lundi 28 février 2011

Winter vacation - Li Hongqi

La Chine, telle qu'elle nous apparaît à travers les films, ressemble à un tas d'ordures posé au milieu du monde duquel nous parviennent quelques fulgurances poétiques et politiques croulant sous le désespoir et la rage. Plus on voit de films chinois, moins on a envie d'aller visiter la Chine. Et Winter vacation n'échappe pas à cet anti-tropisme.
Le film se passe dans ce qu'on pourrait appeler une banlieue (des immeubles bas et longs, des terrains vagues, des rues sans personne), à une période qu'on pourrait appeler l'hiver (la neige grise étouffant ce qui déjà suffoque), avec des personnages qu'on pourrait identifier comme des jeunes (par leurs anoraks et leurs voix). Il y a un parti-pris de lenteur extrême (il faut parfois attendre plus d'une minute entre une question et sa réponse, ce qui a eu pour effet de beaucoup agiter le fond de la salle du Reflet Médicis), auquel s'ajoute un autre parti-pris, tout aussi radical, de faible luminosité et d'atténuation des couleurs. Des jeunes viennent voir le pseudo-chef de leur pseudo-bande prête à sa désagréger au moindre mot de travers : il dort, on l'encercle, on patiente autour de son lit. La question est : de quelle nature sera le réveil ?
Violente, assurément, bien que la violence reste encore trop tenue en laisse. Philosophique aussi, et là, ça carbure. Car Li Hongqi ne cherche pas le réalisme de l'ennui, il cherche sa métaphysique. Et ces jeunes gens invertébrés, qui ne savent pas quoi faire de leur corps et de leurs journées de vacances, ont soudain des impressions magiques, des révélations qui les émeuvent : "je ne savais pas que tu étais quelqu'un d'aussi sensible", dit l'un à l'autre, sans que cela ait aucune incidence visible, si ce n'est un fluide très secret, transparent, envahissant le plan d'une douceur inattendue.
Les personnages cherchent à comprendre ce qui fait qu'ils sont là, dans cette banlieue, ensemble. Comprendre le mystère de ce qui les unit malgré l'apparence glacée de leurs rapports, sous laquelle circule une tendresse qui confine à l'amour, comme chez Kaurismaki, comme dans En attendant Godot.
Il y a aussi quelque chose d'Elia Suleiman chez Li Hongqi, pour son humour à froid marié à une esthétique très maîtrisée, un sens de l'espace et des matières. Les plans sont incroyablement beaux (Li Hongqi est peintre paraît-il), si bien qu'on peut les regarder sans s'ennuyer (et en étant souvent ému) malgré leur durée excessive, qui n'a rien de gratuit car elle est la condition sine qua non de ces micro-événements d'une pensée et d'une compréhension de l'autre faisant très rapidement surface avant de replonger dans le silence. L'invasion du rose fluo dans le dernier plan, que les guitares d'un groupe punk accompagnent, est la très belle amorce d'une révolte à venir, que j'aurais aimé voir développée. Car le cinéaste fait ce pari : avec une matière aussi pauvre, des couleurs aussi rares, des actions aussi ténues, des éléments aussi laids en eux-mêmes, l'émotion naîtra de leur absurde conjugaison. Plutôt que l'ennui qui procure de l'ennui, ou une certaine forme de réalité identifiable, c'est le beau qui est visé. Le beau comme émerveillement du neurasthénique-contraint-de-le-rester.

samedi 26 février 2011

Propriété interdite - Hélène Angel

Il n'y a pas, à ma connaissance, de film français s'attaquant aussi précisément à la politique actuelle. Hélène Angel a assimilé tous les codes de la droite au pouvoir pour en faire une fiction : en l'occurrence, un film d'horreur (quoi d'autre ?). Sa force réside dans la modification progressive de l'objet d’épouvante : d'abord, le fantôme d'un frère suicidé ; ensuite, un sans-papier ; enfin, la droite, la pensée de droite, les gens de droite, les comportements de droite. La droite devient l'effroi ultime du personnage principal, qui n'a alors plus qu'une solution pour en finir (car pas question de jouer aux victimes) : tirer dans le tas.
Le film s'effondrerait sous ses bonnes intentions si le sans-papier était un ange, mais ça n'est pas le cas - Hélène Angel est plus maline que ça. Le sans-papier n'est rien de plus qu'un homme, et si l'héroïne prend parti pour lui, c'est pour des raisons qui n'ont rien d'humaniste.
Le film pêche un peu par sa rapidité d'exécution. On ne croit pas à ce couple, on ne sent pas entre eux le souvenir collant de ce qui les a unis. Le film voudrait nous imposer la facticité d'un couple bourgeois banal, mais l'héroïne est tout sauf une bourgeoise, alors quelque chose là ne fonctionne pas.
Mais c'est peu, tant le plaisir est grand à voir une Rolex devenir un rouage scénaristique aux significations décuplées - tant les signes d'aujourd'hui sont ici repris et échangés, déplacés, expropriés. Propriété interdite est un film qui s'attache à faire tomber les mythologies UMP, et qui y parvient. D'ailleurs, tout est dans le titre : Hélène Angel déclare haut et fort que ces choses-là (la Rolex, les sans-papiers) n'appartiennent pas à la droite.

vendredi 25 février 2011

4 films d'Eric Rohmer : Le genou de Claire, La boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne & L'amour l'après-midi

Ca commence par un champ/contrechamp : de face, un bateau à moteur sur une vaste étendue d'eau, les montagnes au loin (supposition : la Méditerranée) ; de dos, ce même bateau, entrant dans un canal au-dessus duquel s'élève un pont arqué en fer vert (supposition : le canal Saint-Martin). Alors on pense : le cinéma (et le montage) permet(tent) le raccourci : continuité d'action mais pas de lieu. Pas du tout : ce lieu aux deux faces si dissemblables existe, on le comprend un peu après, c'est Annecy, le lac et la ville, les montagnes et la bourgeoisie. Alors on pense : le cinéma, c'est la vérification des incohérences du réel (et le montage, donc, produit d'abord le soupçon d'une fabrication, d'un artifice, avant de contredire ce soupçon). Plutôt qu'un cinéma n'affirmant que sa propre puissance, le cinéma de Rohmer se fait témoin de la puissance d'un lieu. L'être humain lie, le cinéma découpe, et, ce faisant, montre l'extraordinaire multiplicité des vues à partir d'un même point de vue. Le cinéma s'attaque aux multiples. Et se demande où regarder (et non pas : que voir ?).

Voir, il en est question dans Le genou de Claire. L'amie de Jean-Claude Brialy déclare au sujet d'une tapisserie qu'elle a chez elle : "les héros d'une histoire ont toujours les yeux bandés". Le spectateur voit à leur place ce qu'ils font, ce qu'ils risquent de faire, ce à côté de quoi ils passent. En somme, Rohmer est un brechtien qui s'intéresserait aux bourgeois, empruntant la grande question qui traverse tout le cinéma des années 70 : coucher ou ne pas coucher ? Les héros des films de Rohmer multiplient les possibles jusqu'à ce qu'un choix s'impose de lui-même. Ce genou perché sur une échelle cristallise l’attention d’un homme pourtant déjà bien occupé, par sa future femme d’une part, et de l’autre par un flirt. Le genou de cette fille est un inattendu, un surgissement : bien sûr, ce genou est accroché à cette jambe depuis de nombreuses années, mais il a suffi que cet homme le voie pour qu’il prenne une toute autre allure, une toute autre importance, au point de modifier la vie de cet homme et ses décisions bien arrêtées.

"Quand je m'ennuie, si je suis à côté de n'importe qui, j'ai l'impression de l'aimer", déclare la jeune fille de 16 ans que Brialy tente de séduire. Rohmer est fasciné par l'architecture (moderne, entre autres), fasciné par ce qu'est un lieu et par la façon que ce lieu a d'influencer les trajectoires humaines, de conditionner les rencontres. C'est le cas dans La boulangère de Monceau, dont l'histoire ne pourrait se dérouler ailleurs qu'à Monceau, ou bien elle se déroulerait autrement. Parce que la ville organise de façon subtile, suggérée, les rencontres. Si les hommes y circulent d'une certaine façon, leurs sentiments aussi suivent des lignes invisibles mais tracées à l'avance. Car on n’est jamais à côté de n’importe qui : on est à côté de celui ou de celle que la ville a bien voulu placer là – aussi aime-t-on celui ou celle que la ville nous impose.

