trop gazeux à mon goût, et tourne autour du pot, ah ah ah.

samedi 24 septembre 2011

L'Apollonide - Bertrand Bonello - Souvenirs de la maison close


Cette année, il n'y a pas eu de cinéma. Il y a eu du cinéma qui a réfléchi au cinéma, il y a eu du cinéma qui a oublié de réfléchir, il y a eu des choses énergiques et laides, et d'autres très belles mais très molles. L'Apollonide est peut-être le seul film sorti cette année ; le reste n'existait que pour nous faire patienter : on voyait des trucs rétrogrades, films à moustache et slip kangourou engoncés dans un sérieux sans joie, des bidules atrocement modernes qui nous parlent de maintenant avec les armes de maintenant, des machins post-modernes qui passent deux heures à inventer de nouvelles armes et oublient un peu de tirer - et rien qui échappe à ça, rien qui échappe au temps. On ne peut pas dire que L'Apollonide échappe à quoi que ce soit, mais rien ne l'emprisonne. Toutes ces catégories, le film les traverse avec une aisance déconcertante - Bonello nous avait habitué à des films brouillons, pleins de tentatives mais tombant souvent un peu à côté de sa puissance, et aujourd'hui il présente un film qui, sans rien renier de ses audaces ni de ses désirs, emprunte une voie royale, côtoyant dans un même mouvement Gus Van Sant, Stanley Kubrick et David Cronenberg. Bonello ne cherche pas à leur ressembler, mais à acquérir leurs pouvoirs, et c'est chargé de ces pouvoirs qu'il s'en va faire un film absolument singulier.

Dire d'abord que L'Apollonide n'est pas sainte-nitouche. La matière des images est bien celle du plaisir, lequel n'est jamais feint et jamais nié : i
l est ce qu'il est, et c'est sa présence, si ténue soit-elle parfois, que le film capte. Les scènes de sexe ne sont pas des scènes de procès : l'homme jouit, et ce n'est pas cela qui empêche la femme d'être libre. Le rapport de force est ailleurs. Le sarcasme post-coïtal de la femme qui fait la poupée est plus un trait d’humour qu’un reniement.
Au contraire, chacune des scènes de sexe prend soin de dessiner les contours des personnages mis en présence, avec une douceur bou
leversante. Cet homme, Louis-Do de Lencquesaing, qui veut voir l'intérieur du sexe des femmes et demande à la nouvelle de parler japonais ; cet autre qui laisse sa panthère sur le canapé tandis qu'il monte à l'étage ; ce petit vieux qui ne veut blesser aucune des prostituées : ce ne sont pas des clients que Bonello nous montre, mais des humains. Et le cinéaste ne s'en sert pas pour dire quelque chose du monde extérieur. Il y a le monde qui surgit à sa manière, parfois par l'entremise des hommes, parfois par des lettres ou par des livres, mais les hommes sont distincts du monde (aussi, quand les femmes sortent enfin pour un déjeuner sur l’herbe, elles restent entre elles) - et cette distinction très politique nous prépare à ce que le film avance peu à peu : une aristocratie, non sans indolence, qui finit par faire discours, en tout cas pose problème, et c’est le propre des grands films que de poser problème.

