dimanche 28 novembre 2010

Lettre d'un cinéaste à sa fille - Eric Pauwels (2000) - festival Filmer l'invisible #5

Parce que sa fille lui a un jour demandé pourquoi il ne faisait pas des films pour enfants, Eric Pauwels a fait ce film. Qui n'est ni pour elle, ni pour les enfants. Qui touche à quelque chose d'universel.
Avec la toile d'araignée des Films rêvés, le cinéaste a gagné en ampleur. Mais cette Lettre, si simple paraît-elle quand on la compare aux ramifications complexes et magiques, à l'équilibre invisible, de son film suivant, n'est pas pour autant moins puissante.
Souvenirs, images sauvées de l'oubli, anecdotes et essais cinématographiques s'y côtoient selon une ligne droite, s'accumulant. Une ligne droite jusqu'au film pour enfants que sa fille lui réclamait, et que Pauwels résout en un hommage décalé au cinéma muet, une histoire infernale, atroce, "comme les aiment les petites filles". Les personnages de ce drame (un chien et une petite fille) réapparaîtront peu de temps après, sortant d'une épicerie dans une séquence qui n'appartient qu'au cinéaste. Il n'a pas pu s'empêcher de réintroduire de la banalité, du quotidien, dans le mystère un peu bancal qu'il venait de construire ex-nihilo. Il n'a pas pu s'empêcher de citer ses sources, de montrer autrement que par le spectacle ceux que le spectacle a à la fois magnifiés et épinglés. Pauwels n'est pas un taxidermiste. Il rend aux images leur liberté.
Son film est une méditation sur l'enfant qu'il n'est plus et sur le temps passé qui subsiste. L'espace de l'enfant a été déserté, mais son temps est présent. Et le cinéma fait se rejoindre espace et temps, comme, dit-il, dans cette seconde où les Indiens ont aperçu les vaisseaux de Christophe Colomb, et où Christophe Colomb a aperçu la terre des Indiens. Le cinéma n'est autre que cela, que ce séisme, que cette découverte insensée d'une coexistence inimaginable. Aussi le cinéaste colle-t-il entre eux les fragments d'une vie non réconciliée.

mercredi 24 novembre 2010

Amer - Hélène Cattet & Bruno Forzani

Amer est l’évocation d’une psyché féminine à travers trois âges de la vie d’une même personne : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Cette aventure intérieure où peurs et désirs se confondent, où sexe et mort ont la même odeur, s’incarne dans une grande villa de la côte d’azur, avec vue sur l'amer.

La villa où vient chaque été Ana est un manoir de conte. Et comme dans les contes nous ne verrons de l’existence d’Ana que quelques moments-clefs, moments où se forme une personnalité. Enfant, elle surprend une nuit, tandis qu’un corps pourrit dans la pièce voisine, ses parents faisant l’amour. Adolescente, elle passe près d’une bande de motards et reçoit de sa mère une gifle. Adulte, elle est conduite à la villa semblant abandonnée, par un homme aux gants de cuir qui revient à la nuit tombée. Le récit est ainsi articulé, autour d’événements symboliques et temporellement circonscrits. Et tout se passe comme dans un conte, comme si l’héroïne ne connaissait pas d’autres temps que celui du conte, comme si elle revivait éternellement les instants qui nous sont présentés, comme si elle n’existait que pour cela, à titre d’exemple ou de monstre au travers duquel chacun projettera ce qui lui plaît. Ana a été créée pour rester coincée dans l’imaginaire du spectateur. Et la force évocatrice du film ferait pâlir Catherine Breillat.

A quoi assiste-t-on ? A l’accumulation de plans où des corps, mus par la peur et la curiosité, circulent dans des espaces. A la constitution dédalesque et fantasmatique d’un monde, jouxtant une mer que personne jamais ne vient toucher. Portes, couloirs, escaliers, serrures – voilà tout. Et pourtant le lieu semble hanté. Quelque chose de sexuel et de morbide à la fois circule avec les corps. A travers eux ? Dans l’image en tout cas, les accompagnant tout le temps.

Les cinéastes ont pour la matière un penchant particulier. Leur cinéma est fondé sur la perception de ces matières : tapisserie qui se décolle, verre brisé, chair en décomposition, jupe soumise au désordre du vent, cuir collé à la peau – tout est objet d’explorations, d’expérimentations physiques (que devient une joue appuyée contre le verre brisé ? que devient une main passant derrière le papier peint ?). Ces perceptions sont renforcées par une bande-son épurée, où l’on choisit un bruit, l’isole, et renonce aux autres qui interfèreraient. Cette précision sonore du visible renforce (souligne parfois – mais c’est un premier film) l’organicité de chaque plan. Et tout le film joue la même unique note, remuant un maelstrom de perceptions exacerbées, latentes, sans accomplissement psychotique.

Les cinéastes, en s’intéressant à Ana, jeune fille par excellence, explorent un monde saturé de désirs préconçus. Et se posent la question, cinématographique, de ce que devient un corps évoluant et grandissant dans un tel monde, s’il sent avec acuité tous les flux qui veulent le délimiter, le traverser et l’altérer. L’asservir aussi, le soumettre. Tel est l’être-femme de Cattet et de Forzani : un individu n’ayant d’autre choix que de résister ou de devenir victime. C’est là ma seule réserve quant au film : un certain schématisme, une conformité aux canons idéologiques actuels. On peut malgré cela parier sur leur second film.

Ici aussi, l'article.

lundi 22 novembre 2010

My joy - Schastye moyo - Sergei Loznitsa

Sergei Loznitsa, sa Colonie (2001) nous le révèle, travaille la terre. Il fait pousser les morts plutôt que les patates, exhumant les crimes ancestraux au lieu de racines comestibles. Il est un cinéaste de l’indigeste.

Cronenberg, Haneke, Tanrantino et les Coen, en contempteurs de la violence du monde contemporain, peuvent aller se rhabiller : Loznitsa est déjà à poil. Son film My joy miniaturise les tentatives d’Histoire de la violence des pieux hollywoodiens, obsolétise le malaise-malin d’Haneke, fait de l’absurdité coenienne une boutade, et du dialogue tarantinesque un non-événement cartésien.