La passion de Rohmer pour l'architecture ne s'applique pas seulement aux lieux, mais aussi aux êtres, aux sentiments, aux flirts, aux époques. Tout est construction, circulation, coexistence. La narration saccadée du Genou de Claire est une merveille : de cette période d'un mois où un homme revient à Annecy pour les vacances, Rohmer contera chaque jour. Et on verra courir d'un jour sur l'autre les conversations, abandonnées à telle heure, reprises le lendemain comme si entre temps chacun était parti chercher les mots suivants. Les mots, les dialogues, les pensées, sont les fils qui lient les jours entre eux, quand ceux-ci pourraient se diluer dans l'ennui latent de l'été.

Rohmer explore donc les espaces, et s'intéresse tout particulièrement aux espaces laissés vacants, pour ce qu'ils ouvrent de possibles. Dans La carrière de Suzanne, il y a une soirée à Bourg-la-Reine dans une grande maison bourgeoise habitée par un étudiant dont la mère est partie en voyage. Et tandis que toute l'action et tous les personnages s'amassent dans une même pièce à simuler une séance de spiritisme, Rohmer filme les pièces vides, désertées par la nécessité du moment. Quelque part quelque chose se réunit et se précipite - l'ailleurs attend, mais guette son temps. La présence de cet espace inhabité inquiète.

C’est l’après-midi que laisse vacant le héros de L’amour l’après-midi – architecture d’un emploi du temps. Les journées de cet homme sont bien réglées, laborieuses, familiales, insoupçonnables. Mais ses après-midis flâneuses le conduisent à faire une rencontre qui pourrait mettre en péril sa vie de famille. Un après-midi, il devra choisir – et pleurera d’avoir aperçu dans ce temps libre ce que sa vie aurait pu être. D’avoir aperçu l’immensité du non-être. De grands sanglots énigmatiques, brouillons, confus, concluent ce film et révèlent la puissance dévastatrice du vide devenu flirt, et du flirt devenu trop sérieux. Rohmer prend le vide très au sérieux.

mercredi 23 février 2011

Trilogie en Pays de Caux - Pierre Creton : Secteur 545, Paysage imposé, Maniquerville

Voir un film de Pierre Creton, c’est changer de perspective. On est habitué au pour-tous des grosses et moyennes machines, on oublie le pour-soi artisanal, à la fois solitaire et solidaire, isolé mais très entouré, de certaines œuvres rares. La trilogie en Pays de Caux appartient à cette dernière catégorie. Pierre Creton, après des études d’art, au lieu de suivre à Paris ses camarades, décide de retourner dans la campagne de son enfance et d’y travailler. Entre lui et ce qu’on appelle le monde, il dresse un rempart. Chaque film a pour nécessité de séparer, d’abolir la confusion. Pierre Creton n’est pas un cinéaste français, il est un travailleur agricole du Pays de Caux qui fait aussi des films (un « cinémaste », comme le lui dira un de ses collègues ou patrons lorsqu’il l’interrogera). Il n’est pas, comme Depardon, un homme du terroir qui revient voir ce qui a changé, il n’est pas dans le souvenir ni la nostalgie, il n’est pas l’intermédiaire entre un lieu précis et le monde, il est de ce lieu, infiltré, et fait des films pour être encore un peu plus de ce monde, encore un peu plus là, vivant. Et c’est là, dans ces métiers qu’il endosse, dans ces rencontres qu’il fait et dans ces films qu’il invente au fur et à mesure qu’il vit, que se jouent son désir et sa nécessité. On pourrait croire à un fantasme d’authenticité, mais on y voit plutôt une ligne de vie pasolinienne sincère et qui ne pourrait être autrement. C’est là, c’est tout.

Attaché à un lieu, et revenant y vivre et travailler, son occupation sera donc, dans un premier temps, de le décrire. Ces trois films ne sont rien de plus que des descriptions, des esquisses rigoureuses, presque des plans. Embauché comme peseur dans Secteur 545, il filme une carte représentant son champ d’action : 25 fermes et patrons différents, 25 visages et paysages, l’illusion d’une totalité, la naissance d’une passion pour ce métier. Il peut, grâce à celui-ci, quadriller. Des mains passent sur cette carte, indiquant routes et frontières. Ce plan n’a rien d’indicatif : il est un manifeste. Là, précisément là. Etre là, hanter mieux qu’un fantôme, par le travail et le cinéma, par le désir et la conversation, par la production d’une mémoire et d’un lien entre tous ces êtres-là. Sinuer, circuler, s’insinuer.

Dans Secteur 545, ce sont les agriculteurs. Dans Paysage imposé, ce sont leurs enfants, apprenant leur métier au lycée agricole. Dans Maniquerville, ce sont leurs parents, en maison de retraite, où Françoise Lebrun vient donner des lectures de Proust. Trois films, trois esquisses d’un même paysage selon trois points de vue distincts, rigoureux dans la façon dont le sens y circule (aucune volonté de dire plus ou plus large), et troubles parce que ne dissimulant jamais leur sensualité, que celle-ci se déploie sur une phrase, un visage, une fleur, ou une vache – c’est l’événement qui fait le film, et non l’inverse. La question que pose Pierre Creton aux agriculteurs de Secteur 545 est la suivante : qu’est-ce qui pour vous différencie l’homme de l’animal ? Les réponses varient. Jusqu’à un plan d’aube où Pierre Creton s’empare d’une vache et l’étreint – compensation poétique à la rationalité mise à l’œuvre, ou fulgurance philosophique : cette étreinte abolit la question de la différence. Dans Paysage imposé, la question est : qu’est-ce qu’un paysage ? Les lycéens répondent, et le cinémaste filme leur visage. Evidemment, on le comprend, le paysage, c’est eux. Le titre est trompeur : l’une des interviewées répond ainsi à la question de Pierre Creton : « Dans mon paysage, il y a Jean-Paul (Sartre) et Simone (de Beauvoir) ». Le paysage imposé devient paysage choisi, paysage d’élection, ou paysage qui s’impose.

Mais ce n’est pas seulement le sujet de l’étude qui change, c’est aussi sa manière. La manière se décale, peu à peu. Ce que le cinéaste introduit dans le documentaire varie toujours : autobiographie dans Secteur 545 (qui est comme un Discours de la méthode), histoire dans Paysage imposé (le cinéaste rappelle le fait divers de Pierre Rivière, qui a eu lieu non loin du lycée agricole), fiction dans Maniquerville (quelques scènes avec Françoise Lebrun sont très écrites). Car Pierre Creton ne cesse d’altérer, de trouver des échos, de tenter d’insensés rapprochements. De son employeur, il fera, à l’aide d’une amie sculptrice, un buste. Les films de Pierre Creton sont comme ce plan de lui enlaçant une vache : un désir, une intuition, une nécessité, font éclater la rationalité de la forme, la banalité des images. Ce n’est pas le commun (rien de régionaliste), mais au contraire le singulier, qui importe et l’emporte.

Qu’est-ce qu’on retient de cette trilogie, nous spectateurs qui ne sommes pas du Pays de Caux ? Des images d’abord : un homme qui tient un chat dans ses bras, le reflet d’une sculpture dans une vitre par laquelle on voit des arbres, une route enneigée, des sourires, des visages sérieux. Et puis aussi ces vieux qui voient, en même temps que leurs capacités physiques s’amoindrissent, le paysage où ils ont cru mourir leur échapper : on détruit le château, on fait du parc une zone de loisirs, on va les déplacer. Ils viennent écouter Françoise Lebrun lire Proust, et les mots résonnent, ou pas, pour eux, pour nous, peu importe, les mots sont là.

