jeudi 27 janvier 2011

Inland Empire - David Lynch

Au bout d’une heure, rien ne va plus. Laura Dern confond, ou plutôt croit confondre, une ligne du dialogue du film dans lequel elle joue et la réalité pas encore survenue d’une histoire trouble avec l’acteur de ce même film. Les temps sont mélangés, qu’ils soient passés, présents, futurs, hypothétiques ou fantasmés. Les temps sont craints et révolus, ils s’échappent des lignes auxquelles on les avait destinés. Un événement survenu plus tôt prend alors tout son sens (toute sa dimension de présage) : on avait eu tort de considérer comme une scène de comédie l’irruption de Grace Zabriskie en voisine encombrante dans la maison-palais de Laura Dern. Ses mots de femme sénile se mettent à enfler. Son accent ouvre un monde inconnu. Sa parole a été contagieuse : sa parole, qui n’était qu’un événement du film, est peut-être le moteur secret de ce film.

Grace Zabriskie est la voisine de Laura Dern. Elle vit à côté de chez elle. Elle est une frontière que Laura Dern finira par franchir. Inland Empire est un film sur la contiguïté. David Lynch a pris le temps de juxtaposer des images, des figures. Il y a la sitcom lente de la famille lapin, il y a le script du film que Laura Dern est en train de tourner, il y a la Pologne, la jalousie d’un mari, la fuite d’un autre avec un cirque, le gang des nanas, la femme au tournevis, une nonne implorant Dieu (« chasse ce rêve maléfique qui m’étreint le cœur), un confessionnal, et une fille qui regarde tout ça en pleurant devant l’écran de sa télévision. Les mondes sont les uns à côté des autres. Mais par ces jeux de contre-champs improbables dont Lynch est devenu le roi depuis Lost Highway, ils vont empiéter les uns sur les autres et se mélanger. Si bien qu’Inland Empire deviendra l’histoire d’une femme avec des lapins dans la tête.

La force du film est son absence fondamentale de sérieux. Rien n’y est grave, et tout est important. On regarde Laura Dern mourir sur le trottoir, éventrée par la fille au tournevis, puis on l’oublie, préférant écouter la Japonaise sous crack parlant de son amie qui a un singe, une perruque blonde, et un trou entre son vagin et ses intestins. Perforées, les cloisons sont franchies. Et si le film prend tour à tour des allures de drame sentimental, de thriller et de film d’horreur, sa vraie direction est la fête. Fête finale cachée sous un générique où toutes les figures brassées par le film se retrouvent pour danser. Les doigts claquent et le monde se renverse.

Il en va de la Pologne comme d’Hollywood : tout cela n’est qu’un décor, un lieu où la psyché vagabonde, paumée, effrayée par sa propre puissance. Découvrir qu’on a des lapins dans la tête n’est pas une mince affaire. Et on voudrait bien rencontrer cette fille qui nous regarde en pleurant sur l’écran de sa télévision. Laura Dern l’embrasse, et l’embrassant la libère de sa fonction de vidéo-surveillance. La fille rejoint les décors de l’esprit, rencontre les figures qui peuplaient son écran. Elle n’est plus l’enveloppe compassionnelle – ou plutôt, elle l’est peut-être encore, mais elle est à l’intérieur cette fois. Elle ne protège plus, elle s’insinue. David Lynch a construit, avec Inland Empire, une grande maison où les figures les plus disjointes pourraient cohabiter. Les scènes tournées à Lodz ont l’air de se passer dans le jardin d’une villa hollywoodienne. L’exotisme prévu (Lynch tourne à l’Est !) s’est changé en étrange familiarité.


Deux trucs dingues :
Laura Dern
et la dv.
Ce qui aurait pu tuer le film, David Lynch le métamorphose.
Preuve par l'image :



Hai shang chuan qi - I wish I knew - Jia Zhang-Ke

Au début de ce recueil ultra-chic de témoignages larmoyants, on entend un lion rugir. Le lion, c'est Jia Zhang-Ke. La cage, c'est son film.
Un cinéaste assis sur sa réputation filme des gens assis sur leurs souvenirs d'enfance. Et de l'intime devrait surgir l'universel, mais bizarrement c'est le contraire qui se passe. Peut-être parce que l'universel est visé dès le début. Annoncé, on ne l'attend plus.
Car Jia Zhang-Ke se sait déjà figure historique de son pays. Alors, pour ne pas trop que ça se voit, il filme d'autres cinéastes, et présente des extraits d'autres films que les siens. Le cinéma a accompagné l'Histoire de la Chine. Mais ce film-là se contente de commémorer. Fantasme autofellatoire réalisé.
Un lion en cage, vraiment. Jia Zhang-Ke est un cinéaste qui sait faire des plans. Le problème, c'est qu'il ne sait plus où les mettre. Sa caméra tourne autour des individus qu'il interroge pour attraper une lumière nouvelle, une ombre, une autre perspective. Et son sujet lui échappe. Les confidences des uns et des autres déguisent vaguement un essai architectural de première classe. Mais elles sont là. Le spectateur les subit.
En sortant, il y avait ceux qui voulaient absolument retrouver cet article du Monde où le film était contextualisé, ceux qui disaient "la Chine, quel pays surprenant !" et puis ne disaient plus rien, ceux qui un peu gênés avaient trouvé certains témoignages intéressants et d'autres moins. Jia Zhang-Ke nous met dans cette position du mauvais élève. Didactique à moitié, son film est une moitié de film. Parfois, il y a de belles choses. Parfois il y en de trop belles. Rien n'est vraiment à sa place. Ni le cinéaste, ni les spectateurs.
Le fil rouge de cette femme déambulant en silence dans les rues de Shanghai est un procédé navrant. Entre deux prises de paroles, une pause. Entre deux lieux clos, une vue de l'extérieur de la ville. Et sur les ouvriers qui bougent, des plans statiques. Et sur les gens assis, des plans qui tournent. On a vu plus subtil.
Ce n'est même pas un problème de subtilité. C'est seulement que ces procédés révèlent l'ennui du film à thèse. Les plaisirs ne sont plus inconnus.

A letter to Uncle Boonmee - Apichatpong Weerasethakul

Une lettre, un lieu. La caméra navigue dans le lieu, tandis qu’en voix-off un homme lit une lettre à cet Oncle Boonmee qu’il n’a pas connu, mais dont il a lu le livre, et qui est la matière du film qu’il voudrait faire.