My joy est un western de l’est, un road-movie stalkerien, un voyage dans le temps et la psyché d’un pays, un recueil de légendes d’aujourd’hui aux racines ancestrales. Légendes au sens William T. Volmannien du terme : ce qui fait monstre sans corne ni feu craché. Nulle figure imposée, les cadavres sont frais, les fantômes très contemporains.

Peu de réjouissances en somme, si ce n’est celle de la somme, du délire dans lequel on se laisse entraîner à partir de la scène du marché où les visages tanguent (comme la caméra de Loznitsa, montée sur ressorts mous, semblant chavirer, bercée par un flux de source très lointaine). Cette scène confirme l’extraordinaire talent de portraitiste du cinéaste, et sa capacité à faire naître dans l’atmosphère une menace avec rien. On reçoit chaque visage comme le présage de quelque chose d’imminent (voire quelque chose de déjà trop tard). A partir de cette scène, on est ailleurs - à la fois ailleurs et absolument là, embarqué dans ce là qu’on pensait pouvoir ignorer. Ce n’est pas un cinéma de petit malin.

Le film est construit comme un recueil de nouvelles sans pages blanches ni titres pour les distinguer. Imbriquées les unes dans les autres, les nouvelles semblent prises dans une continuité filmique – une continuité de parole : My Joy est un film parlant, râlant, rageant, maugréant, crachant, hurlant. Et puis rieur aussi. De ce rire épouvantable a dû naître le titre du film. My Joy, My Pleasure, mon œil.

Il va pouvoir être haï largement, rejeté, ignoré. Mais il semble être là pour ça. Etre cette chose qu’on ne saurait voir. Loznitsa entend bien dire absolument ce qu’il a à dire, sans rien concéder. Le titre est son pied de nez. Provocation, mais au sens de défi, d’honneur à conserver, de rien à perdre, d’impossibilité de faire autrement.

Il faudrait aussi parler de la beauté plastique du film, de ses cadrages époustouflants, de sa puissance esthétique. L’image de My Joy est épaisse, dense, profonde, opaque, matérielle. On ne voit pas au travers, on voit dedans. Elle est presque sans hors-champ (ce qu’on voit suffit largement), mais elle semble stratifiée – mille couches de gravats et de sédiments à son fondement, tordues, pesantes, s’écrasant. La nuit de My Joy est un torrent, et le jour un désert. La route un horizon, le paysage une caverne. La lumière un temps, la neige un poids.

Festival Filmer l'invisible #4 - La colonie, de Sergei Loznitsa & Dehors, de Marcin Sauter

Dehors, de Marcin Sauter

Quelques enfants dans la cour d’une ferme. L’une se bat avec un t-shirt, une autre raffole d’une glace, un autre encore se cache dans un pot. Le cinéaste les filme à leur hauteur, comme Ozu dans Bonjour, comme Edward Yang dans Yi Yi. Nous entrons dans leur monde. Nous voyons du monde ce qu’ils en voient, avec nos yeux de spectateurs adultes. Mais c’est un monde débarrassé de nous, de nos règles, bienséances, et structures d’accueil. Un monde sans école : une vacance. Il y a une innocence et une liberté qui confinent à l’anarchie. Et parvenir à saisir cela est la preuve d’un grand talent. En tout cas, c’est un très beau court-métrage.


La colonie, de Sergei Loznitsa

On voit des hommes travailler la terre. Ils bêchent, dispersent le foin, traversent des champs, s’amusent des bêtes. L’image noir et blanc nous parle d’un hors-temps, d’une ruralité vieille de mille ans (on pense aux photographies d’August Sander). Mais dans ces scènes champêtres, cartes postales d’une Russie trop idéale pour être honnête (où sont les machines, où sont les fils électriques, les publicités, les couleurs criardes du présent ?), il y a une étrangeté. Les corps ne répondent pas parfaitement aux figures imposées. Les visages ne sont pas tout à fait présent. On suspecte l’un d’être un peu simplet, l’autre de ne pas savoir se servir de ses jambes. On ne sait pas encore où on est. Quelque chose cloche. Un doute dans la tradition bucolique. On émet l’hypothèse d’une ferme collective ignorant tout de la perestroïka.

Et puis on voit une première infirmière, une seconde, une troisième. On les voit attendre les paysans. On voit un réfectoire. On s’approche des visages et alors on comprend : il s’agit d’une institution psychiatrique. Les trop vieilles images, le trop vieux monde est hanté par des fous, et la folie qu’on voit n’est pas psychologique, pas individuellement attribuée, mais elle est politique, mondiale, esthétique. Comme si elle était l’œuvre du temps.

La fin du film bouleverse, lorsque Loznitsa enchaîne les portraits en gros plans de malades luttant contre des années de souffrances pour sourire à la caméra ou pour s’en empêcher. Ce qu’il saisit là des hommes et de la lumière qui émane d’eux, de l’histoire dont leur visage semble être le livre, est sidérant. C’est l’élégie d’un voyage arrêté.

jeudi 18 novembre 2010

En présence d'un clown - Larmar och gör sig till - Ingmar Bergman

Où l'on encule un clown, qui n'est ni vraiment la mort, ni la folie. Qui n'est pas la personnification d'une quelconque idée, contrairement au faucheur du Septième Sceau. Qui est une simple vision inexpliquée, surgissant dans l'esprit d'un homme timide et violent, génial et misérable. Une vision et son revers : l'enthousiasme jusqu'au délire, la vitalité jusqu'à l'obscénité morbide. Un clown sale, édenté, poussiéreux, lubrique. Voilà ce qui agite les nuits de Carl Akerblom, inventeur éphémère du cinéma parlant, qui devra, pour cause d'incendie, réinventer le théâtre - et à Ingmar Bergman, face au théâtre forcé, de réinventer le cinéma.
Il y a quelques cinéastes qui ont bien fait de faire des films toute leur vie. Bergman en fait partie. Ses films sont devenus de plus en plus précis et de plus en plus amples, inintentionnels et maîtrisés. Les figures sont laissées libres pour le spectateur. Mais elles sont là, elles existent, tenues, travaillées. Et le spectateur, au lieu de les interpréter, les habite comme il l'entend.
Elles sont là par évidence. Les personnages d'En présence d'un clown et leurs actions semblent avoir toujours existé. Bergman est simplement venu les attraper. Leur donner forme. On pourrait dire : mathématiquement. Ou musicalement. Telle phrase prononcée au détour d'une scène resurgira plus tard, à la façon d'une mélodie. Tel personnage secondaire, brièvement aperçu, trouvera à sa seconde apparition une ampleur émotionnelle et narrative hors du commun. Il y a dans l'avant-dernier film de Bergman une concision et un minimalisme des effets qui ne produisent que de l'immensité. Des ouvertures où l'imaginaire, l'empathie, l'intelligence du spectateur viennent s'engouffrer. En présence d'un clown est un attrape-rêves.