On regrettera seulement que Capricci n’ait pas choisi d’éditer tous les films de Pierre Creton. L’heure du berger, vu à Beaubourg l’an dernier, était un court-métrage miraculeux. Espérons qu’il y aura d’autres occasions de voir ça, de suivre ce travail si singulier, affirmant avec tant de puissance sa singularité.


On trouve aussi cette chronique sur Kinok.

lundi 21 février 2011

suite de la rétrospective Jacques Baratier à la Cinémathèque (journal de bord)

La chronique de la première partie de la rétrospective se trouve ici.

20 février

L'or du duc (1965) est un film de fiction qui semble être un autoportrait tant ce qu'il montre ressemble à ce que l'on peut imaginer de la manière dont Baratier fait ses films.
L'histoire est la suivante : un duc désargenté (Claude Rich), père de dix enfants, reçoit de son oncle richissime un bus indien à deux étages, qui lui permet de loger et d'amuser sa famille en attendant de récupérer le château. Mais pour récupérer le château, il faut de l'argent : et le duc ne veut pas, ne peut pas travailler. Ce qu'il ne sait pas, c'est que le bus est en or. D'ailleurs, le serviteur de son oncle (Jacques Dufilho, immense) est à sa poursuite.
C'est une petite comédie miraculeuse, dont la désinvolture fait le charme. On pense à un Wes Anderson (et à La famille Tenenbaum en particulier) plus bordélique dans la forme, mais tout aussi tenu dans son propos.
C'est que Baratier fait partie de ces cinéastes aristocrates, qui ne veulent en aucun cas faire primer le travail sur le plaisir. On ne voit pas les coutures, mais les pièces tiennent ensemble. Parce que, sans doute, sous la désinvolture, il y a un cinéaste avec une idée fixe.
Quelques scènes : la rencontre avec la femme mariée, magique ; Daniel Emilfork parlant sans ses dents puis avec ses dents ; la visite de l'huissier où tout le monde tente de dissimuler une très ancienne tapisserie.

Enfance africaine (1977) et Le berceau de l'humanité (1973), sont des documentaires réalisés pour la télévision par Jacques et sa femme, Néna Baratier, laquelle a été l'assistante de Jean Rouch. On voyait peu les enfants dans les films de Rouch. Aussi s'est-elle intéressée à eux. Ce sont des documentaires intéressants, mais marqués par l'esprit de l'époque (les propos sur l'éducation, notamment).


L'araignée de satin (1984) est une fantaisie saphique avec Ingrid Caven et Catherine Jourdan. Ingrid Caven est directrice d'un pensionnat de jeunes filles, Catherine Jourdan professeur de danse au pensionnat, et kleptomane. Une jeune fille disparaît. Un inspecteur surgit, beau, avec des gants en soie qui surexcitent la professeur de danse.
L'érotisme, suintant dans tous les films des années 60 de Jacques Baratier, est ici plus écrit, plus bourgeois (Catherine Breillat est au scénario). Malgré cette bride parfois pénible, la grande scène du film (une fête païenne sur l'île) est une merveille décadente et délirante.

21 février

Désordre (1948) et Le désordre à 20 ans (1967)

Pour continuer sur cette histoire d'idée fixe chez Jacques Baratier, il faut dire qu'il y en a eu une, constante, qui l'a occupé toute sa vie : le désordre (c'est-à-dire, les dix ou quinze glorieuses années d'après-guerre à Saint-Germain des Prés, avant que les gosses du XVIème ne débarquent au Tabou en se salissant les pieds pour ressembler à la faune locale). Il y a, de ce film, un nombre de versions invraisemblables. J'ai vu ce soir les deux premières. Mais jusqu'à sa mort, Baratier n'a pensé qu'à ça, pressant sa fille Diane de rajouter telle ou telle séquence, de supprimer telle ou telle autre...

Pour quiconque vit à Paris, ces films me semblent essentiels. Essentiels pour comprendre clairement ce qu'il y a eu, et ce qu'il n'y a plus. Pour comprendre que ce dont nous nous plaignons aujourd'hui, on s'en plaignait déjà en 67 : la récupération bourgeoise d'une folie collective créatrice, la transformation d'une nécessité brouillonne en brouillon sur-codé.

Néna Baratier, la femme de Jacques, a travaillé pour Jean Rouch. Aussi, Jacques, qui découvre le cinéma au contact d'une équipe de tournage en Afrique alors qu'il était parti pour peindre et devenir peintre, s'empresse d'appliquer l'anthropologie au quartier qu’il connaît bien et qui l’attire et qui l’excite : Saint-Germain.

Tout le monde est là : les lettristes, les existentialistes, Gréco, Vian, Audiberti, le souvenir d’Artaud, Gabriel Pomerand, le jazz, le rock, le théâtre, Roger Blin, Jean-Pierre Kalfon, Bulle Ogier, Pierre Clémenti – tout le monde, tous ceux qui ont compté, tous ceux qui ne comptent pas encore mais que Baratier sait voir.

Au Désordre, tourné en 1947/1948, et montrant Saint-Germain détruit, désert, pauvre, Baratier ajoute Le désordre à 20 ans, reprenant des images du Désordre mêlées à d’autres tournées en 1967 dans le même quartier, quand la situation commence déjà à se dégrader, quand le Drugstore génère du fric et que Boris Vian est mort en voyant le film qu’on a tiré de son livre. Paris, qui était une oasis, est devenue une plaie, suintant la petite bourgeoisie et les bonnes mauvaises manières. La transformation a déjà lieu, là, en 1967. Et voir Bulle Ogier hurler des trucs invraisemblables sur une scène, ou Greco se balader en chantant parmi les ruines (qui deviendront, 20 ans plus tard, un supermarché, où Baratier lui demandera de chanter la même chanson), est quelque chose de sidérant : à ces gens, à ce quasi-peuple primitif, nous devons tout. Et la plupart de ces gens sont morts. Depuis, à Paris, rien n’a été inventé. Rien de neuf. On a seulement reproduit, en plus fade, plus bourgeois, plus timoré, plus chic, ces formes qui sont nées là.

26 février

Vous intéressez-vous à la chose ? (1974)

C'est un film de commande tourné à une époque où Baratier avait besoin d'argent pour terminer son film, La ville-bidon, qui avait été censuré parce qu'il s'attaquait de trop près aux promoteurs immobiliers. Vous intéressez-vous à la chose ? est une comédie érotique qui se distingue par sa façon de redistribuer les cartes de la sexualité. Tout le monde a le droit à son heure du loup, qu'il s'agisse du beau jeune homme, de la belle jeune fille, de la tante ultra-libérée, de la fille au pair, du père coincé, ou même de la grand-mère. Les dialogues sont très gais, très inventifs, le décor superbe (une belle propriété du Sud de la France autour de laquelle poussent des gratte-ciels que la grand-mère compare à des sexes en béton), les acteurs excellents, les personnages passionnants d'intelligence et de malice, et il y a une scène hilarante où quelques personnages se retrouvent dans une salle de cinéma pour une projection du Dernier tango à Paris, et les images qui passent sur l’écran ne sont pas celles de Bertolucci, mais une version parodiée par Baratier. Mais surtout, ce film permet, sous son aspect mineur, à Baratier de s'attaquer au coeur de ce que je crois être son sujet - à savoir : le cul. C'est-à-dire la sexualité qui circule entre les êtres et les unit.


Jacques Dufilho, le comédien et ses personnages (1963), est un portrait de Jacques Dufilho parsemé d'extraits de ses sketchs.

René Clair (1969), de la collection Cinéastes de notre temps, est un portrait de René Clair, qui, comme souvent dans les films de cette collection, s'avère petit à petit être un autoportrait d'un cinéaste qui en filme un autre. On apprend beaucoup de choses sur le rapport du cinéma à la chanson, et on comprend pourquoi Baratier a tenu toute sa vie à réaliser des comédies.


28 février

Fin de la rétrospective.