Cette lettre est lue deux fois par deux voix différentes. Et si la caméra emprunte d’abord les mêmes chemins, lors de la deuxième lecture elle parvient à s’extraire de la maison et filmer le paysage. Un homme apparaît, vêtu en soldat, un chien, un potager, plusieurs soldats dans le jardin, ainsi qu’une capsule extraterrestre de laquelle émane une fumée.

La première lecture était une répétition, avant que la deuxième lecture ouvre un peu mieux l’étendue contenue dans cette figure qu’est Oncle Boonmee. Les images naissent, préparées par la répétition de cette lettre, de cette adresse à l’inconnu.

A letter to Uncle Boonmee est le chantier d’un film en train de se faire.

mercredi 26 janvier 2011

The green hornet - Michel Gondry

C'est un film de Michel Gondry écrit par Seth Rogen. Ecrit par lui et pour lui. Son génie d'acteur s'y déploie plus encore que dans les productions Apatow. Mais peut-être est-ce le genre - le film de super-héros - qui permet cette fantaisie pour une fois vraiment débridée.

Seth Rogen est un idiot. Son idiotie génère un maximum d'inventions. Il a cet art si particulier du ralentissement effréné, de la démission rapide et poltronne, du retournement de situation toujours égocentré. Un écart de langage, un défaut de prononciation, une parole perfide sur laquelle on revient soudain : tout est prétexte à s'écarter de l'intrigue, à contourner l'efficacité. Seth Rogen disperse - au réalisateur alors de rassembler.

Dans les productions Apatow, il y a un surmoi social et sentimental qui entrave l'idiotie de Seth Rogen. Il incarne souvent un type un peu paumé, un geek, un marginal, quelqu'un qui s'est construit contre la réalité. Dans The green hornet, la réalité n'existe pas. Seth Rogen est milliardaire et peut tout se permettre. Célibataire et pas amoureux, aucune loi ne le pousse vers un quelconque retour au monde. Il s'en éloigne, au contraire, de plus en plus. Tout le film témoigne de cet écart, toujours plus débile et hilarant. Même le rapport au père, qu'on pourrait craindre, esquive le drame, le petit faire-valoir de la comédie qui voudrait être soudain très grave et se justifier ainsi de n'être qu'une comédie.

Car le véritable moteur de ces films est souvent l'amitié. De quoi elle se compose, de jalousies, d'envies, de compétitions, de blagues, de délire partagé, de jusqu'au-boutisme du bizarre, d'érotisme refoulé. Ici, l'ami est un roi du kung-fu, et si Cameron Diaz vient perturber le duo, elle ne le détourne pas, elle ne se fait pas la ligne de mire d'un film ratant sa cible.

C'est écrit par Seth Rogen mais c'est un film de Michel Gondry. Michel Gondry est un cinéaste étrange. Plus la machine est lourde, mieux il s'en tire. C'est un fait rare. Il y a chez ce cinéaste une joie à manipuler les millions de dollars et à les détourner de leur envergure spectaculaire pour en faire un matériau drôle et vivant. Jubilation qui parcourt le film d'un bout à l'autre, ne serait-ce que par touches. Jusqu'à la fin, ou presque - car la dernière course-poursuite obligatoire, sans laquelle il n'y aurait pas de film de super-héros, s'étale un peu trop. Mais Michel Gondry s'en sort plutôt bien. Une clé usb en forme de sushi et un pied de fauteuil de bureau volent la vedette aux explosions grandiloquentes et aux freins crissant fort.

Même le méchant est un beau méchant. Christoph Waltz, qui semble s'amuser beaucoup plus que dans le dernier Tarantino, est assailli de doutes terribles. Aurait-il dû changer de nom avant de prendre le contrôle de Los Angeles ? Devrait-il s'habiller avec plus d'élégance ? Lui faudrait-il comme à Seth Rogen un nom de super-héros ? Sa façon de se laisser décontenancer à la moindre remarque est prodigieuse.

vendredi 21 janvier 2011

Le canardeur ou Thunderbolt and Lightfoot - Michael Cimino & My own private Idaho - Gus Van Sant

My own private Thunderbolt and Lightfoot

Gus Van Sant a vu Thunderbolt and Lightfoot de Michael Cimino. Il l’a vu et rêvé. Et ce rêve fut si fort que 17 ans plus tard il en a fait un film : My own private Idaho.

L’action de Thunderbolt and Lightfoot se tient dans l’Idaho. Celle du film de Gus Van Sant s’y dirige puis s’en enfuit. Ce n’est pas possible de rester là, prisonnier d’un rêve, d’un lieu si plein du rêve d’un autre. My own private Idaho n’est pas un remake, c’est un redream, une version autre d’une histoire autre. On ne reconnaît plus rien mais on reconnaît tout.

Du monde viril et hétérosexuel de Cimino, Gus Van Sant a retenu l’esquisse d’une amitié fascinée entre Clint Eastwood et Jeff Bridges, et l’a changée en histoire d’amour entre River Phoenix et Keanu Reeves. Jeff Bridges craint que Clint Eastwood ne l’abandonne après le casse qu’ils préparent : ce ne sont que quelques lignes de dialogue qui ont permis à Gus Van Sant de rêver d’une romance impossible. Les filles ont été chassées (ou presque), la drague n’est que prostitution, la drogue est apparue. Toutes les filles ? Non. Il en reste une, l’Italienne, qui, à la manière de la banque de Thunderbolt and Lightfoot, mettra fin à la dérive des deux amants, retenant Keanu Reeves auprès d'elle.

Mais c’est peut-être aussi de voir Clint Eastwood embarquer Jeff Bridges au drive-in déguisé en femme. L’occasion était trop belle de projeter là plus de désir qu’il n’y en avait. Gus Van Sant ne s’en est pas privé.

Jeff Bridges tombe, défaille, reçoit un coup puis s’effondre aussitôt, pas si viril qu’il en a l’air, grande gueule toujours un peu sonnée. Gus Van Sant a changé cette tendance à la chute en narcolpesie. River Phoenix est habité d’un mal étrange, qui à la moindre émotion le fait s’endormir où qu’il soit. Et Jeff Bridges meurt sans explication à la fin du film de Cimino, meurt comme s’il avait brûlé tout ce qu’il pouvait de vie, meurt d’émotion après avoir gagné la confiance et l’amitié de Clint Eastwood. River Phoenix meurt lui aussi. Quelque chose de l’ordre de la fulgurance les unit, au-delà de leur blondeur. Dans les deux films, on tombe, on meurt, et on ne sait pas vraiment pourquoi. Dans les deux films enfin, mourir est la condition de l’immortalité. Et c’est une immortalité pour l’autre. Puisqu’on ne peut pas l’aimer, il faudra le hanter.