Le monde n'est pourtant pas nié, la maison n'est pas close sur elle-même, la maison est le monde, petit substrat du monde où la totalité du monde se reflète.
C'est avec un amour absolu et non sans nostal
gie que Bonello s'immerge dans le XIXème siècle. Le XXème y est appréhendé avec un effroi de dandy. Et le XXIème surgit, terrible rupture esthétique à la fin du film. L'Apollonide joue sur trois temps : passé, présent, futur. Et ce qui les relie est de l'ordre de la vision. Tout n'est peut-être que souvenirs, prémonitions.
Il s'agit, d'abord, d'une reconstitution, d'un film d'époque, en costumes. Mais l'homme qui filme est un cinéaste d'aujourd'hui et ne s'en cache pas. Le regard vient du futur, la matière est prise dans l'écrin du passé : plus qu'un film d'époque, L'Apollonide a l'étrangeté d'un film de science-fiction. Un monde s'y déploie qui ne joue pas l
a carte de l'enseignement (voyez comme on vivait au XIXème), parfois celle de la référence avec de rares ancrages temporels (la syphilis, le métro) aussitôt rattrapés par de glorieux décalages : de la soul, des split-screens, une citation de Michaux. Le temps du film est un temps percé : trois siècles enlacés, et peut-être bien plus. On échappe au temps, on entre dans le mythe. Le mythe est l’érotisme du temps.
Aussi cette fin, incursion aux abords du périphérique en 2011, où les prostituées sont chinoises et sans toit, où le bruit des voitures est la seule musique, a quelque chose d'un peu volontaire. En avait-on vraiment besoin ? Et pourquoi soudain passer d'une image superbe à celle d'un téléphone portable faisant de toute couleur au mieux une nuance de gris, au pire un pixel bav
eux ? La réponse sort d'une voiture : la prostituée la plus belle, celle qui par l'opium touche à l'infini de sa condition d'être humain, l'extraordinaire Céline Sallette, revient débarrassée de ses grandes robes élégantes, elle a mille ans, et elle est dans la rue. Le mythe est encore là. Du monde d'avant, rien n'est perdu. Il n'a plus la même forme, mais le désespoir est intact.

On a donc, d'un côté, le personnage de Céline Sallette qui traverse le temps, et de l'autre celui d'Alice Barnole qui le voit.
Alice Barnole, c'est Madeleine, la femme qui rêve et se retrouve défigurée. Le rêve sera prémonitoire, mais sa teneur moins heureuse que ce que Madeleine p
ensait. Madeleine rêvait d'un mariage, d'un bijou offert par un client. Et si elle se marie, c'est avec l'ombre désormais, car le client lui entaille les lèvres, et la fait devenir femme qui rit, reléguée à l'étage pour quelques rares clients curieux, et c'est plus cher. Elle, qu'on appelait la Juive, on la tient maintenant dans l'ombre jusqu'à ce qu'il faille la sacrifier, car elle peut sauver la maison. Elle sera sacrifiée, mais ne sauvera rien du tout : la maison fermera. Pourtant, comme dans son rêve, elle pleurera des larmes de sperme. Et, ce faisant, trouvera sa fin, trouvera comment, dans la vision, disparaître.
Comme Melancholia, L'Apollonide s'articule autour des visions d'une femme données d'emblée. Le début du film dit déjà sa fin. Le film sera l'expérience d'un
e durée entre ces visions, prises dans un temps cyclique, répétitif, jamais fini. La vision est l'issue qui permet à cette femme de passer de l'éternité (dans laquelle se tient le personnage de Céline Sallette) à l'immortalité. Aussi le film joue-t-il de ce passage : ce que nous voyons, c'est bien le rêve de l'immortelle, mais nous le voyions comme à travers les yeux de la fumeuse d'opium. Les souvenirs se précisent, les durées du souvenir se décalent (telle cette gradation appliquée à la scène séminale du film, celle de la défiguration de Madeleine : d'abord, la lame sur les seins ; plus tard, la lame tranchant la joue ; plus tard encore, la lame enfoncée dans la bouche et faisant sonner les dents – l’effroi se déplace, d’un plaisir partagé à un plaisir contraint, en passant par le sang : le déplacement n’est pas linéaire, le cinéaste ne quête que l’intensité). La volute opiacée est la forme du film, son flux, sa langueur - langueur chargée de fulgurances. Quelque chose d'électrique habite le film, et cette chose tient à la violence de ce rapport : nous savons tout, nous ne faisons rien. L'immortalité est à portée d'oeil. Nous nous tenons dans les fantasmes qu'elle nous inspire. J'ai gardé sur ce film les yeux grands ouverts, il y avait toujours quelque chose à voir, et pourtant rien à faire.
"Faîtes du bruit, nous en aurons besoin", dit l'un des visiteurs à la tenancière le soir de la fermeture, et cette phrase, bien qu'un peu appuyée comme peuvent
me le sembler les dix ou quinze dernières minutes du film, prend un sens très singulier - Bonello dit à travers elle que la révolution est déjà là, mais qu'elle ne s'érige pas de façon collective ou mondiale, que seuls quelques individus l'empruntent. C'est d'ailleurs ce qui fait qu'un tel film, bien qu'intense et riche et beau et opulent, aura moins de succès que La guerre est déclarée : La guerre est déclarée dit nous vaincrons et rassemble largement, n'excluant personne, ni les lesbiennes de gauche ni les lecteurs du Figaro ; L'Apollonide dit quelques uns, peut-être, et rien n'est sûr. C'est bien le même combat qui se livre (la constitution d'un Royaume), mais pas la même victoire.