Trois courts métrages de Jacques Baratier

Les trois courts-métrages présentés hier soir dessinent une interrogation très claire : il s'agit à chaque fois d'un rapport au monde.
Pablo Casals (1955) raconte l'histoire du musicien espagnol qui après le sacre de Franco décidé de ne plus donner de concerts et se retira à Prades, dans les Pyrénées, en France, où il créa un festival qui devint mondialement célèbre.
Eden Miseria (1968) montre quelques jeunes gens du monde entier qui se sont réunis pour Noël à Katmandou, créant une communauté utopique par dessus la communauté népalaise.
Opération séduction (1974) est le nom donné à la mission de Francisco Meirelles, fonctionnaire du Service de la Protection des Indiens, rentrant en contact pour la première fois avec la tribu des Cintras Largas jusqu'alors inconnue.
Trois rapports au monde, donc : un retrait, façon Glenn Gould, mais plus ouvertement politique, après un immense succès au sein du monde ; une réunion internationale ; une première approche d'êtres humains que le monde ignorait.

Pablos Casals est le court-métrage qui me séduit le plus, par la simplicité de son dispositif. Le musicien est chez lui, à Prades, interrogé par une jeune femme. Il commence par jouer un morceau, il parle, il passe un disque, il reprend la parole, et puis il joue un dernier morceau. En trente minutes et trois morceaux de musique, une vie, et toute la tristesse accumulée.

Eden miseria se fait témoin d'un mouvement mondial. Les images de Baratier sont plus contemplatives qu'explicatives. Joan Baez en accompagnement sonore fait office de prêtresse immatérielle.

Opération séduction comporte une séquence hilarante et troublante à la fois : Baratier a amené sa fille Marie-Ange avec lui à la rencontre des Cintras Largas, lesquels s'évertuent à déboutonner sa chemise. Le père filme ça tranquillement, et la jeune fille se retrouve coincée entre l'excitation des Indiens et le voyeurisme de son père, entre l'étau de deux tribus. Après Désordre, Opération séduction agit comme métaphore de Saint-Germain des Prés, tribu d'un autre genre mais tribu quand même.

Puis il y a eu le film de Diane Baratier sur son père, pour la collection Cinéaste de notre temps, qui est un beau document, où, plutôt qu'un décryptage de l'oeuvre du cinéaste (qui ne considère pas avoir fait une oeuvre, mais des morceaux), propose une sorte de comédie de la tyrannie entre un père et sa fille, finissant sur un grand éclat de rire.



dimanche 20 février 2011

les années 00

Dix indispensables :

A l'ouest des rails - Wang Bing
As is was moving ahead occasionnally i saw brief glimpses of beauty - Jonas Mekas
Blissfully yours - Apichatpong Weerasethakul
Elégie de la traversée - Alexandre Sokourov
En avant jeunesse - Pedro Costa
Inland Empire - David Lynch
Sogobi - James Benning
Ten - Abbas Kiarostami
Ten skies - James Benning
The white diamond - Werner Herzog

Quelques essentiels (21) :

Frownland - Ronald Bronstein
Hunger - Steve Mac Queen
Intervention divine - Elia Suleiman
L'heure du berger - Pierre Creton
La mort de Dante Lazarescu - Cristi Puiu
Le nouveau monde - Terence Mallick
Les amants réguliers - Philippe Garrel
Lettre d'un cinéaste à sa fille - Eric Pauwels
Manderlay - Lars von Trier
Marseille - Angela Schanelec
Merde - Leos Carax
Mulholland drive - David Lynch
Nuages de mai - Nuri Bilge Ceylan
One way boogie woogie / 27 years later - James Benning
Plaisirs inconnus - Jia Zhang-Ke
Platform - Jia Zhang-Ke
Saraband - Ingmar Bergman
Shara - Naomi Kawase
Sub - Julien Loustau
Syndromes and a century - Apichatpong Weerasethakul
The brown bunny - Vincent Gallo

Et d'autres superbes (35) :

24 city - Jia Zhang-Ke
A bord du Darjeeling Limited - Wes Anderson
Black Book - Paul Verhoeven
Boulevard de la mort - Quentin Tarantino
Ce vieux rêve qui bouge - Alain Guiraudie
Dans la chambre de Vanda - Pedro Costa
Dans le noir du temps - Jean-Luc Godard
El bonaerense - Pablo Trapero
Encounters at the end of the world - Werner Herzog
Eurêka - Shinji Aoyama
Femme fatale - Brian de Palma
Goodbye Dragon Inn - Tsai Ming Liang
I don't want to sleep alone - Tsai Ming Liang
Inland - Tariq Teguia
Je veux voir - Joana Hadjithomas & Khalil Joreige
Keane - Lodge Kerrigan
Kill Bill - Quentin Tarantino
L'enfant - Luc & Jean-Pierre Dardenne
La colonie - Sergei Loznitsa
La famille Tenenbaum - Wes Anderson
La libertad - Lisandro Alonso
La main - Wong Kar Wai
La nuit nous appartient - James Gray
La religieuse portugaise - Eugène Green
Land of the dead - George Romero
Le miroir magique - Manoel de Oliveira
Le temps qu'il reste - Elia Suleiman
Pau et son frère - Marc Recha
Sobibor - Claude Lanzmann
Tetro - Francis Coppola
The limits of control - Jim Jarmusch
Two lovers - James Gray
Un film parlé - Manoel de Oliveira
Woman on the beach - Hong Sang-Soo
Yi yi - Edward Yang

mercredi 16 février 2011

Black Swan - Darren Aronofsky

Black Swan, de Darren Aronofsky, c'est un peu du Cronenberg pour les nuls. Pour ceux qui ne comprennent rien à Cronenberg, ou qui se disent "déstabilisés", c'est parfait. Tout est là : la métamorphose, le corps soumis à rude épreuve, les rapports de violence et de domination entre les êtres humains, les séquences d'épouvante. Et Darren Aronofsky est plutôt doué, techniquement qualifié pour réaliser une telle chose (les séquences de danse, dans leur saisie du mouvement, même si la danse est vraiment affreuse, sont époustouflantes). En même temps, il manque un truc : les séquences d'épouvante, par exemple, au lieu de s'additionner pour produire de l'effroi, s'annulent. Parce qu'entre le fantasme et le réel, le cinéaste ne change pas de régime d'images.


Darren Aronofsky fantasme le fantasme. Under-lynchien, ou méta-lynchien, on ne sait pas trop. Mais sans humour. L'esprit de sérieux règne : ce qui compte, c'est la virtuosité. Raideur assurée, même dans les plans les plus tremblants. Pourtant, le rouge à lèvres fait woutch quand on l'ouvre, et on jette les nounours roses à la poubelle. Non pas que Darren Aronofsky croit aux nounours roses, mais il croit que les gens vont y croire. Lui, détaché de tout (et dans son film à 10 millions de dollars il réussit à se moquer des chorégraphes qui organisent des soirées mondaines pour récolter du blé pour leur prochaine croûte en toc), presque pas là, il plane, il est au-dessus, et il nous donne à bouffer ce qu'il croit savoir de ce que nous bouffons : des filles en manque de baise tenues en laisse par leur maman, des lesbiennes insoupçonnées, des acharnées du travail psychorigides qui cherchent la noirceur pour donner un peu de valeur à leurs prouesses (noirceur = sexualité, ça va sans dire).

Pourtant, dans le film, il y a une ironie. Mais cette ironie n’a rien d’un point de vue, c’est une mécanique démiurgique, ce n’est pas l’expression d’un sentiment personnel, c’est seulement pour faire rire le spectateur avant de le faire bander. Le cinéaste repousse au maximum la scène où Natalie Portman va craquer son slip, et quand elle finit par le craquer, plus question d’être drôle, tout bascule.

C'est le syndrome du bon élève. Aronofsky se récompense lui-même (il n'attend même pas les Oscars), en couvrant son nom au générique d'un tonnerre d'applaudissements. Après, on parle de la mégalomanie de Lars von Trier, mouais.