Thunderbolt and Lightfoot, pourtant, est un film très léger, tenu mais presque anodin. Mais cela a suffi pour que Gus Van Sant s’en empare et livre sa version d’un Idaho d’aventuriers. Cela a peut-être à voir avec les rivières. Dans le film de Cimino, on ne cesse d’y venir et de s’y arrêter. On se soigne au bord de la rivière, on y règle ses comptes, on y prépare un mauvais coup. La rivière est toujours là, omniprésente dans le paysage, et sans doute aussi dans l’esprit des hommes. Dans un coin de leur tête, il y a toujours la possibilité d’aller à la rivière. Elle creuse des sillons que Gus Van Sant a empruntés.


jeudi 20 janvier 2011

à propos d'Alain Badiou et des dessins animés

Dans le passionnant entretien qu'accorde Alain Badiou aux Cahiers du Cinéma du mois de janvier 2011, il y a ceci :
"La couleur, par exemple. Elle est très peu maîtrisée. Bien sûr, il y a des films où la couleur est importante, mais ça reste un paramètre dont l'intégration formelle échappe, même dans les grands films. On voit très bien que la couleur échappe, qu'elle est là parce qu'elle est là. Ce n'est pas comme dans une peinture. Dans une peinture, le peintre doit donner un coup de pinceau pour que ce soit là. Au cinéma il y a plein de choses qui sont là parce qu'elles étaient là, tout simplement. On en contrôle une partie mais il y a encore un avenir de contrôle à propos duquel il y aura des inventions formelles."

Je pense qu'Alain Badiou se trompe. Ce contrôle existe déjà, dans le dessin animé notamment.
Et je pense aussi qu'il se trompe quand il parle d'un avenir de contrôle. Le contrôle n'a pas grand chose à voir avec le cinéma. Un dessin animé, d'ailleurs (ou film d'animation), n'a rien à voir avec le cinéma. Le cinéma est, me semble-t-il, profondément lié aux contingences - à ce 'parce que c'est là'. Et même, ce sont les contingences qui font le cinéma.

Je n'aime pas les dessins animés. Les dessins animés sont des films pour les enfants. Et je n'aime pas entrer dans les chambres des enfants. Ca ne me regarde pas. C'est pire encore lorsque le dessin animé s'ouvre à un public adulte : il y a une obscénité dans cette contiguïté.
Je n'aime pas les dessins animés parce que je préfère les films. Je préfère voir 'ce qui est là'. Je préfère regarder un acteur bouger plutôt qu'un dessin. Le dessin sera forcément gracieux, et même si on ne connaît pas d'avance sa trajectoire, même si on est surpris par son évolution, on sait que tout est écrit. Rien ne peut survenir, dans un dessin animé. L'acteur humain pourrait tomber, oublier son texte, dire une phrase à la place d'une autre, embrasser un personnage au lieu d'un autre. Le dessin ne pourrait pas. Les seules surprises qu'on a, quand on regarde un dessin animé, viennent du scénario. Tout est écrit. Le cinéma ne s'embarrasse pas d'une telle fatalité. Le cinéma est l'art de l'événement. Les oiseaux qui s'envolent au milieu d'une scène dialoguée dans YiYi, le passage des avions dans Deux ou trois choses que je sais d'elle, la transe qui advient finalement dans Les tambours d'avant de Jean Rouch, l'arrivée de l'Indien dans The white diamond, confisquant par sa parole les images que Herzog tenait tant à nous montrer... Ca, pour moi, c'est le cinéma, c'est ce que j'aime y voir.

Fantastic Mr Fox - Wes Anderson

Chaque film de Wes Anderson est l’affirmation sans cesse renouvelée d’une liberté toujours fragile. Mr Fox est un voleur de poulets patenté qui promet à sa femme, attendant un enfant, de mettre un terme à ses larcins. Et douze années passent, que nous ne voyons pas (parce qu’elles sont le lot commun, parce que Wes Anderson ne cherche que l’extraordinaire), avant que Mr Fox ne remette en péril l’harmonie domestique de sa famille. Harmonie qui importe peu, à vrai dire, en regard de la jouissance du criminel. Car la famille n'existe (n'est créative) que si elle naît d'un crime - ou du moins d'un mauvais coup.

Ce n’est pas la première fois qu’un voleur apparaît dans les films de Wes Anderson. Il y eut Bottle Rocket, qui ne raconte que ça : comment monter le casse du siècle, et comment toujours échouer. Il y eut le père de La famille Tenenbaum, sur la paille après avoir fraudé. Il y eut aussi l’équipage de Steve Zissou, dérobant les machines d’exploration sous-marine d’un concurrent. Et si le héros de Rushmore ne vole pas, c’est qu’il reçoit de Bill Murray tout l’argent qu’il désire pour accomplir ses rêves les plus démesurés. Fantastic Mr Fox est produit par la Twentieth Century Fox. On peut voir dans cette coïncidence un hommage décalé, une façon de répondre, sous la forme d’une élégie, à cette question si mystérieuse : d’où vient l’argent ?

Tout se passe comme si Wes Anderson, après cinq films, était toujours aussi étonné d’obtenir d’un producteur plusieurs millions de dollars pour mettre en scène ses fantaisies d’enfant bien éduqué. Bien éduqué, ça se sent dans le style, la patine des dialogues, leur rythme toujours frénétique même lorsqu’ils sont murmurés - civilisé mais sauvage : un renard en costume trois pièces. « We are wild animals », ne cesse de répéter Mr Fox aux personnes qui l’entourent, pour leur assurer que malgré le danger c’est bien là, c’est bien sur cette voie qu’il fallait s’engager. Et le loup, duquel il avait peur, lève le poing avec lui tandis que le soleil se couche. La révolution vient de l’intérieur du poulailler. On finit par danser dans les supermarchés. On a fait un bon film avec l'argent de la Fox. Et c'est ce qu'il y a de mieux à faire, avec cet argent-là.