mercredi 17 novembre 2010

Rachel, Monique, par Sophie Calle / Fresh Hell, par Adam Mc Ewen / Grand Radical Country Mix, par Fabien Souche / Palais de Tokyo

L'exposition Rachel, Monique de Sophie Calle au Palais de Tokyo est l'occasion de découvrir un lieu en chantier : les salles et couloirs de l'ancienne Cinémathèque de Chaillot en démolition/rénovation/béton. La façon dont l'artiste a investi l'espace est vraiment intéressante, et ajoute quelque chose à l'atmosphère du lieu. Le mausolée se réanime.
Derrière quelques grilles de chantier, des fleurs mortuaires dans un vase, dont l'odeur parvient jusqu'au spectateur. Des plaques partout, sur lesquelles on peut lire l'inscription suivante : Souci. C'est le dernier mot que la mère de Sophie Calle a prononcé avant de mourir. "Ne vous faîtes pas de souci." Le mot de la morte se trouve détourné, comme dans une interview une phrase extraite et mise en évidence, perdant le sens intentionnel de celui qui l'a prononcée.
La suite est une série d'aventures (au Pôle Nord, à Lourdes, à la mer), où Sophie Calle, suivant les conseils de sa voyante, joue le rôle de Tintin. Ce qui m'a semblé marquant, c'est la fascination de Sophie Calle pour la notion de destin. Et la façon dont oeuvre et vie se rejoignent, semblent inextricablement liées l'une à l'autre.
M'intéresse moins l'ambition du grand-oeuvre-sur-la-mort, qu'on sent un peu partout présente.

A l'étage, on peut voir l'exposition collective Fresh Hell, une carte blanche à Adam Mac Ewen.
On y découvre des oeuvres plutôt intéressantes et magnifiquement mises en valeur dans leur coexistence.
Je retiendrai surtout le labyrinthe suspendu de Georg Herold, qui aurait mérité d'être plus gigantesque encore. Hors musée, l'oeuvre doit être tout aussi splendide, si ce n'est plus, comme le montre la photographie ci-dessous.

Les performances filmées de Gino de Domenicis m'ont beaucoup plu. Celle où l'artiste essaie de faire en sorte que les cailloux qu'il jette dans l'eau fassent des ronds plutôt que des carrés est hilarante.
Les jeans gonflés de béton de Rob Pruitt m'ont beaucoup amusé, collés aux Tentatives de réagrégation d'Henri Michaux.
La photographie découpée des oreilles de Jasper Johns, par Michelangelo Pistoletto, est une merveille. On invente le nez, la bouche et les yeux qu'on veut, dans cet espace laissé libre, dans cette bande disparue. Plutôt que les moustaches ajoutées à la Joconde, c'est une partie retranchée à un visage.
Enfin, le court-métrage de Bruce Nauman et Frank Owen, intitulé Pursuit, où les artistes filment des gens courir sur un tapis roulant, sans jamais filmer le tapis, est assez sidérant. On voit d'abord l'ensemble, puis seulement une partie (vêtements, pieds, coudes). Et cette partie en mouvement ne dit plus rien de ce qu'on connaît d'un corps. C'est une manière d'aller vers l'abstraction à partir d'une chose très concrète et très clairement définie. En fait, Pursuit est une définition de l'abstraction.

Plus loin encore, dans un autre espace, on peut voir l'exposition Grand Radical Country Mix, de Fabien Souche. Hilarants détournements, dont voici quelques images.

lundi 15 novembre 2010

My son, my son, what have ye done - Werner Herzog

C’est une histoire simple : un jeune homme, Brad, a tué sa mère avec laquelle il vivait depuis trop longtemps. Alors qu’il est enfermé chez lui avec deux otages, dans un pavillon couleur flamant rose (figure récurrente du film, sous forme vivante, brodée, sculptée, peinte...), des policiers l’encerclent attendant le moment propice pour agir. Ils sont bientôt rejoints par la petite amie de Brad et son professeur de théâtre. A travers leurs témoignages se forge peu à peu l’histoire d’une lente déréliction, composée d’une sortie en rafting malheureuse, d’une pièce de théâtre grecque, d’un oncle éleveur d’autruches, d’une publicité avec un nain et un arbre géant, de la présence de Dieu contenue dans une boîte de conserve, d’une mère envahissante, et d’un ballon laissé quelque part. « Why is the whole world staring at me ? », se demande Brad au milieu des montagnes péruviennes.

Brad est l’avatar du Timothy Treadwell de Grizzly Man. Werner Herzog trouve ici son alter-ego fictionnel. Et ce n’est pas le première fois que le cinéaste met deux films à en faire un (Petit Dieter doit voler et Rescue Dawn ; Aguirre et Les ailes de l’espoir ; Gasherbrum et Le cri de la roche…). Il a, vis-à-vis de Brad, un point de vue à peu près semblable à celui qu’il avait choisi pour Timothy Treadwell : un mélange de défiance et de fascination assez malaisant. Le film joue ainsi sur la confrontation d’un cinéaste avec son personnage. Herzog creuse un peu plus le sillon du combat contre les entraves psychiques, les illusions libératrices. Ainsi la tragédie d’Oreste est-elle à considérer sur le même plan critique que le rafting au Pérou, d’où un sentiment d’absurde inconfortable. Car tout ce sur quoi joue un certain cinéma de la conscience éveillée est ici pulvérisé (je pense au récent Into the wild, notamment).