J'ai pensé, pendant le film, à Natalie Portman. Aux doses impressionnantes de colyre qu'elle a dû se mettre dans les yeux pour avoir tout le temps l'air d'être au bord des larmes. Pas un plan sans fébrilité. Je me suis demandé à quoi elle ressemblait entre les prises. Si elle restait dans l'état, ou bien si elle mangeait un kebab tranquillement en attendant qu'on l'appelle pour le plan suivant. J'ai eu de la peine pour elle (pas beaucoup, mais quand même un peu) : tout ce qu'elle s'est sentie obligée de faire pour ce rôle, ça m'a accablé. Et c'est là que le film devient sinistre et troublant : en même temps qu'il propose une variation sur les difficultés du métier de danseuse classique, il impose ces mêmes difficultés à une actrice en quête de reconnaissance publique.

Aronofsky propose l’équivalent cinématographique de La Ferme Célébrités. Danielle Evenou a trait une vache, fait gagner 1000 euros à Médecins Sans Frontières, puis est retournée vendre ses faux bijoux. Qui a vu Mickey Rourke dans un film après The Wrestler ? Il a cachetonné pour The Expendables, puis il est retourné se gaver d’amphétamines sur la côte Ouest. Natalie Portman, elle, remportera sans doute l’Oscar, puis se retrouvera à pleurer dans sa chambre en lisant les scénarios affligeants qu’on lui envoie depuis qu’elle a 8 ans et qu’elle a touché le zizi de Jean Réno.

lundi 14 février 2011

rétrospective Jacques Baratier à la Cinémathèque (work in progress / journal de bord)

9 février

L’ouverture de la rétrospective.

Diane Baratier présente les films de son père. Elle dit cette chose très belle (je cite à peu près) : « on a toujours dit que les films de mon père étaient inclassables. Moi, si j’essayais de les classer, je dirais qu’ils appartiennent au genre des films non-synchrones. Et c’est une chose importante chez mon père, je crois, cet aspect non-synchrone de ses films. C’est son rapport au monde qui se joue là. »
On s’en aperçoit très vite avec Goha, premier film tunisien en couleurs, avec Omar Sharif, datant de 1958. Ou comment Baratier se dépatouille avec une grosse machine et un récit en ligne droite pour brouiller les pistes et imposer sa singularité. Le film est souvent drôle, et même touchant. Malgré le désordre permanent, le parasitage constant du récit par la mise en scène, Baratier tient son film d’un bout à l’autre. Et quand il y a un âne dans le scénario, il y a un âne à l’image. Ce n’est jamais du décor, ce n’est jamais folklorique, c’est la matière dont il dispose et qu’il traite à l’égal des autres matières. Si Omar Sharif pleure à côté de son âne, l’âne aussi a une partition à jouer dans la scène.
On se dit que si tout est de ce niveau, la rétrospective devrait valoir la peine.

13 février


Deux courts-métrages.

Eves futures
(1964), très beau titre, est un documentaire dans une usine de confection de mannequins. Les images des mannequins déboîtés, limés, moulés, démoulés, poncés, frottés, se mêlent à des images de mannequins vivants. Au final, on ne sait plus très bien qui est vivant et qui est mort. Le plastique s’ingénie à nous surprendre, tandis que la chair se fige. C’est un film coquin et charmant.

Dans Piège (1968), Jean-Baptiste Thierrée, aristocrate décadent, cherche auprès d’Arrabal un piège pour humains, et Arrabal lui trouve ce qu’il lui faut tout en lui disant qu’il y a un gros porc rose au fond de lui et qu’il ne le voit pas. Thierrée attend à la sortie de la prison et tombe sur deux nanas, Bulle Ogier et Bernadette Lafont, qu’il invite à venir le cambrioler pendant la nuit. Elles viennent, échappent au piège, et transforment le manoir de Thierrée en bordel monumental, à la façon des Petites Marguerites de Vera Chytilova. Le film se perd un peu dans le fantasme. Ca patine beaucoup et ça ne surprend pas, mais l’image est belle (des noirs et blancs excessivement saturés, jusqu’à nous donner parfois l’impression d’un dessin), et Gaspard Noé se tuerait pour faire un court-métrage comme ça.

Dragées au poivre (1963).

Grande comédie.
Dedans il y a Simone Signoret, Anna Karina, Sophie Daumier, Alexandra Stewart, Marina Vlady, Monica Vitti (génialissime !), Jean-Paul Belmondo, Francis Blanche, Romolo Valli, Claude Brasseur, Guy Bedos, Jean-Pierre Marielle, Jean Richard, François Périer, Jacques Dufilho, Georges Wilson, Jean Babilée, Jean-Baptiste Thierrée, et pas mal d’autres. Dire qui il y a dans ce film, c’est important. Ca donne l’idée que Dragées au poivre est l’équivalent d’un Astérix en 1963 : défilé des stars du moment. A la différence près qu’ici, pour Baratier, tout le monde se donne à fond. A aucun moment on ne voit un acteur cachetonner.
La comédie est entêtante, musicale, parfois à sketches et parfois narrative (mais qu’est-ce que ça raconte ? une histoire d’étudiants en cinéma-vérité qui finissent par se rendre compte que la vérité c’est Jacques Demy ? l’ascension d’une célébrité d’un jour qui part à Hollywood tourner un film sur Versailles ? et le sexe, surtout, non ? Tout le monde a envie de coucher avec tout le monde dans ce film. Ca déborde d’érotisme. Fantaisiste et érotique.). S’emparer avec autant d’évidence et de grâce (parce que c’est un film toujours gracieux alors qu’il pourrait à tout moment devenir bancal et lourd) d’une chose aussi fragile, relève du miracle. On pense à L’an 01 de Jacques Doillon, mais c’est à peu près tout. Et encore, L’an 01 s’épuise quand Dragées au poivre ne cesse de surenchérir dans la folie qu’il impose progressivement.

14 février

La poupée (1962)

Le contexte : une dictature en Amérique du Sud, mais le film est tourné à Paris. Pour les bidonvilles, Baratier a filmé ceux de Nanterre.
L'histoire : un savant découvre le secret de la duplication de la matière (du clonage, en somme, mais le mot n'existait peut-être pas encore à l'époque). Il s'attaque à la femme du dictateur, interprétée par un homme (Sonne Teal). Il en fait un clone, et le pénètre. C'est donc le corps de la femme du dictateur jouée par un homme et parlant avec la voix du savant, qui organise une révolution avec les gens des bidon-villes, qui sont des Arabes qui se font passer pour des Sud-Américains (lesquels ont découvert pendant le tournage que la personne en robe rose qu'ils suivaient depuis plusieurs jours pour le film était en réalité un homme). Entretemps, on tue le dictateur, mais comme on le tue trop tôt par rapport à ce qui était prévu, on le remplace par un jeune révolutionnaire qui lui ressemble vaguement et qui accepte d'être tué à sa place pour que le coup d'état ait lieu. Ajoutons à cela que la bonne est interprétée par Jacques Dufilho et n'arrête pas de chanter. Bref, La poupée est un invraisemblable film transgenre, confirmant mon impression première sur Baratier : c'est un cinéaste qui s'intéresse au sexe, à l'érotisme, et donc au genre.
Autre confirmation : le bordel est total, et pourtant le film est tenu.

17 février

La ville-bidon (1974)

Un promoteur immobilier s'empare d'un bidon-ville et d'une décharge pour en faire une cité moderne où l'on n'aura même pas besoin d'aller à Paris pour s'amuser.
Baratier, introduit dans le milieu des ferrailleurs par Daniel Duval, s'en donne à coeur joie dans une comédie anarchiste cinglante et lyrique. Les séquences de luges sur boue tractées par des voitures sont très fortes, très belles. Roland Dubillard joue un concierge alcoolique dont la parole semble ne jamais vouloir s'arrêter. La scène de la cocotte-minute à crédit est tordante. Et Pierre Schaeffer, le compositeur de musique concrète, est fantastique en architecte d'état.
C'est vraiment une belle chose, que de découvrir le cinéma de Baratier aujourd'hui. Ca donne l'idée d'une liberté qu'on ne rencontre plus nulle part. L'humanisme a éteint l'insolence, la bonne conscience a détruit l'humour. D'ailleurs, dans ce film, un Arabe égorge un mouton dans sa baignoire, et ça m'a fait penser à cette petite phrase qu'a prononcée je ne sais quel président. Les gens de gauche se sont offusqués, disant que les Arabes n'égorgeaient jamais de mouton dans la baignoire de leur HLM. Mais le problème n'est pas la vérité du propos, mais le propos lui-même, le fait qu'un constat si rapide soit pris très au sérieux et semble poser problème, qu'une anecdote de voisinage fantasmé fasse office de discours. L'esprit de sérieux est absent des films de Baratier. Mais pas l'esprit tout court.