mercredi 19 janvier 2011

Kent MacKenzie - The Exiles et quelques courts-métrages

Le travail de Kent MacKenzie est plutôt celui d’un journaliste que d’un cinéaste. Cela n’a rien de péjoratif. Kent MacKenzie est simplement un homme qui cherche des sujets que l’opinion commune ignore ou méconnaît. Il n’est ni poète ni gonzo-journaliste, il filme à sa manière, empathique et informative, d’autres vies que la sienne, d’autres problèmes, d’autres souffrances, altérant ceux de l’homme commun. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : altérer, partir à la rencontre de l’autre, tout faire pour le connaître, et donner aux spectateurs l’idée d’une autre existence possible.
Il choisit un angle : dans Rodeo Cowboy, c’est la journée de quelques champions de rodéo, entre batailles de mousse à raser au motel, considérations sur leur itinérance, et capture filmique de leurs exploits de huit secondes ; dans A skill for Molina, c’est la journée d’un homme sans emploi, père de huit enfants, reprenant des études pour devenir soudeur. Souvent, il s’agit de journées. Parfois de témoignages. Comme dans Bunker Hill, où un médecin, un pharmacien et un charpentier, parlent de leur quartier qui va être rasé et de la vie qui va disparaître alors. Ou dans Ivan and his father, où quelques jeunes gens discutent du problème relationnel que Ivan rencontre avec son père, et mettent en situation une possible réconciliation par la parole. Au début de ce court-métrage, un panneau nous demande : « si vous pouviez participer, que diriez-vous ? » Tel est l’objectif de Kent MacKenzie : faire débat.

The exiles est quant à lui construit sur le mode de « une journée avec ». En l’occurrence, une journée avec de jeunes Amérindiens vivant dans le quartier de Bunker Hill à Los Angeles.
Le film s’ouvre sur des images d’archives des Indiens d’avant les réserves. Les paysages laissent peu à peu place aux portraits. On apprend que si certains sont restés dans les réserves, d’autres sont partis se mêler aux villes. Et ce sont ces derniers que nous suivrons. Le générique annonce une bigarrure étonnante : chants indiens et barres d’immeubles. Aussitôt suivi par une scène où quelques Indiens dans un appartement écoutent de la musique américaine.
Le charme du film tient moins à ses explications, sa psychosociologie idéologiquement dirigée, qu’à sa lenteur, son évaporation progressive dans l’ivresse de la nuit. La femme se plaint d’être trop souvent seule, les hommes la laissent au cinéma et s’enfuient dans les bars et les salles de poker, avant de tous se retrouver au sommet de la colline, à chanter, boire, jouer de la musique, draguer, regarder les lumières de la ville à leurs pieds. Ils se consument mais restent dignes. Ils ne sont pas d’ici. Et cette étrangeté de leurs corps dans la masse californienne est le hiatus sur lequel repose The exiles.
Mais cette dérive lente et inspirée, filmée dans un noir et blanc parfait, est alourdie par des voix-off inutiles, ramenant le film vers ce qu’il aurait pu ne pas se contenter d’être : une étude. Voix-off convenues où l’on entend les pensées des protagonistes, pensées qui tendent à nous faire croire qu’ils sont des gens comme tout le monde. Mais tout témoigne du contraire. Et le film, au lieu de miser sur leur singularité, appuie sur la difficulté qu’ils éprouvent à s’intégrer.


L'article a été écrit pour Kinok

mardi 18 janvier 2011

Stretch - Charles de Meaux & Bas-fonds - Isild Le Besco

C'est le même principe que Shimkent Hotel : un homme découvre un monde immense et inconnu, duquel il ne se doutait pas, à travers une minuscule lucarne. Ainsi l'Orient est-il perçu dans Stretch à travers l'univers du sport hippique - quand dans Shimkent Hotel, ce même Orient se révélait dans un voyage, à la frontière du Kazakhstan, à la vision d'une usine désaffectée grande comme une cathédrale. Mais le premier film de Charles de Meaux mêlait documentaire et fiction, et sa naïveté avait quelque chose de saisissant, tandis que dans Stretch tout est écrit, scénarisé, étudié à l'avance, et cela marche moins bien. Le documentaire, c'est-à-dire la réalité, est d'ailleurs venu frapper à la porte de cette fiction qui a pour thème le destin, quand l'un de ses acteurs, David Carradine, est mort après quelques jours de tournage. Il manquait quelque chose. Il manquait une attention à l'instant que Charles de Meaux n'a pas vraiment su saisir.
Un problème parmi d'autres, cette ligne de dialogue : "c'est très dépaysageant". Oui, le héros vient sans doute d'un milieu modeste et n'a certainement pas fait beaucoup d'études. Mais pourquoi le dialogue est-il là pour le souligner ? Cela vient enfermer l'histoire, plutôt belle, dans une sur-signifiance sociologique inutile et sonnant faux.
Car l'histoire est belle. C'est un conte faustien, une méditation sur le destin, quelque chose de très mystérieux, presque insaisissable. On pense à Manoel de Oliveira - on pense aussi à Apichatpong Weerasethakul, évidemment. Charles de Meaux a tenté de parler de ce qu'est devenu aujourd'hui le rêve américain, de la manière dont il s'est déplacé vers l'Est, dont Macao a supplanté Las Vegas. Tout cela existe dans le film, porté par le talent du cinéaste pour l'espace, les couleurs et l'étrangeté. La mise en scène et l'écriture de Charles de Meaux flirtent sans cesse avec le ridicule. Elles y tombent parfois, mais parfois éblouissent avec rien. Ce qu'on sent surtout, et cela s'incarne particulièrement dans le choix de l'acteur (?) Nicolas Cazalé comme figure principale du film, c'est une mollesse, une paresse, une tendance à se regarder filmer. On se dit que tout ça aurait pu être autrement plus puissant.
La presse n'est d'ailleurs pas tendre avec lui, quand elle couvre de louanges le petit défilé de mode avec vomi sur les seins et sang sur la culotte du dernier film d'Isild Le Besco. Celle-ci achève avec Bas-fonds (de tiroir, de culotte, de commerce, de soutien) une trilogie sur le langage, dit-elle, où aucune de ses trois actrices n'articule. Rien ne vit, tout est toc, le point de vue sur la misère condescendant, l'hypothèse religieuse atterrante, la piste cruelle téléphonée, les fondus au noir insoutenables, et les scènes tellement courtes que rien ne peut advenir dans le plan. Tout est pose et démonstration d'une contre-culture agréée. Les tics de John Waters côtoient ceux de la nouvelle vague, et il n'est jamais question de mise en scène. Seulement un scénario pénible de 400 coups réduits à 2 ou 3 (choses qu'on n'entendra pas d'elles), et de vague rédemption mystique. Un godemiché posé sur un poste de télévision fait office de génie provocateur.
Si on attend que Charles de Meaux se réveille, on souhaite qu'Isild Le Besco retourne se coucher.

jeudi 13 janvier 2011

Jeanne Dielman - Chantal Akerman

Chantal Akerman nous explique pourquoi parfois quand on rentrait à la maison la purée était trop salée et le gigot trop cuit. C'est bon à savoir.