D’autant plus inconfortable que l’illusion est contestée, mais pas dans sa beauté (un peu comme le nazisme dans Invincible). Herzog ne cherche pas à nous déprendre de la fascination que le Mal exerce sur nous (le Mal est à entendre ici au sens de tromperie) par une posture hautaine et racoleuse, mais au contraire consacre cette fascination par l’image, et la broie dans la narration – car le combat n’est pas gagné d’avance (il est évidemment tentant d’adhérer à l’histoire d’un homme qui entend Dieu, se prend pour Oreste, et prévient le malheur des autres en dépit du sien). Il s’agit ici de révéler, sous l’indéniable beauté de l’illusion, le mensonge qui la constitue. D’où l’impression d’images vides, d’esthétique surfaite, qui a pu surprendre quelques critiques américains. Mais tout le travail de Werner Herzog consiste justement en cela : vider, faire table rase.

Avec, ici, un humour sidérant. La séquence où Brad glisse à travers la porte du garage une petite chaîne hi-fi qui émet une chanson (« I’m born to preach the gospel / and I sure do love my job »), tandis que les policiers, subjugués, s’avancent vers la maison les bras en l’air, est une scène de comédie brillante. Et cet humour qui électrise le film de part en part me fait dire que My son, my son, what have ye done est ce que le cinéaste a créé de plus serein et glorieux (sans qu’il abandonne sa recherche pour autant).

Il faut aussi parler des acteurs et de leur direction. Herzog les pousse à la limite de leurs personnages habituels. Grace Zabriskie est une mère incroyablement vicieuse et on ne peut jamais lui en vouloir. Brad Dourif est un éleveur d’autruches raciste et parfaitement illuminé. Udo Kier un metteur en scène de théâtre masquant son homosexualité derrière un très mauvais accent et un intellectualisme sournois. Chloe Sevigny est également splendide dans son rôle désormais habituel de petite amie de psychopathe qui n’a jamais rien compris à ce qui se passait. L’acteur principal Michael Shannon est lui aussi très bon, jouant toujours un peu à côté, à la fois enfantin et raide. Tout cela participe à pousser My son, my son au bord d’un gouffre caricatural. Herzog rompt avec toute possibilité de faire un film plausible, commun, ou même excellent. Car son cinéma est absolument solitaire et ne paye de tribut à personne. Il se sert de ce qui existe, et le met à mort. C’est une table rase par l’excès.


dimanche 14 novembre 2010

L'heure du berger, de Pierre Creton / Choses qui me rattachent aux êtres, de Boris Lehman / Ricercar, de Henry Colomer / Festival Filmer l'invisible#3

Deux films de Pierre Creton étaient présentés aujourd'hui au festival Filmer l'invisible à Beaubourg.
Le premier, Deng Guo Yuan, fait partie d'un recueil de 4 courts-métrages, et les programmateurs du festival ont cru bon de l'isoler. C'est dommage, car ce portrait d'un peintre chinois au travail est un peu sec, sans véritable déploiement ni proposition cinématographique fulgurante. Sans doute a-t-il une autre résonance au regard des trois autres.
Je dis sans doute, parce que le second film de Pierre Creton présenté aujourd'hui révèle un cinéaste extraordinaire. Cela s'appelle L'heure du berger, et l'on pense à l'heure du loup des films de Bergman, crépuscule où se réveille, malgré la vieillesse, le désir.
Au début des années 2000, Pierre Creton rencontre Jean et tourne un film avec lui, sur leur histoire d'amour naissante. Jean meurt pendant le tournage. Sept ans après sa mort, le cinéaste a racheté la maison de son ami et y vit. Il est ainsi question de l'occupation d'un territoire hanté par une absence, et de comment ce territoire se repeuple.
C'est un cinéma humble, fait de minuscules observations, de moments saisis selon la seule intuition du cinéaste et aucun scénario pré-écrit - et comment Pierre Creton pourrait-il écrire un scénario, lui a qui a vu le sujet principal de son précédent film disparaître en plein tournage ?
C'est donc une maison peuplée d'un cinéaste, d'animaux et d'amants, que nous voyons vivre pendant 40 courtes minutes.
Ce qui caractérise la méthode du cinéaste, ce qui la rend si particulière, c'est son attention extrême au concret. La magie de ce qui se passe et de ce que le film dit, sa dimension surnaturelle, n'est pas prédéterminée. Elle 'a lieu'. Mais pour cela, il faut définir le lieu, le délimiter, le circonscrire.
Et c'est ce qui survient lorsque le cinéaste filme une mouche prise au piège d'une toile d'araignée. Le plan est long, la mouche se débat mais ne parvient pas à se détacher de la toile, et l'araignée arrive, tricote, emballe sa proie et la tracte hors du cadre.
Le film est ainsi composé de séquences plutôt longues et d'autres presque imperceptibles, de plans quasi subliminaux. Cette couture, ce bricolage intuitif et puissamment évocateur, n'est pas sans rappeler les superbes Films rêvés d'Eric Pauwels. Ayant pour figures communes la toile d'araignée et la maison, ces deux films font du cinéma un art lié à la vie, au quotidien, aux expériences de chaque jour. Ce sont des creusets où toute une existence, aussi disparate soit-elle dans sa composition, vient se fondre en une même matière.

Parmi les séquences marquantes, il y a celle, haletante, où le cinéaste enfouit sa main nue dans un essaim d'abeilles. Il y a là à la fois un danger et une sensualité qui me font dire qu'on a devant les yeux le film d'un cinéaste intelligent et aventureux, sachant faire d'un moment tout un monde, tout un temps.
Plus tard, Pierre Creton est au lit, lisant, peu à peu colonisé par ses cinq chats et son chien. La séquence, là encore, est plutôt longue, et dit très bien l'absence qu'on tente de conjurer. La dit très bien, c'est-à-dire la dit discrètement, sans appuyer, sans rien filmer d'autre que ce qui est présent (que ce qui se présente).
D'autres images défilent mystérieusement : que veulent dire ces plans où le cinéaste, également coiffeur, coupe les cheveux de ses amants et filme les petits tas de cheveux amassés sur la table ? que signifie celui où le cinéaste, également dessinateur, coud l'image d'une maison, traversée par un fil ? L'heure du berger est composé de toutes ces choses hétéroclites, de tous ces moments choisis, de toutes les pratiques d'un homme habitant la maison d'un mort aimé. Film on ne peut plus vivant.
La première séquence révèle le passé du cinéaste. C'est une archive. Pierre Creton et son ami Jean lisent en même temps deux textes différents, assis autour de la table de la cuisine. Séquence naïve et joyeuse. On trouve dans celles de 2008 la même naïveté du geste, le même enthousiasme à filmer, mais la joie est imprégnée du souvenir.