18 février

Rien, voilà l’ordre (2002)

Une clinique psychiatrique, des vrais malades, et des acteurs qui jouent aux malades. Un texte poétique, un bordel infernal, un semblant de romance entre Amira Casar et James Thierrée.
A côté de la Cinémathèque, une réunion du G20 au ministère des finances. Ouais, pas au ministère de la culture ni à celui de l'écologie. Des CRS qui baillent et demandent aux bus de ne pas s'arrêter là et aux passants de changer de trottoir. La presse, très affairée. Sur la Seine, les bateaux du ministère prêts à partir avec les lingots nationaux jusqu'en Normandie. Interdiction formelle de garer son vélo. Pas pratique pour poser une bombe. A quoi serviront les bateaux ?
C'est l'après-midi, dans la salle Henri Langlois tout le monde amorce une sieste. Quelques rires de temps en temps. Une image numérique épouvantable. Pour certains auteurs, le passage du muet au parlant fut une calamité. Mais celui de la pellicule au numérique en est une autre.


19 février

Un programme de 5 courts-métrages de Jacques Baratier, réalisés entre 1948 et 1956

Dehors, devant le ministère des Finances, les Amis de la Terre et Attac s'animent. Ils sont une quinzaine, contre le G20. Il pleut des cordes. Un peu triste, je les rejoins quelques instants, puis m'en vais voir les courts-métrages de Baratier.

Les filles du soleil (1948) est une courte incursion parmi les Berbères de Ouarzazate. Couleurs splendides et quelques beaux visages. Une fête. Un enfant qui récite l’alphabet puis s’enfuit en courant.

Dans La cité du midi (1951), Michel Simon nous présente les gymnastes, contorsionnistes, jongleurs et trapézistes de Montmartre. C'est un court-métrage impressionnant pour son sens de l'espace, de la cohabitation et du désordre. Et le plaisir à filmer tous ces acrobates est évident, palpable. Corps parfaits, agiles, prenant des risques inouïs. Michel Simon nous dit que c’est un métier qui enseigne tout.

Dans Métier de danseur (1952), Baratier s'intéresse aux cours de danse de Jean Babilée. Pas la plus grande réussite du cinéaste. Plus convenu. Même si le désir est toujours là, pour les danseuses. Mais Jean Babilée échappe au cinéaste.

Chevalier de Ménilmontant (1953) embarque, comme son titre le sous-entend, Maurice Chevalier dans le quartier de son enfance, Ménilmontant. On se serait passé des commentaires un peu lourds du chanteur, mais les images du quartier sont superbes, poignantes. Un village dans Paris. Des arbres, des fleurs, des enfants. Les plans sont brefs et poétiques, il y a des fulgurances à la Doisneau, des compositions qui semblent à la fois très élaborées et prises sur le vif.

Et Paris la nuit (1954) est une merveille, un poème pour la ville, pour ce qui s'y passe, pour ce qu'on y voit. Il n'y a pas de fil conducteur, si ce n'est ce mouvement de la nuit et cette fatalité du petit jour qui vient, il n'y a pas de commentaires en voix-off, il y a simplement un lieu qui réunit toutes ces images, toutes ces scènes charmantes et drôles. Plus que Doisneau, cette fois, c’est Man Ray ou Imre Kertesz : instants profondément cinégéniques, à la façon de ce petit groupe aviné qui traverse Paris en chantant toujours la même chanson et qu’on retrouve d’un bord à l’autre de la nuit.

Ce qui est frappant, dans ces courts-métrages, c'est le désir de Baratier pour un lieu et un temps donné. Il se projette, là, dans ces figures, par l'érotisme, par l'ivresse, par l'envie de saisir quelque chose de fugace, presque futile, et d'en donner, par le cinéma, l'impression la plus vraie. Vraie et cocasse, sans que cette cocasserie soit forcée. Elle semble innée – c’est un ton plus qu’une volonté. On pourrait dire de Baratier qu’il est un explorateur du proche. D’abord attiré par l’Afrique (c’est là-bas qu’il renonce à devenir peintre), le voilà anthropologue de sa ville, de ses quartiers.

L'image ci-dessus n'est pas de Jacques Baratier mais de Robert Doisneau, car je n'ai pas trouvé de photogrammes correspondant aux courts-métrages présentés aujourd'hui. Elle représente Jean Babilée.


La chronique de la suite de la rétrospective se trouve .

jeudi 10 février 2011

Prospective XXIème siècle, au Plateau - une exposition collective

L'exposition s'ouvre sur une photographie de Florence Paradeis, Drink in a park, où une femme assise sur un banc boit un verre d'eau et regarde vers la première salle que l'on ne voit pas encore. C'est la question du hors-champ, que pose cette photographie, hors-champ d'autant plus imposant que le champ contient un élément transparent (le verre d'eau).

Quelques oeuvres m'ont particulièrement marqué. Le film de Mark Leckey, Shades of destructors, est une splendeur. Composé de photogrammes d'un film tourné pour la BBC adaptant une nouvelle de Graham Greene, de sa bande-son légèrement déformée (ralentie ?), et de photographies prises par l'artiste dans son atelier, c'est un véritable travail de réappropriation d'une oeuvre, par son détournement romantico-anarchiste. Les images arrêtées donnent, on le sait depuis La jetée, l'impression d'un futur. Et ce futur semble être un futur d'après la catastrophe. Il y a une joie dans cet après, en même temps qu'une langueur confinant au nihilisme. On voit, par des fondus enchaînés, des visages se déformer, grimaçant, convulsés. C'est l'anti-pose. C'est la redéfinition de ce qu'est un visage par le mouvement arrêté de l'image volée. Le pirate réinvente les figures.

La réappropriation est fertile. Toutes les images inventées par l'auteur témoignent d'un hors-champ de l'oeuvre pré-existante, hors-champ qu'il a investi par le rêve et par l'action, en photographiant son atelier comme l’espace possiblement pris d’assaut par les héros du téléfilm. Et c’est peut-être la furie destructrice de la nouvelle de Graham Greene qui est elle-même venue semer le désordre dans l’atelier de l’artiste par le biais de la BBC.

La question du hors-champ est vraiment centrale dans cette exposition. Je garde du film une image bien précise : des hommes contre un pan de mur très seul dans un vaste chantier. Après rage against the machine, c'est rage against the wall. Une photographie de Bill Owens, Dinner in pool, lui fait écho quelques salles plus loin - un couple dînant dans une piscine vide, avec derrière eux leur villa californienne et leur chien. On retrouve, sans s’en apercevoir, le motif de la photographie de Florence Paradeis : le verre d’eau. Elle semble avoir extrait de cette photographie une figure, une seule – et la femme ne regarde plus son mari mais l’inconnu.

En vérité, peut-être plus encore que le hors-champ, la question véritable des artistes mis en présence dans cette prospective, est celle-ci : que faire de ce qui nous préexiste ? comment rêve-t-on les oeuvres d'art ? La réponse de Ryan Gander, dans Basquiat or I can’t dance to it, one day but not now, one day I will but that will be it, but you won’t know and that will be it, est parfaite. Il demande à son galeriste de réinterpréter une scène du film Basquiat de Schnabel, et d'écrire et de dire un texte mettant en lumière son travail. Quel chemin parcourt-on dans une oeuvre ? Comment une oeuvre ouvre un ailleurs qu'il nous faut habiter parfois de toute urgence ? "Ce qui a été rayé, c'est la chose que l'on devrait chercher", dit le galeriste.