Quand je dis à propos de certains films (Everyone else, Social Network, Somewhere) qu'il manque une bombe, Jeanne Dielman voit très bien ce que je veux dire. Un coup de ciseaux et le tour est joué, et le spectateur libéré - ça s'appelle la catharsis, c'est un vieux truc oublié, c'est Médée, c'est Phèdre, ça ne peut exister que si on pense encore que le monde peut changer. Or, on ne le pense plus. Alors on a des films écrasants, des films reflets d'un temps moche, et participant lâchement à cette mocheté. Mais pour Chantal Akerman, puisqu'il est très simple de ne plus manger des petits pois carottes tous les mercredis, il est aussi très simple de faire la révolution. Comme dans Tomate, le dernier livre de Nathalie Quintane, où l'on s'aperçoit qu'une révolution potagère peut devenir une révolution mondiale. C'est simple, c'est l'évidence même, mais ça ne survient pas à tous les coups. Chantal Akerman fait ce pari, plutôt que de se contenter de nous montrer ce que le monde nous montre déjà.

Car il y a, d'abord, une familiarité étouffante avec les gestes de Jeanne Dielman et les objets qui l'entourent, une répétition jusqu'à la nausée de visions ménagères bien connues. On allume la lumière en entrant dans une pièce, on l'éteint quand on sort : la ménagère est économe, et ses gestes au métronome font l'épargne, mais ne l'épargnent pas. On plie, on prend le pli, on a déjà trop pris le goût du pli. On pose un objet sur une table, on s'en sert, on le range. On défait, on refait. On circule dans des pièces rectangulaires comme pour ne pas laisser de trace, et le bruit que font les pas sur le plancher sont les seuls signes de présence, car tout est propre et plié et rangé, et les lumières éteintes. Seulement, dans la salle à manger, on reçoit les lumières de l'extérieur. La rue s'y jette, vibrante - c'est un feu duquel la ménagère se préserve. La salle à manger est la caverne de Platon. Les plans sont comme ceux de Wes Anderson : frontaux, face au mur, des boîtes - sauf qu'ici, on les parasite plus qu'on ne les invente. On circule, et quand on est passé, le lieu semble inchangé, la tapisserie toujours plus vivante que tout ce qui a bien pu la frôler.
Mais très vite, on voit la haine s'insinuer, on voit le désir de détruire. Feu doux sous la marmite, le client peut rentrer et faire sa petite affaire. La ménagère se prostitue sur son dessus de lit, et jette les billets qu'elle reçoit dans une soupière, avant de les redistribuer à son fils et aux commerçants. Fils et commerçants : même combat, mêmes suceurs de pognon, mêmes entraves à une liberté qu'on n'imagine plus. La parole, quand elle survient, déborde, d'un coup, assomme. La parole est une mainmise sur l'autre. La voisine raconte ses problèmes à Jeanne Dielman qui s'accroche à la porte d'entrée, et Jeanne Dielman pour se venger raconte son histoire familiale à la quincaillère qui opine en attendant que ça passe.

Tout est question de temps. De la maîtrise du temps des hommes par les sociétés qu'ils ont construites. Du temps que prend un geste et du peu de joie qu'il inspire en retour. De l'épuisement, de l'usure, jusqu'à ce que rien ne soit reconnaissable, bien que ce soit toujours la même chose. L'aliénation a fait son oeuvre. Le burlesque vient de l'erreur, du dérapé, de la puissance mal mesurée. Jeanne Dielman est une version des Temps modernes, du point de vue de la femme au foyer. Car au foyer aussi, c'est l'usine. Et au foyer aussi, tout peut se détraquer.

Il faut trois jours. Au premier jour, tout va bien, tout semble éternel et irrémédiable, les gestes sont bien coordonnés. Mais il y a, juste avant le coucher, un mot du fils, une pensée, bref, de l'inattendu, du suspect, de quoi mal dormir. Si bien qu'au deuxième jour, le corps dérape, les objets tombent, la femme court après les gestes qu'elle pensait maîtriser, toujours en retard sur eux, jamais à la bonne heure aux bons endroits. Et avant de se coucher, le fils remet ça : non seulement il dépense, mais en plus il pense. Une réflexion dégoûtante que Jeanne Dielman ne veut même pas entendre. Elle se couche. Et le lendemain, soudain, sans qu'elle s'en aperçoive, elle ne court plus, elle ne fait plus ce qu'elle devrait faire, la joie la gagne, la joie de ne rien faire, ou presque. Presque, ce n'est pas assez. Elle fait ce qu'il faut pour qu'au dernier plan, vraiment, il n'y ait plus rien, plus qu'elle, là, vivante, souveraine.



En 1976, sortaient Jeanne Dielman, Salo, Taxi Driver, Une femme sous influence. C'était l'année de la révolution et il n'y en a pas eu. En 2011 sort Somewhere. Souhaitons que le cinéma soit aussi peu prédictif qu'en 1976.



dimanche 9 janvier 2011

Quatre films de Wes Anderson : Bottle Rocket, Rushmore, La famille Tenenbaum & La vie aquatique

Les personnages des films de Wes Anderson sont étonnants. Une avidité les tient en mouvement, une frénésie du tout, une passion encyclopédique. S’ils ont un bateau, ils veulent voir tous les océans. S’ils font un hold-up dans la petite bibliothèque de leur ville de naissance, ils s’improvisent aussitôt braqueurs de banques. Cela dit, cette passion encyclopédique est à mesure d’homme – mégalomanie privée, sans incidence directe sur le monde. Steve Zissou voudrait filmer les poissons les plus rares, mais s’embarrasse peu de retenir leurs noms, préférant les inventer (préférant l’apparence de l’artifice à la tyrannie du réel adoubé). Et le héros de Rushmore excelle dans toutes les activités extrascolaires de son établissement privé, mais se voit menacé d’être renvoyé pour cause de mauvais résultats dans les disciplines obligatoires. Chacun a une spécialité, qui à la fois le lie au monde et l’en exclue. Le lie au monde pour le mouvement que cette spécialité génère, et l’en exclue par excès de spécialisation.