Le cinéaste cite Cesare Pavese, dont les livres ont accompagné le tournage de L'heure du berger : « Un certain type de vie quotidienne (heures fixes, mêmes personnes, formes et lieux de piété) amenait des pensées surnaturelles. Sortir de ce schéma et les pensées s'envolent. » Formule appliquée à la lettre, hypothèse mise en pratique et vérifiée.

Il y avait aussi un court film de Boris Lehman, intitulé Choses qui me rattachent aux êtres. C'est un inventaire. Boris Lehman, chez lui, présente chaque objet venant d'ailleurs en les nommant et en les rattachant aux personnes qui les lui ont léguées. C'est aussi simple qu'un catalogue : le parapluie de Jeanne, la valise de Mathilde, le tableau de Félicie, etc... Ce sont des vignettes assez drôles, que le cinéaste accumule, en vue d'un autoportrait par l'altérité, d'une définition de lui-même par ce qui ne lui appartient pas.
Dans la deuxième partie du film, on assiste à un strip-tease à l'envers : le cinéaste s'habille de quelques vêtements oubliés par d'autres que lui. Je est un autre, je est un millier d'autres.
Ce court-métrage donne envie de découvrir plus amplement l'oeuvre de Boris Lehman.

Ricercar, de Henry Colomer, fait le portrait sans distance de gens très satisfaits d'eux-mêmes : quelques facteurs de clavecins et leurs amis interprètes. On les voit pendant une heure se regarder les uns les autres, ébahis par leurs prodiges respectifs, et pleins de cette fausse humilité traditionaliste qui consiste à dire qu'on fait de notre mieux, mais qu'on ne parviendra jamais à égaler les maîtres (morts au XVIIIème siècle pour les plus récents). Pourtant, la moindre petite boiserie fait l'objet d'une extase collective invraisemblable. Tout le monde sourit, tout le monde aime tout le monde, et on se chauffe au feu de bois. Il n'y a bien que le bruit des voitures qui entrave la béatitude générale. Rarement groupe de personnes ne m'avait paru aussi antipathique (la dernière fois, c'était dans La vie au ranch).

samedi 13 novembre 2010

Trois films inédits d'Alexandre Sokurov : Elégie de Russie / Elégie simple / Rêve d'un soldat


Elégie simple
(1990)

Au piano, un artiste, portant un veston austère, entouré de meubles soviétiques. La caméra recule peu à peu dans la pièce immense, et rejoint le bureau, les dix téléphones, quelques fleurs encadrées, les poignées rondes des placards. Et la musique est là comme une anomalie.
On voit l'immeuble de l'extérieur, puis des nuages, et les visages de femmes qui attendent quelque chose, écoutant sans écouter, méditantes.
On retourne au pianiste. Il a quitté le piano et rejoint son bureau. Il corrige une note administrative. On entend ce que les femmes attendaient : un office religieux. Et la caméra s'éloigne peu à peu de l'homme à son bureau tandis qu'enfle le son de l'office.
La nouvelle liturgie est administrative.
Un panneau nous l'annonce : nous sommes à Vilnius, en Lituanie, encore sous tutelle russe.

Elégie de Russie (1992)

On entend la respiration difficile d'un homme. Une femme lui demande s'il veut de l'eau. Il régurgite ce qu'on lui donne. L'allégorie est sarcastique. L'homme-Russie meurt.
Alors défile le film de sa vie. Les images du présent sont tordues, les couleurs changées, et les images du passé sont des cartes postales en noir et blanc, figées. Il y a une naïveté bouleversante dans ces photographies anciennes, portant l'idée d'une ruralité pionnière, d'un monde qui se bâtit. Sokourov isole quelques morceaux de ces cartes avant de nous présenter l'ensemble - et parfois c'est l'inverse : toute la carte, puis un détail.
Se succèdent alors des séquences qui pourraient faire histoire : images d'essais de tirs, poissons au fond de l'eau, flaques circulaires et reflets de grisaille, une oie dans les fougères, ou encore un enfant dormant à la lisière d'une forêt enneigée. On entend son souffle jeune. Est-ce ainsi qu'est née la Russie ? Du rêve d'un enfant sous les arbres ?

Rêve d'un soldat (1995)

Des nuages presque verts. Mais ce ne sont pas des nuages, c'est la tenue kaki d'un soldat, dormant dans un tank. Il dort sur le ventre. Une voix fredonne d'entre les rêves une comptine lointaine. Un insecte bourdonne. Il y a le bruit du vent dans l'herbe qu'on ne voit pas.
D'autres soldats, ailleurs, étendus. Pas morts, mais dormants. Profitant d'un cessez-le-feu imaginaire. Sokourov prend le contre-pied du Dormeur du Val. La mort est niée. Le soldat n'a pas deux trous rouges au côté droit, il dort. Et Rêve d'un soldat est comme un poème naïf et plein d'espoir. Construit sur cette inconnue : quel est le songe du soldat ?
L'un d'eux a une blessure à la main, qui cicatrise. Il se réveille un temps pour la toucher, puis se rendort, la tête sous ses bras, sur un lit de munitions qui ne sont pas comptées.
Des ombres, des nuages passent à travers les images terriennes, sans ciel. Le cinéaste montre une terre cosmique où la moindre parcelle reflète l'univers entier.
Un tableau apparaît, où un ange, les yeux bandés, est porté par deux créatures vêtues de noir. Ne pas voir. Ne pas renoncer à la pureté. Une valse. Les nuages semblent danser.

mardi 9 novembre 2010

RR - James Benning (2007)

RR est composé de 43 plans où passent des trains. James Benning joue sur plusieurs variables : la vitesse du train, le nombre de wagons, leurs couleurs, leur hauteur, la distance de la caméra à la voie ferrée, le bruit que produit le train en entrant dans le champ, son parcours dans l’espace (est-ce qu’il vient vers nous, est-ce qu’il s’éloigne, est-ce qu’il traverse ?…). Ces variables se multiplient, et ces 43 trainspottings sont une petite partie éloquente de l’infinité des points de vue possibles.