Plus loin, Emilie Pitoiset nous propose d'entendre sa version de L'année dernière à Marienbad dans Je ne me souviens plus de l’été dernier. La bande-son passe sur un vinyle grésillant, marque d'un temps, et d'une désagrégation. Marienbad est un film sur le souvenir. Et Emilie Pitoiset se demande comment on se souvient d'une oeuvre sur le souvenir. La bande-son est extraite - procédé d'extraction, comme on dit d'un minerai. Les trois photographies, intitulées Just because, qu'Emilie Pitoiset présente hors de la salle où l'on entend Marienbad, montrent trois personnes, en noir et blanc, dans les années 50, une carabine en main dans un stand de tir, pointée dans notre direction. Le verre qui protège la photographie est brisé à l'endroit du probable impact de la balle. En même temps que ces photographies sorties de l'oubli, l'artiste a ressuscité le tir qui les a précédées.

On trouve beaucoup de choses passionnantes dans cette exposition, comme ces deux pièces tenues à distance par Michel François, installation nommée Déjà-vu. Deux pièces identiques, avec du papier-peint représentant des bouleaux, et une pile de journaux au centre maculée d'encre noire qui tombe au goutte-à-goutte depuis le plafond. Une fuite. Le sentiment d'être observé par tous les yeux de ces boulots. Peut-être sont-ils les arbres qui ont servi à produire ce papier que nous voyons. Peut-être est-ce le temps, une réflexion sur le destin de la matière. Revoir cette même salle, après un long temps de déambulation dans l'exposition, est une expérience troublante.

Bruno Serralongue propose trois photographies splendides de Calais. En marge de Calais. Là, ce n'est pas une oeuvre qui est revisitée, mais une actualité : celle des migrants en attente. Deux visages forts nous regardant, un chemin dans une lumière d'aube, la relique d'un sac de couchage dans des buissons : voilà une réalité que nous n'avions jamais vue. Bruno Serralongue propose un autre angle, un autre point de vue, et définit avec une précision inouïe ce qui échappe au médiatique.

Enfin, l'oeuvre de Mario Garcia Torres, What happens in Halifax stays in Halifax, qui clôt l'exposition, est une merveille. L'artiste enquête sur une oeuvre tenue secrète, conceptuelle, sans réalité matérielle, n'existant qu'entre quelques étudiants, et n’existant que parce qu'elle est secrète. Cette oeuvre a été produite dans les années 70, sur l’impulsion de l’artiste Robert Barry. Mario Garcia Torres se lance à la recherche des étudiants, qui ne livrent pas le secret de cette oeuvre, mais le souvenir qu'elle leur évoque. Souvenir vague : eux-mêmes ne se souviennent plus, prétendent-ils, de ce que c'était. Hors-champ enfoui dans l'oubli, pièce manquante, retranchée du monde et du temps.

scènes coupées du film Oncle Boonmee de Apichatpong Weerasethakul

Il est intéressant de voir les scènes que Apichatpong Weerasethakul a décidé de ne pas nous montrer.
On s’aperçoit ainsi que la princesse avait un rôle bien moins ponctuel, puisqu’une scène la montrait acclamée de nuit par des villageois tendant les mains vers son ombre voilée, et une autre la présentait accouchant suspendue à la branche d’un arbre.

Hormis une séquence où la belle-soeur de Boonmee attend un bus en ville, ce sont surtout des séquences nocturnes qui ont disparu. Apichatpong Weerasethakul a gommé la nuit. Et ce royaume que l'on voit dans l'image ci-dessous ? Quelles âmes devait-il abriter ? On ne saura pas. Les palais ont été détruits, et les fantômes se sont évadés des cages préconçues (un temps : la nuit ; un lieu : ce palais - ça ne suffisait pas : ils sont partout et peuvent apparaître à tout moment).

Il y avait un deuxième dîner, où la femme de Boonmee revenait, mais où son fils n’était plus. Boonmee y émettait l’hypothèse que le singe venu la veille n’était pas son fils, mais un animal farceur. On y entendait des propos sur la méditation : « le jour où tu maîtriseras cet art, déclare-t-il à sa belle-sœur, tu pourras aller où tu veux ». Il explique également que ce qu’il voit quand il médite est comme un film. On peut alors renverser le propos : pour Apichatpong Weerasethakul, faire un film est comme méditer.

Dans la grotte, on voyait des images d’animaux primitifs, de cellules à travers un microscope, et on entendait l’histoire très triste de la belle-sœur, juste après que les parois ne soient mitraillées par des flashs intempestifs, où d’autres surfaces, formes et profondeurs se révélaient.

Ici, un point de vue sur le film.

mercredi 9 février 2011

Une seconde fois Oncle Boonmee, de Apichatpong Weerasethakul

La première fois, j'avais des réserves. Le film m'avait paru fabriqué. J'étais passé à côté du flux emportant les séquences. Je n'avais vu que juxtaposition où il s'agissait en vérité de stratification. Revoir ce film a été un immense plaisir. En voici la chronique faite pour le webzine Kinok.

On retiendra d’Oncle Boonmee sa chambre ouverte sur la jungle, où quelqu’un dort dans la lumière, sous une moustiquaire rose et translucide, tandis qu’un fantôme disparaît. D’une chambre, Apichatpong Weerasethakul a fait un paysage. D’une action quasi-nulle, un événement. D’une immobilité, un mouvement. D’un temps, un autre. La lumière vient, le fantôme fond, et la nuit est passée. Le fantôme a veillé la dormeuse, assis de l’autre côté de la moustiquaire. Car dans ce film-là, on prend bien soin les uns des autres.

L’attention à l’autre : c’est peut-être la seule chose que les acteurs jouent. Une visite, une apparition, un chien – on enregistre la présence de l’autre, on la considère. Le reste est affaire d’être-là. Quand Boonmee surgit et annonce qu’il part cette nuit dans la forêt pour mourir, un homme et une femme regardent la télévision. Leurs deux têtes alors pivotent en même temps vers lui, et retournent en même temps vers la télévision. Il n’y a jamais de drame. S’il y a des événements, il n’y a pas d’effroi. Un fantôme et un homme-singe sont autour de la table à dîner avec Boonmee, pourtant, lui, tout ce qui l’inquiète, c’est de savoir ce que sa belle-sœur fera de ses ruches quand il mourra. Bien sûr, d’abord, il y a eu la surprise pour Boonmee de voir sa femme morte et son fils disparu revenir, mais peu à peu la conversation a glissé. Le temps présent, chargé des figures du passé, envisage déjà le futur.

Ces glissements sont nombreux dans le film. Orchestrés sans emphase, ils permettent à cette histoire d’un homme qui va mourir de collecter d’autres histoires, d’autres possibles vies, sans annuler celle-ci. Oncle Boonmee n’est pas un recueil de segments disjoints ni de films courts, mais plutôt un amas, une formation rocheuse stratifiée laissant voir à son flanc tout ce qui la parcourt. Entrelacés, chacun de ces segments emprunte un sillon neuf continuant l’esquisse d’un personnage fait de souvenirs, de rêves et d’incarnations lointaines, et se dessinant même après sa mort.

Glissements, fuites en avant. Boonmee quitte la maison pour traverser la jungle et mourir dans une grotte. Un buffle se défait de la corde qui l’attache à un arbre et s’évade. Un jeune moine incapable de dormir s’échappe et rejoint la belle-sœur de Boonmee dans une chambre d’hôtel où il prendra une douche et s’habillera en civil pour aller dîner avec elle. Le film a ce ton de la fugue. Fugue aussi que cette mort dans la grotte. Boonmee, après le long cortège familial dans la jungle, suivi par les hommes-singes aux yeux rouges qui l’observent comme on observe le vieux lion mourir, débranche la dialyse qui le tient en vie et se vide, liquide sur les pierres : fin d’une incarnation.

Un lieu, donc : la maison d’Oncle Boonmee. Tout y converge. Un homme du Siam a traversé le Mékong pour venir travailler ici, où on boit du thé de Chine. Les singes rôdent et le fantôme d’une femme aimée resurgit. Les insectes pullulent. Et même les films précédents du cinéaste s’y retrouvent (la grotte utérine de Iron Pussy, la jungle à travers les fenêtres de l’hôpital et le jeune moine de Syndromes and a Century, la mention d’une capsule que l’on voit dans Primitive ou dans le court-métrage A letter to Uncle Boonmee, la transformation animale de Tropical Malady...).