Les plans sont conçus sur ce même principe de matérialité et d’étrangeté mêlées – d’ouverture et d’isolement, pourrait-on dire. Ils ressemblent à des boîtes, à de petits cadres naïfs et colorés représentant les personnages, leurs manies, leurs passions, affichées sans humilité ni discrétion feintes. La passion n’est d’ailleurs jamais un fait d’arme destiné à rendre plus populaire ou plus riche, elle n’est pas sous-tendue par une ambition, elle est une simple expression de soi poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’isolement de ces boîtes. Personne ne veut prendre la boîte d’un autre, tout le monde veut construire sa propre boîte qui ne ressemble à celle d’aucun autre. Car la seule fierté que les personnages tirent de leur vie est d’être les meilleurs dans leur domaine, si absurde et désuet ce domaine soit-il. Et c'est en cela que les films de Wes Anderson semblent si typiquement américains.

Le rapport du cinéaste aux images est ainsi : elles sont (ou ne sont que, ne peuvent pas être plus que) l’illustration d’une vie, le précipité ornemental de ce qui fait une vie, de ce qu’une histoire personnelle a drainé d’objets et de souvenirs. Les objets portent en eux plus de passé et plus de lointain que les personnages, qui semblent toujours chez eux, toujours accompagnés d’un millier de guirlandes et figurines avec lesquelles ils se confondent. Wes Anderson associe sans retenue un homme à un plan, comme s’il s’y fondait, comme si non seulement il n'y passait pas mais qui plus est la générait, l'entraînait avec lui dans son passage. L'image semble impuissante à dire autrement que par la fixité le mouvement d’une existence, autrement que par le remplissage la densité d’un individu. Tenenbaum est un film chapitré comme un livre. Et chaque chapitre commence par une page filmée de ce livre. Puis viennent les images, autrement dit : les illustrations de ce que nous ne lirons pas. Je reprochais au cinéaste cette tendance aux vignettes - elles sont la question-même de son cinéma.

Ce sont bien sûr les problématiques de l’isolement et du contrôle qui entrent en jeu dans ces vignettes où tout semble tenu par des épingles, accroché tel des papillons dans la boîte d'un collectionneur. Les personnages sont inscrits dans des plans où chaque objet leur est utile ou cher, s’ils ne les ont pas eux-mêmes créés, telles les baskets Adidas de Steve Zissou à son effigie, distribuées à chacun de ses équipiers. Ces plans sont pourtant moins des refuges pour des personnages névrosés, moins des caches, que des excroissances d’eux-mêmes, leur dinguerie s’y manifestant à tout va. Ce sont des boîtes, oui, aux limites précises, mais permettant à ceux qui les peuplent de se présenter au monde. Car ces boîtes ont une particularité : elles sont comme une scène de théâtre, c’est-à-dire ouvertes, sans quatrième mur. Ce n’est pas donc pas seulement une question de réclusion, mais aussi de mise en scène de soi, à la manière de ces plans en coupe du bateau de Steve Zissou dans La vie aquatique, plus jouet que navire, plus terrier de laboratoire que refuge érémitique.

Ce qui intéresse particulièrement Wes Anderson, bien sûr, dans ces grandes courses frénétiques pour prendre tout ce qu’il y a à prendre, c’est l’arrêt, l’empêchement, l’impossible. La question de l’argent est vite réglée. On l’emprunte aux plus riches avec plaisir, on le dilapide à foison, on le trouve en toute occasion, même si pour cela on doit le voler – éloge paisible et sans scrupule du mécénat : puisque certains ont des idées, ils est naturel que ceux qui peuvent les financent.

L’autre difficulté, c’est l’enfance. Elle est là, toujours portée en bandoulière par des personnages qui même vieux ne cherchent qu’à s’amuser, et le problème est de quitter le foyer, la famille, et de retrouver dans le monde ce qui faisait alors notre liberté. Retrouver au-dehors l’espace du dedans. D’où ces boîtes transportées d’un continent à l’autre – comme cette tente plantée au milieu du salon des Tenenbaum par un Luke Wilson qui veut être chez lui partout, et vivre comme il l’entend. Refaire son monde dans le monde.

Le dernier arrêt, c’est le sentiment. Impossible amour entre un jeune écolier et une institutrice dans Rushmore, impossible amour encore dans Tenenbaum entre un frère et sa sœur, si adoptive soit-elle. L’autre pose problème. Dans ces plans si pleins, il est forcément l’intrus, forcément inadapté. La petite Asiatique de Rushmore est longtemps ignorée avant qu’elle n’envoie un avion téléguidé dans les jambes de Jason Schwartzmann. L’autre doit faire irruption, casser les murs, forcer les portes, pour s’imposer dans la boîte de celui qu’il aime. Owen Wilson accepte bien volontiers de changer de nom pour faire partie de l’équipe de son père retrouvé dans La vie aquatique. L’effraction est la condition sine qua non de la rencontre amoureuse ou familiale.

Car l’amitié fonctionne différemment : entre amis, on participe à un même rêve, à un même délire. L’ami est le co-équipier, le compagnon d’aventures. Il est celui qui se lancera dans un braquage fantasque (Bottle Rocket), celui qui s’enthousiasmera pour l’aquarium géant planté au milieu d’un terrain de base-ball (Rushmore), celui qui partira à la recherche du requin-jaguar (La vie aquatique). L’amitié organise, précise, approfondit – l’amour ou la filiation kidnappent, élargissent le champ des possibles, et posent des limites à la frénésie.