Parmi les grands moments du film, il y a celui-ci : la femme qui rit se retient d’éclater de rire. Eclater est le terme exact. C’est ce qui peut lui arriver. Quelque chose sur son visage peut se déchirer. Nous y pensons à chaque image où elle apparaît. Et finissons par le penser pour toutes les images du film : c’est de chair qu’elles sont faites, intenses mais fragiles, joyeuses mais sanglantes.

ajout du 30 septembre : Le premier paragraphe est là pour provoquer un peu, certes, mais pas seulement. Il exprime aussi cette chose : en voyant L'Apollonide, j'ai eu l'impression d'avoir oublié ce qu'était le cinéma. Je n'avais pas de contrat à passer avec les images, elles s'imposaient. Je pouvais en discuter - et certaines m'ont semblé discutables d'ailleurs - mais si j'en discutais c'était de l'intérieur. Je n'ai eu aucune concession à faire pour aimer ce film, rien à retrancher.
Mais, bien sûr, il y a eu du cinéma ailleurs cette année. Cinéma, de toute façon, c'est un mot dans lequel on place beaucoup de choses très intimes - je m'en rends compte à chaque fois que j'aime un film absolument et que d'autres ne l'aiment pas aussi absolument que moi. C'est la même chose avec la personne qu'on aime : on l'aime absolument, elle nous fait aimer le monde entier, mais on se rend compte que le monde entier ne l'aime pas nécessairement (tant mieux, d'ailleurs). Alors, si j'emploie le mot cinéma dans le premier paragraphe, c'est pour ne pas parler de choc amoureux.

jeudi 1 septembre 2011

La guerre est déclarée - Valérie Donzelli

Si le film tombe parfois dans le piège d'une positive-attitude qui sonne comme un mot d'ordre (mais Valérie Donzelli a justement l'humour du mot d'ordre, c'est-à-dire une façon de mettre en scène le couple, la famille et les amis comme une tribu en guerre), il atteint aussi, par éclats, une forme assez rare de joie, voire de puissance d'être au monde. Plutôt qu'à un drame, c'est à un parcours initiatique que nous assistons, presque un épisode biblique : le mot 'miracle' est d'ailleurs prononcé, et s'incarne à l'image un soir de réveillon dans une chambre d'hôpital où une bouteille de champagne apparaît.
Cette épreuve à laquelle les personnages sont confrontés, permet aussi à ceux-ci d'atteindre une plénitude, une connaissance plus juste du monde - et, je dirais, une connaissance plus juste de leur Royaume intérieur (on peut penser au titre du film précédent de Valérie Donzelli, La Reine des Pommes), comme dans cette scène où Roméo et Juliette, sur une estrade, annoncent à leur famille et à leurs amis que l'opération a réussi. Cette annonce suscite chez les personnes informées une explosion de joie, mais ils s'embrassent sans pour autant rejoindre le Roi et la Reine, séparés par un champ/contre-champ et une certaine hauteur. C'est que ce Royaume est devenu intérieur. Roméo et Juliette l'ont trouvé, conquis, et dominé. Tout ce qui se trouvait autour d'eux est à présent en eux, et ils en disposent. La Reine alors s'évanouit : l'épreuve est immense et même la joie accable, parce qu'on ne sait pas à quoi elle tient, parce qu'elle est peut-être plus divine que rationnelle.