Apichatpong Weerasethakul s’inquiète de la transmigration des âmes, de la mémoire des êtres, et des migrations clandestines. Le présent est poreux. C’est un temps qui contient tous les temps, comme cette maison, pas très grande et isolée, mais où le monde entier vient faire parler de lui. Au fils d’Oncle Boonmee, devenu singe, ce fait est apparu comme une révélation. Il prenait des photographies, partait marcher autour de la maison, rentrait le soir pour développer les pellicules, et à la loupe observait les formes étranges de ces singes, qui furent le présage de ce qu’il devrait devenir. Les photographies ont un rôle important dans ce film. Lorsque le fantôme de la femme d’Oncle Boonmee revient, on lui montre celles de son enterrement. Lorsque l’un ou l’autre rêve du futur, il le voit sous la forme d’images arrêtées, qui viennent s’insérer dans la temporalité du film avec la force des images de La jetée de Chris Marker. Le futur apparaît comme quelque chose d’enregistré – le passé aussi – la notion de présent est toute relative.

Le film glisse d’une histoire à l’autre. Pourtant centrale, celle d’Oncle Boonmee ne cesse d’échapper, instable, à la linéarité du récit. En fait, elle n’est pas centre, mais elle est peau – c’est-à-dire qu’elle contient. Il suffit d’un plan où quelqu’un assoupi sur un hamac observe le soir qui vient, pour qu’une autre histoire surgisse, un rêve, un conte, une autre forme de vie. On verra par exemple une princesse au visage grêlé faire l’amour avec un poisson-chat, comme on a vu le buffle s’évader. Ces histoires ne sont pas isolées, ne font pas office de secret ou de métaphore : elles créent, au contraire, plutôt qu’une précision, une étendue. Les êtres s’étendent, recouvrent les espaces laissés vacants. Il est dit que les fantômes ne sont pas attachés aux lieux mais aux êtres. Et il apparaît que les êtres eux-mêmes savent se disperser, se projeter au-delà des lieux qu’ils habitent et du corps qui les tient en vie.

La dernière séquence, en ce sens, est admirable : le jeune moine s’échappe, retrouve la belle-sœur de Boonmee et lui propose d’aller manger. En partant, ils s’aperçoivent qu’une partie d’eux-mêmes restera là, dans cette chambre, devant la télévision. Ce dédoublement simple est le fulgurant aperçu d’une multiplicité des vies possibles.

On essaie. On essaie d’enfermer, de compartimenter, de cloisonner. On pose des moustiquaires autour du lit. On s’affranchit des villes. Mais soudain on aperçoit un passage, et on l’emprunte, et on quitte ce temps et ce lieu. Mais on ne les quitte jamais vraiment. Ce temps, ce lieu, persistent, et nous dedans. Mais on ne s’y est pas soustrait – on s’est, au contraire, multiplié.


La chronique est lisible ici aussi.

mardi 8 février 2011

De l'influence des rayons Gamma sur le comportement des marguerites - Paul Newman - The effect of Gamma-rays on man-in-the-moon marigolds

Pour parler de ce film, j'ai envie de citer la fin d'une nouvelle de Raymond Carver, Intimité, qui se trouve dans le recueil Les trois roses jaunes, et où le narrateur rend visite à son ex-femme. Elle l'a insulté pendant toute la durée de la visite, il n'a rien trouvé à lui répondre, si ce n'est qu'il est d'accord avec elle, et il s'est mis à genoux devant elle, sans raison, sans pleurer, juste pour se mettre à genoux et toucher le bas de sa jupe. En sortant de chez elle, voilà ce qu'il dit :

"Je m'éloigne le long du trottoir. A l'autre bout de la rue, des enfants se font des passes avec un ballon ovale. Mais ces enfants ne sont pas à moi, et ils ne sont pas à elle non plus. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Et il en tombe d'autres sur mon passage. A chaque pas, j'en écrase sous mes semelles. Il faudrait que quelqu'un fasse un effort. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans."

J'ai cité cet extrait pour plusieurs raisons. La première, la plus évidente, c'est que mettre de l'ordre est l'obsession jamais réalisée de Betty, mère de famille élevant seule ses deux filles depuis que son mari est mort (mort, mais il l'avait quittée avant, ne cesse-t-elle de préciser, pour nous donner un aperçu plus juste de la mouise dans laquelle elle est). Son influence à elle, rayon gamma radioactif, sur ses deux marguerites de filles, a des effets variés. La plus jeune est gorgée de peur et s'enferme dans la silence d'une vie pré-laborantine. L'autre est gorgée de haine et hurle la nuit et parfois fait des crises d'épilepsie - son seul soulagement est d'imiter sa mère lisant le journal pendant les cours de théâtre au lycée. Cette mère, toxique, tente d'inculquer sa haine de la vie à ses deux filles. La plus jeune s'en démarque. Sa passion pour les sciences ouvre un monde bien plus vaste que ce que sa mère prétend. Elle a compris depuis bien longtemps que le fameux cheese-cake qui a fait la gloire de Betty en vérité n'existe pas, et n'existera jamais, malgré les promesses répétées d'une fête toujours remise au lendemain.

La deuxième raison, c'est que le film est plein de ce qui a fait la force de la littérature américaine des années 40 à 70. On trouve Carver pour l'alcoolisme et le sentimentalisme horrifique qui en émane, les petites gens, l'indécision chronique, l'impression permanente d'avoir gâché sa vie et de pouvoir la gâcher un peu plus encore (incroyable scène où Betty, apprenant qu'elle va devoir monter sur scène si sa fille reçoit un prix pour son expérience scientifique, panique, infantile, et répète, terrorisée, les mots qu'elle dira : "mon coeur est plein de joie") ;
on trouve Carson Mac Cullers, pour la poisse et le délabrement humain dont ne cesse de témoigner l'architecture, et aussi pour ce personnage de jeune fille (Matilda) géniale et renfermée, et celui de son professeur de sciences si poétique et tendre qu'on le soupçonne d'être pédé, voire pédophile (pourquoi demande-t-il de fermer la porte de la classe alors qu'il est en train de toucher la main d'une élève ? pourquoi a-t-il offert un lapin à Matilda ? d'où peut venir cette profonde gentillesse, si ce n'est de quelque tare mentale ou sexuelle ? - on est dans une petite ville, et les gens qui y vivent y sont nés, aussi les soupçons vont-ils très vite, les rumeurs enflent et figent les personnages sous des masques de faits divers);
Tennessee Williams également, pour cette Betty alcoolique, prisonnière d'une gloire passée absolument imaginaire, de cette époque où, dit-elle, elle était la reine du lycée, toujours un mot pour rire, toujours déléguée. Le film est d'ailleurs tiré d'une pièce de théâtre de Paul Zindel, auteur qui m'est complètement inconnu. Quoiqu'il en soit, c'est la littérature d'un pays et d'une époque qu'on sent vibrer dans chaque image du film de Paul Newman.

Du cinéma aussi : Joanne Woodward est une Gena Rowlands parmi d'autres, ou bien une Barbara Loden (la femme de Elia Kazan qui réalisa le terrible Wanda), bref, une actrice prête à s'avilir au maximum pour toucher, par des moyens bouffons et pathétiques, à l'émotion la plus profonde. Dire toutes les couches, toutes les strates d'un être brisé, perdu au fond de lui-même et ne trouvant plus l'issue. Joanne Woodward accepte ça, sans doute parce que c'est son mari qui la filme. Son mari, Paul Newman, qui, comme acteur, m'a toujours paru profondément bon, humain, aimable, et qui fait là un vrai film de démocrate. Un film qui s'intéresse aux paumés sans les stigmatiser (tout le contraire de Clint Eastwood), qui leur fait une place sans prétendre changer leur vie, qui les admire, même, d'une façon ambigüe, où cruauté et tendresse se confondent.