On peut voir le film comme un hommage au cinéma, bien sûr. C’est ainsi qu’il a commencé, à La Ciotat avec les frères Lumière. Et ce commencement se démultiplie. Longue vie d’un art dont on ne peut faire le tour.

En prenant le train comme sujet, Benning cartographie le paysage américain : champs, lacs, rivières, déserts, montagnes, zones industrielles, bourgades… Le train agit comme le révélateur de cet espace, en sciant d’une ligne claire une étendue polymorphe.

Le train est comme un sablier : c’est lui, c’est le temps qu’il met à sortir du plan, qui détermine le temps de l’observation de cet espace. Après son passage, la vision se referme. Et pourtant, son entrée dans le champ souvent couvre, cache une partie de l’espace. Le son qu’il fait, également, prend le pas sur le son commun du lieu choisi. Mais c’est bien parce qu’il est modifié que le paysage nous interpelle. Parfois, après le passage d’un train, une illusion d’optique se crée : le paysage semble bouger, vibrer, tourner.

De cette succession de points de vue fixes figurant les mouvements des trains, naît l’impression d’un voyage. Mais un voyage qui ne serait pas une simple ligne sur une carte : un voyage étoilé, multidirectionnel, fait d’arrêts ouvrant vers des ailleurs.


Le train est une abstraction. Il contient, à sa façon géométrique, les besoins des populations dispersées. Ce qu’il contient, nous ne le savons pas : nous voyons simplement des blocs de couleurs serpenter à travers les paysages américains. On a, voyant tous ces trains passer, l’impression d’une charge, d’un surcroît de matière.

Et puis le dernier train s’arrête dans le champ, entouré d’éoliennes et de pneus à l’abandon. Le bruit du vent dans les éoliennes recouvre celui du train. Ce dernier plan est comme le cimetière d’une civilisation. Benning marque la fin d’une ère.


Pour connaître chaque emplacement de chaque prise de vue : http://newfilmkritik.de/archiv/2008-02/rr-location-list/

lundi 8 novembre 2010

La forteresse - Fernand Melgar - festival filmer l'invisible #2

C'est un documentaire se déroulant sur quelques semaines d'hiver au Centre d'enregistrement et de procédure de Vallorbe, où plusieurs centaines d'étrangers venus en Suisse font une demande d'asile. Ici, on leur vole leurs histoires. Celles qui ont l'air les plus 'vraies', celles qui font couler les larmes de leur narrateur, obtiennent un peu plus d'attention que les autres. L'asile n'est donné qu'à ceux qui savent se raconter. Dans les ordinateurs, les employés collectionnent ces histoires, et notent que le requérant semble très ému lorsqu'il s'arrête pour pleurer (unique indice de l'émotion : la larme).
La procédure est ainsi : pendant le mois passé dans le centre, le requérant aura deux entretiens. Autant dire des performances. S'il veut que son cas soit pris en considération, il devra donner de lui-même, ne pas mentir, ou du moins ne pas donner l'impression de mentir. On s'en rend compte assez vite, cette procédure est une fabrique de mensonges. On assiste à une compétition de larmes et de traumatismes en tout genre. Et le personnel de se réduire à deux hypothèses : croire, ou ne pas croire, à ce qui vient de lui être conté.
Le documentaire est très bon dans le sens où il prive le spectateur de cette logique binaire, désamorçant ce rapport à la parole des immigrés en le mettant en lumière. Nous sommes invités à comprendre ce qui circule dans ce lieu, de mensonges, de fabrications, de vérités, d'émotions, plus qu'à nous apitoyer sur le sort de quelques uns qui relève, de toute façon, de l'inconnaissable.

dimanche 7 novembre 2010

Le plein pays - Antoine Boutet

On le voit creuser un trou dans la terre puis disparaître à l'intérieur. C'est ainsi que Jean-Marie Massou nous est présenté : un homme qui s'enfouit. L'énergie qui l'anime n'appartient qu'à lui, saccadée, composée d'impulsions très brèves mais très vives.
On le verra réapparaître dans ce qui semble être son domaine, en train de déterrer de gigantesques blocs de pierre et de les transporter jusqu'au lieu où il les amasse, innombrables. Il les touche, les époussette, les caresse. Cette accumulation n'a rien de funèbre : on verrait plutôt comme un congrès de gros cailloux dont Jean-Marie Massou serait le secret ordonnateur.
On le verra aussi chez lui, nous présentant, de profil, l'oeil rivé au dictaphone, ses enregistrements. Il chante, il psalmodie, il invective la procréation, il annonce l'apocalypse et réclame l'immortalité. Ses phrases, ils les dit toujours deux fois avant de passer à une autre. Sa langue est le français, mais un français de solitaire, un borborygme. Chez lui, c'est un autre entassement : objets inidentifiés, choses rouillées, matériaux, papier toilette... Là encore, une pyramide plus qu'un désordre.
L'énergie de Jean-Marie Massou, les épisodes de son corps, les séquences de ses intentions, ont quelque chose de tellurique. On croirait cela lié au lieu, aux pierres, à la forêt qui l'entoure. Il est un paysan elfique. Un être surnaturel. Il a quelque chose à dire.