La guerre est déclarée est donc un film allant contre ce mensonge bergmanien qui veut qu'on ne s'aime pas, qu'il n'y ait jamais eu d'amour, et qu'il n'y ait plus rien à faire contre cela - déclaration de mépris et de défaite, à laquelle le film ne souscrit pas, au contraire tout-amour et tout-guerrier quelque soit la situation. Son postulat est fort : même séparés, Roméo et Juliette s'aimeront éternellement. Et comme cette chose, dans le cinéma européen, voire mondial, est plutôt inédite (La guerre est déclarée est non seulement anti-bergmanien, mais aussi anti-tout ce qui s'en rapproche : La chambre du fils de Nanni Moretti, Son frère de Patrice Chéreau, et même 21grammes d'Inarritu - anti-Duras également, chantre de La douleur, dont l'influence est tenace), forcément, il s'effondre par moments, s'offrant quelques facilités. Mais (et c'est assez paradoxal) il ne triche pas - ou triche cent fois moins que Bergman et ses héritiers contrits et fascinés par la contrition.
Ces facilités, on peut les inventorier, il n'y en a que deux :
- une tendance au clip, qui vient abolir le temps et ne dit rien de l'épreuve du temps ;
- un raccourci final sur les deux dernières années de guerre, où il nous est dit que Roméo et Juliette se séparent, mais où il ne nous est rien montré de cette séparation. Ca n'empêche pas la joie d'advenir, mais ça banalise l'amour, l'épreuve traversée, et la vérité de la séparation qui leur a été révélée (peut-être trop intime - il n'y a d'ailleurs pas de scène de sexe dans le film - peut-être trop long aussi, car alors il aurait fallu deux heures supplémentaires pour prendre en compte cette donnée nouvelle, qui est la réalité du couple Donzelli/Elkaïm, mais qui dans ce récit sonne un peu faux).

La guerre est déclarée est un credo, presque une profession de foi : la gravité n'a pas lieu d'être ; l'humour et la légèreté n'empêchent pas le courage, n'empêchent pas d'être absolument Hommes. Les faux problèmes sont évincés les uns après les autres, à l'instar de cette scène où Roméo arrive en retard pour voir son fils, et où Juliette, plutôt que de le lui reprocher, lui annonce la mort d'un autre enfant à l'hôpital et se vexe de son absence de réaction. Le problème est immédiatement résolu par une discussion qui remet les choses au clair : le problème n'est pas la mort de cet autre enfant mais le retard de Roméo, et Roméo peut expliquer la raison de son retard - puissances conjointes du verbe et de l'intelligence qui la déploie, lesquelles mettent l'Homme à nu, sans le drame dont il se vêt par lâcheté trop souvent, préférant se faire énigme plutôt que de se présenter tel qu'il est. La guerre est déclarée dit : tout peut se résoudre, dès lors que la véritable énigme est posée.
Ainsi le film ne cesse de se recentrer : Paris ou Marseille, lui ou elle (l'enfant de toute façon), la fête ou les larmes (les deux). Il rejette toute exagération (bouffonnerie légère ou inquiétude démesurée) sans les esquiver, en les sentant très proches autour de lui, et en les traversant parfois.

L'autre grand tabou du cinéma français que ce film fait tomber, c'est la question du milieu (quoi de plus logique pour un film centré ?). Il n'y aucune culpabilité sociale ni aucune légitimation du même ordre : les héros ne font pas appel au monde, mais à eux-mêmes, à ce qu'ils sont en eux-mêmes, à ce qu'ils y trouvent. Leur rapport au monde peut sembler d'abord assez emblématique d'une génération : hermétique à la souffrance des autres, et plutôt opportuniste ("je veux le meilleur chirurgien, je connais des gens qui..."). C'est que ce rapport n'obéit à aucune ligne de conduite, ne considère que l'instant et la chose la plus juste à penser et à faire sur l'instant. Les personnages sont dés-idéologisés - non au sens où ils seraient déçus ou ignorants, mais plutôt au sens où ils tenteraient, vis-à-vis du fric notamment, d'exercer leur pleine et entière conscience intérieure sur ce qu'il y a de mieux à faire. Dirigés par rien d'autre qu'eux-mêmes - aussi Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm font-ils leurs propres films : politique d'indépendance assumée.

Bref, c'est un film beau et profond et drôle et émouvant et à mille lieues de ce qu'est devenu le cinéma d'auteur, et ça ressemble à la vie, à une vie vécue.