samedi 8 janvier 2011

Somewhere - Sofia Coppola

On déprime même à Hollywood. Les riches aussi ont des ennuis : cela semble être, après The social network, le nouveau leitmotiv du cinéma américain branché, ni trop indépendant ni trop spectaculaire, redistribuant les cartes de la souffrance, la vraie (comme dirait Bégaudeau).
Il y a dans Somewhere beaucoup d’abat-jour. On pensait l’abat-jour démodé, mais non, il revient en force, s’imposant au bord des cadres du dernier film de Sofia Coppola – film qu’on pourrait qualifier de film abat-jour, c’est-à-dire sans danger, sans lumière trop vive, sans vérité trop violente prête à éclater à n’importe quel moment. La seule chose qui puisse arriver, c’est que la toile chauffe et roussisse légèrement. Et c’est ce qui arrive. L’une pleure. L’autre aussi. L’affaire est réglée. Atteindre les larmes : doux objectif des cinéastes secs.
Ce n’est pas un film sans talent. Sofia Coppola sait faire du cinéma, diriger des acteurs, raconter des histoires sans en avoir l’air, instaurer un mystère, préserver des zones d’ombres, construire une scène avec peu de choses. Somewhere est un film plutôt habile, donnant d’abord par des plans serrés l’impression d’un isolement total de son personnage principal, Johnny Marco. Peu à peu les cadres s’élargissent, et surgissent des maîtresses, une fille, un frère, un hôtel résidentiel mystérieux, où gravite toute une panoplie de figures drôles et décalées. Cet hôtel est un monde, qu’on sent bâti précisément, mais qu’on ne voit jamais dans son ensemble. On ne peut que l’imaginer – et c’est là-dessus que repose le charme, si abat-jour soit-il, du film.
Johnny Marco est un homme qui regarde. Il regarde deux strip-teaseuses faire leur show devant lui tandis qu’il s’endort, il regarde sa fille patiner, il regarde le patron de l’hôtel lui chanter une chanson. Il attend des autres un spectacle auquel il ne participe pas, tenu dans l’inertie d’une existence sans passion. Cette chose-là est assez troublante lorsque l’on s’aperçoit qu’elle touche de la même manière le corps d’une femme de passage et celui de sa fille. Et c’est le même désir, le même ravissement, lorsqu’il la regarde patiner et lorsqu’il regarde les jumelles se taper sur les fesses avec des raquettes de tennis. Les costumes sont interchangeables : il verrait bien sa fille s’habiller avec le chapeau de cette femme avec laquelle il pourrait coucher. Dans la société du spectacle, les contours sont flous, tout le monde peut jouer le rôle de tout le monde.
Mais il manque une bombe. Il manque le surgissement de quelque chose qui renverrait aux oubliettes toute la mélancolie sans doute sincère, sans doute vécue, que la cinéaste nous impose. Notamment parce qu’elle emploie des images télévisuelles vulgaires, comme cette remise de prix en Italie sur une scène remplie de danseuses berlusconiques, sans jamais les décaler, résignée, sans le moindre sursaut d’indignation. La fin du film, en ce sens, est un échec : si Johnny Marco abandonne sa Ferrari sur le bord de la route, ce n’est que pour mieux marcher les cheveux au vent tel le cowboy Malborro qu’il voudrait ne plus être. Cette dernière image, assimilable à n’importe quelle publicité, ne parvient pas à se séparer du monde des images que Sofia Coppola prétendait pourtant critiquer.
Le gag du film est un aveu larvé. A Johnny qui pleure au téléphone et dit qu’il n’est rien, son ex-femme rétorque : « pourquoi tu ne ferais pas du bénévolat ? » Et soudain le spectateur se demande : oui, au fait, pourquoi ? Pourquoi Sofia Coppola fait-elle du cinéma plutôt que du parapente ? Sofia Coppola aurait pu faire n’importe quoi. Et c’est ce qu’elle fait, avec le cinéma. Ce n’est pas grave - c’est seulement obscène.

mercredi 5 janvier 2011

Buffalo'66 - Vincent Gallo

Buffalo’66 s’inscrit dans la lignée des comédies de l’âge d’or de Hollywood, où le faux-semblant finit par faire éclater une vérité (en général, d’ordre sentimental).

Tout commence par un énorme mensonge. Vincent Gallo sort de prison, emprunte 25 cents à une jeune fille qu’il croise dans un couloir, téléphone à ses parents et leur annonce qu’il vient leur rendre visite ce soir, qu’il est en ville avec sa petite amie, qu’ils dorment à l’hôtel. Les parents veulent voir cette petite amie. Vincent Gallo raccroche et kidnappe la jeune fille qui lui a prêté 25 cents – Christina Ricci. Ainsi naît le boy meets girl de Buffalo’66.
Christina Ricci acceptera de faire comme si elle était la femme de Vincent Gallo. Ce ‘comme si’ est bien celui des grandes comédies, où le jeu révèle une réalité, où le faux laisse apparaître le vrai.
Buffalo’66 est d’ailleurs un film qui ne cesse de détourner son propos. Les quinze premières minutes montrent Vincent Gallo avec une pressante envie de pisser, jamais satisfaite, toujours retardée. Cette envie de pisser est la manifestation d’une urgence dont l’objet nous échappe. Au spectateur de découvrir cette autre chose qui fait courir le personnage.

Au début du film, on voit Vincent Gallo sortir de prison. Il s’assied sur un banc, se recoiffe, et l’image se trouve soudain envahie d’une dizaine d’autres petits cadres formant une mosaïque de portraits de lui et de lieux auxquels on peut l’associer, en couleur et en noir et blanc. Ce n’est pas seulement une coquetterie de cinéaste débutant, c’est aussi une manière de montrer, en très peu de temps, la fragmentation d’un être dont les morceaux peinent à coïncider, déformés par des années de mensonges et de secrets. On retrouvera plus loin ces images incrustées, lors du dîner chez les parents. Elles prendront leur essor depuis le centre du plan, où se trouve un des quatre personnages, avant de grossir comme une bulle et gagner toute la surface. Le son du dîner lui-même sera peu à peu remplacé par celui du souvenir, traumatique, enflant – comme une bulle, comme un bouton d’acné.

mardi 4 janvier 2011

V for Vendetta - James Mc Teigue

V for Vendetta est un film étrange, mélange de manifeste insurrectionnel et de conformisme hollywoodien. Le propos aurait besoin de ce masque pour éclater dans toute sa violence.

Il est d’ailleurs question de masque dans le film, et d’artifice. La destruction des symboles nationaux se fera en musique, la parole révolutionnaire sera émise par un masque toujours souriant. Tout doit se passer comme si cette parole ne devait pas être attachée à l’individu qui la prononce. La condition de l’universel, selon James Mc Teigue, c’est l’anonymat. La condition de la violence partagée, c’est le spectacle. La forme hollywoodienne apparaît dès lors comme une nécessité, car c’est la forme de l’éloquence, de la rhétorique sans mise en doute possible. James Mc Teigue est lui-même une forme d'anonymat - enrôlé par les frères Wachowski, qui ont écrit le scénario et choisi pour réalisateur de cette machine à 100 millions de dollars un parfait inconnu, le propulsant ainsi sur le devant de la scène à leur place. V for Vendetta ne devait pas être lesté par le souvenir de Matrix, alors qu'il en est la continuité directe.