L'approche est faite, la confiance est conquise. Jean-Marie Massou nous guide jusqu'à son canyon, une grotte qu'il nomme Sodorome, aux tréfonds de laquelle se trouve son oeuvre : des gravures sur pierre représentant le monde après l'apocalypse, les êtres éternels et sans sexe, ne se reproduisant plus (comme Brigitte Bardot, dit-il). Adopter puis s'éteindre est son mot d'ordre. On voit aussi parmi les gravures des chauve-souris que l'artiste trouve lui-même très réussies, et c'est vrai qu'elles le sont. Rien ne semble fou - ou plutôt, rien ne semble malade, tout est puissant dans son travail.
C'est alors qu'il se met à chanter. Il improvise, de profil mais pour nous, à sa façon détournée, une complainte qui le représente, lui, sa prophétie, et son domaine. C'est un moment de cinéma éblouissant, sauvage, sans lendemain.
Malgré tout, on retrouve avec lui la surface de son domaine. On le voit encore charrier une pierre, marcher dans la forêt. Et le film apparaît alors comme le portrait d'un homme qui serait un monde. Un homme qui a investi un lieu et l'a modifié jusqu'à ce qu'il lui ressemble et lui obéisse. Cette forêt n'est plus tout à fait une forêt : c'est l'esprit de Jean-Marie Massou.

On le voit encore près d'un poste de radio. Rien ne lui plaît. Il change de fréquence sans cesse. Capte un requiem. L'enregistre, tout près des baffles, avec son dictaphone. Ecoute l'enregistrement qu'il a fait. Se désespère de cette chose qui s'est perdue entre la radio et le dictaphone, entre l'original et la copie.

On est triste de le quitter si vite. Le film est court, à peine une heure, et manque d'un tout petit peu d'ampleur. Mais c'est une vraie proposition de cinéma. Parce que c'est une rencontre.

Ici, un lien vers un site où l'on peut voir quelques-unes de ses oeuvres.

L'homme sans nom - Wang Bing - festival filmer l'invisible #1

L'homme sans nom est le portrait d'un homme qui a décidé de vivre loin de la civilisation. Il habite dans une grotte, au milieu d'un village aux maisons en torchis récemment abandonnées. Il fait pousser des racines, ramasse les crottes sur la route pour en faire du fumier, creuse, bêche, arrose. Et c'est tout.
Du moins est-ce ce que veut nous faire croire Wang Bing. Pourtant, on voit parfois des allumettes, des sacs plastiques, des outils. On voit parfois la découpe des toits d'une ville à l'horizon, furtivement. On entend des voitures passant non loin, mais le cinéaste ne les filme pas. Il y a tout un hors-champ qu'il occulte volontairement.
Si bien que le film semble privé de dialectique. Que se passe-t-il quand cet homme va en ville acheter des allumettes ? On voudrait le savoir, mais le cinéaste ne nous le montre pas.
Le film, dont le tournage a duré deux ans, se déroule en suivant les quatre saisons. Quatre repas et quatre sorties. La neige, la pluie, la grisaille, le beau temps - et toujours le travail, car l'homme sans nom travaille sans trêve et ne fait rien d'autre, plus encore que le plus laborieux des hommes du monde civilisé.
Quelque chose ne fonctionne pas. Quelque chose manque. Ce hors-champ peut-être. Cette partie du monde dont le cinéaste nous prive, filmant tout le temps presque sous le même angle. Qu'y a-t-il que nous ne devrions pas voir ? Qu'y a-t-il qui ferait s'effondrer l'utopie de son film ? C'est là, en vérité, qu'est le film. Mais Wang Bing n'y va pas. Est-ce qu'il ment ? Est-ce qu'il triche ? Quoiqu'il en soit, il livre un travail consciencieux, littéral, bien inférieur au sidérant A l'ouest des rails.

samedi 6 novembre 2010

Neue Alte Welt, de Ulla von Brandenburg, à la galerie art:concept


On entre dans la galerie, un samedi après-midi de pluie. Il n'y a personne. C'est une pièce blanche, elle semble être en préparation, il y a quelque chose de posé par terre, un petit bout de papier sur le mur à droite, deux rideaux suspendus à gauche. Des rideaux rectangulaires, brûlés par le soleil. Contre le premier sont posés trois bâtons, contre le second un cerceau. Ce sont comme deux portes dans la pièce blanche, deux alcôves très anciennes dans cet espace contemporain. Mais elles n'ouvrent sur rien. Elles sont illusoires. Elles sont les traces d'un monde auquel nous n'avons plus accès. Peut-être faudrait-il jouer de ces trois bâtons ou de ce cerceau.
On s'approche de la boîte posée par terre. Il y a quelques rubans colorés à l'intérieur. C'est la deuxième fois que je vois le travail de Ulla von Brandenburg, et je me souviens que la première fois, j'avais d'abord été aussi circonspect qu'aujourd'hui. Ca commence doucement, mystérieusement. Il y a des indices, mais il y en a peu, et on ne saisit pas tout de suite la cohérence de l'ensemble. Malgré tout, on sait que quelque chose se prépare.
Il y a une autre pièce, au fond. On entre en passant sous une série de cravates colorées suspendues à un fil. On s'assoit face à l'écran. Le film Chorspiel commence.
C'est en noir et blanc et en 16mm, et c'est un plan-séquence, comme tous les autres films de Ulla von Brandenburg. Ca se passe dans une clairière. Il y a un rectangle d'herbe peinte en blanc sur lequel on voit des acteurs. C'est une scène, un théâtre en plein air - c'est la pièce d'une maison qui se serait effondrée. Les acteurs semblent être chez eux. Pourtant, autour d'eux, il n'y a que la forêt. La caméra circule, d'un plan d'ensemble à un visage en passant par un autre, tournoie, glisse, simplement, sans ostentation. Elle décrit un mouvement qui est celui de l'intrigue. Elle essaie de capter ce qui circule entre les êtres, en empruntant les mêmes chemins.
Les acteurs chantent, mais ce ne sont pas leur voix. Quand ils ouvrent la bouche, ils prononcent une chanson qui vient d'ailleurs. Parfois, un acteur chante, et l'on entend plusieurs voix. Parfois, personne ne chante, et l'on entend un choeur, qu'une jeune fille semble percevoir, scrutant la forêt, l'herbe, le ciel.
Un homme arrive. Son retour est un événement. Il porte avec lui une boîte qu'il n'ouvrira pas. Il dit revenir d'une ville étrangère où il devait porter un papier. La vieille dame ne le comprend pas, le reconnaît à peine. La jeune fille semble l'aimer.
C'est dans cette ville qu'il a trouvé cette boîte. Mais il a perdu son bâton. Et la femme d'âge moyen tente de le consoler, tandis que la jeune fille tricote quelque chose d'informe dans quoi elle ne cesse de passer ses mains.
Le film terminé, on traverse de nouveau la première salle, et on revoit ce papier plié, cette boîte pleine de rubans colorés, ces rideaux brûlés et ces bâtons. Tout prend sens alors. C'est l'accès à un monde vieux, que l'homme de retour a perdu. L'entrée d'un rêve qu'il a dû quitter, sachant qu'il n'y reviendra plus. Il faut très peu de choses à Ulla von Brandenburg pour raconter une histoire et bâtir un monde. Elle suggère plus qu'elle ne représente.