Une autre raison de cette nécessité formelle, c’est le refus de la coïncidence. Hollywood est une machine logique, rationnelle, qui va contre les coïncidences, qui les affronte et les relie entre elles comme les pièces d’un puzzle formant inévitablement une seule image. Le langage révolutionnaire ne peut être celui de l’opprimé, mais celui du pouvoir – il est une prise de pouvoir, et non de risque. Il y a une logique de l’Histoire, que suit la forme hollywoodienne, et que le film se croit devoir emprunter. C'est un étrange paradoxe que ce mélange de surgissement spectaculaire et de racines mises en lumière.

Il y a aussi la narration du film en poupées russes. Chaque histoire contient une histoire qui contient une histoire qui contient une histoire… Et chaque histoire, même la plus infinitésimale, la plus éloignée, compte infiniment, se faisant le secret de la suivante, son ombre ou sa raison. Ainsi Natalie Portman emprisonnée trouve-t-elle dans un trou du mur de sa cellule l’histoire d’une détenue qui était là avant elle, et qui a écrit sa vie sur un morceau de papier toilette. Natalie Portman lit chaque jour ce récit, et c’est ça qui l’aide à tenir, la mémoire de cette femme, sa survivance en elle – c’est cette mémoire, cette identification à une mémoire passée, qui modèle son héroïsme et l’affirme absolument. La forme narrative est une nécessité : c’est elle qui tisse des liens entre les temps et entre chaque individu, vers une fin communément partagée – et vers un infini aussi : il y aura toujours une nouvelle histoire.

lundi 3 janvier 2011

Trois films de Noah Baumbach : Greenberg, Margot at the wedding & The squid and the whale (Les Berkman se séparent)

Noah Baumbach est l'ombre bergmanienne de Wes Anderson. Quand chez Wes Anderson, les schémas psychanalytiques font comme l'architecture d'un monde que l'on traverse légèrement, chez Noah Baumbach il n'est question que d'emprisonnement et de transgression, que de limite et de franchissement de cette limite. Les personnages portent sur leurs épaules une image d'eux-mêmes qui les colle de trop près, jusqu'à ce qu'ils découvrent dans leurs souvenirs ou dans leur vie présente une surprise qui modifie cette image, qui vienne la briser. En vérité, ce n'est jamais une seule surprise. C'est une suite de découvertes et l'on passe des unes aux autres comme on tire un fil.
La surprise pour Jesse Eisenberg dans The squid and the whale de ne voir que sa mère dans le souvenir d'une visite au Museum d'Histoire Naturelle. La surprise pour Nicole Kidman dans Margot at the wedding d'une humiliation publique quand elle se croyait reine d'un soir dans la librairie où elle était venue faire une lecture (et la surprise de voir que cette humiliation n'est pas venue d'où elle aurait pu l’attendre). La surprise enfin pour Ben Stiller dans Greenberg de trouver une vie qui lui ressemble à l'endroit d'une parenthèse, de trouver du plein quand il cherchait au contraire à vider.
Surprises toujours libératrices - non pas qu'on puisse présumer d'un quelconque optimisme chez Baumbach (là n'est pas la question), mais c'est un cinéaste qui se fait le témoin de 'passages'. Jesse Eisenberg apprendra peu à peu à ne pas se laisser écraser par son père, qu'il imitait pourtant, au mot près, à la fille près, ignorant ses lâchetés, prenant pour vérité absolue le moindre mensonge d'orgueil. Nicole Kidman, quant à elle, apprendra à ne plus sans cesse blesser ses proches (sa soeur, son fils) pour se sentir libre. Et Ben Stiller de comprendre qu'un lien avec un autre être humain n'est pas nécessairement une invasion.
Ces chemins parcourus, comme les récits d'une analyse sans analyste (où l'analyste est le film, en somme), sont autant de très beaux portraits de quelques êtres en crise, au bord de précipices qui ne sont autres qu'eux-mêmes, et donc au bord d'eux-mêmes.

Ce qui est frappant aussi, dans les films de Noah Baumbach, ce sont les dialogues. Ce ne sont pas des dialogues qu'on a l'habitude d'entendre au cinéma. On trouve l'équivalent seulement chez Bergman ou Desplechin. Ils ne remplacent pas le film. Ils n'annulent pas l'image, qui n'est pas là pour les illustrer. Et pourtant, tout est dit dedans. Mais ils semblent moteurs de l'image, origine de la vie au sein de l'image qui s'anime grâce à eux. Pas étonnant alors de voir Jack Black dans Margot at the wedding, version pédophile du Ben Stiller de Greenberg.
Tout est dit dans les dialogues, mais pas exactement. Trop est dit. Ce qui est dit est tout ce qui excède. La parole est vécue ainsi, comme un excès. Nicole Kidman, dans Margot at the wedding, fut une enfant plutôt muette, au point d'inquiéter sa famille. Pourtant, aujourd'hui adulte, elle dit à sa soeur que son mari est un abruti, à son fils qu'il sent mauvais, aux voisins qu'ils s'occupent mal de leur fille. De même, Mme Berkman dit à son fils le plus jeune qu'elle couche avec son professeur de tennis, tandis que son fils le plus âgé la traite de tous les noms. Quand tant de dialogues de films sous-écrivent la scène pour la laisser respirer, Baumbach au contraire prend le risque de l'étouffer en la sur-écrivant, en dénonçant dès le point de départ les lignes de force, les enjeux, les sous-entendus. Et pourtant le film existe, les corps sont là, vivants, s'inventant mille postures, mille détournements. Le bon goût commun voudrait le demi-mot, Baumbach mise sur l'outrance, imposant par exemple cette phrase à Jack Black dans Margot : "I have the emotionnal version of whatever bad Feng Shui would be." Et ça marche. Parce que ce qui se joue est encore autre, déniaisé par l'énormité de ce qui est dit, et pouvant éclater violemment, faire irruption dans les scènes par les corps des acteurs. L'émotion n'est pas un secret. Le passé n'est pas un mystère. Tout est là, à disposition. Et ce qui intéresse Baumbach, c'est la façon dont chacun circule entre tous ces faits, tous ces chocs, toutes ces émotions.