Casting a glance - James Benning (2007)

Casting a glance est un film sur la Spiral Jetty de Robert Smithson. Une jetée en spirale, composée de rochers de basalte, sur un lac de l’Utah dont l’eau semble rouge. Construite en 1970 alors que le niveau du lac était particulièrement bas, elle disparut pendant 30 ans, puis ré-émergea en 2004.

Cette jetée, dans sa forme même, modifie notre perception de l’espace. L’horizon n’est plus loin devant, mais à l’intérieur. Le paysage semble s’être replié sur lui-même, ouvrant à l’intérieur de lui son étendue, son infini.

Et cet espace de la spirale est l’occasion pour James Benning de démultiplier les angles de vue. A chaque fois, à chaque retour vers l’œuvre, un angle différent est possible. Car la spirale ouvre l’espace.

Casting a glance, cela veut dire jeter un coup d’œil. Et c’est tout ce que l’on peut faire face à une telle œuvre, qui a pour unique qualité d’être là, sans permanence, possiblement submersible. Celui qui passe rapportera ce qu’il a vu ce jour-là : de la neige, un oiseau, rien, de l’eau, un chien, du sel, etcetera. C’est un peu comme si la Joconde avait été peinte avec des peintures très volatiles, farceuses, et que les singapouriens ayant fait des milliers de kilomètres pour la voir au Louvre puissent ne rien voir le jour de leur visite, ou seulement une petite tache verte sur le mur.

En fait, la Spiral Jetty est un repère. Smithson a marqué un lieu d’une œuvre que les gens viennent voir – mais les gens, au final, ne voient que le lieu. Et c’est alors le paysage qui existe, qui prime sur l’œuvre. (On vient rarement au Louvre voir l’état du papier peint, et pourtant c’est aussi ce que l’on voit – en fait, on vient au Louvre voir Paris, comme on vient à l’Empire State Building voir New York.)

Aussi Benning ne peut-il livrer qu’une collection de moments variés. Le temps de l’œuvre, et sa durée, dépassent largement toute perception humaine singulière. C’est la somme des collections d’impressions autour de la Spiral Jetty qui font son histoire. Par ses multiples venues, le cinéaste livre un fragment de cette histoire.

La question que pose l’œuvre (et le film, par extension), est celle du spectateur. Le spectateur est ici celui qui expérimente. Qui reporte ce qu’il voit à un moment donné d’un lieu particulier. La subjectivité n’est plus seulement liée aux êtres, à leur vécu, à leur culture ou à leur sensibilité, mais aussi aux circonstances.


vendredi 5 novembre 2010

Le dernier voyage de Tanya - Ovsyanki - Aleksei Fedorchenko

"Une éblouissante découverte", dixit le Monde.
"Quelque chose de fort et de puissant", dixit Les inrocks (et pourtant ce n'est pas un film gay).
"Un voyage funèbre au charme simple et profond, avec des aspects très prosaïques et une sensibilité vibrante", dixit le Figaroscope.
Pas de nouvelle de Libé (ben non, il n'y a qu'un critique de cinéma gay sur deux qui se déplace pour aller voir un film russe hétéro traitant d'une cérémonie funéraire païenne).

Si j'avais 80 ans et que j'avais vécu toute mon existence reclus dans un hôtel particulier du 15ème arrondissement, j'aurais été ravi.
D'abord il y a une histoire. Et puis elle est facile à suivre. Facile à suivre parce qu'elle nous est à la fois montrée et racontée par la voix-off du narrateur, lequel est aussi un personnage du film - du coup, c'est pratique, on sait ce qu'il pense, et en général il pense ce qu'il dit, même s'il ne dit pas grand chose (c'est l'âme slave, ça, à ce qu'on dit).
Le récit est d'autant plus lisible que les étapes importantes nous sont sans cesse rappelées. Une femme est morte, deux hommes vont la brûler près d'une rivière. Ils font ensemble un long trajet en voiture. Et au cas où on ait oublié, pendant les scènes de voiture où l'on voit les deux hommes de dos, le cinéaste insère des plans du cadavre sur la banquette-arrière. C'est dur, mais c'est très slave, ça, encore.
D'ailleurs, avec eux, il y a une cage à oiseaux avec deux passereaux dedans. Parce que les oiseaux c'est la poésie, et la Russie aussi (Pouchkine et tant d'autres). Donc deux oiseaux. C'est bien, ça allège le côté mortifère de l'ensemble. Sinon ce serait lourd. La poésie sert à ça, à alléger.
Et puis le père du narrateur était poète, alors le film est comme un poème. Des phrases comme "seul l'amour est éternel", "j'aimerais mourir noyé", etcetera. Très plaisant. Pas désagréable.
Ensuite, c'est instructif. Voilà de l'inédit : un rituel funéraire païen. La voix-off ne cesse de nous rappeler que nous vivons là un moment privilégié : les traditions disparaissent. Alarmiste, mais pas faux. Cela dit, elles disparaissent moins vite chez les Slaves (c'est aussi ce que dit la voix-off, peut-être bien dix fois, ce qui m'a permis de le retenir).
Le mieux, c'est quand même les flash-backs. Parce que la mort sans la vie, ça n'a pas de sens. Alors le cinéaste nous montre la morte avant qu'elle meurt. Elle faisait beaucoup l'amour et son mari l'aimait. Elle, moins, parce qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfants. Il y a aussi deux prostituées dans le film. Une maigre et une grosse. Les Russes sont comme ça : douleur extrême, et puis la fête. Prosaïques, comme dit le Figaroscope. La morte s'attachait même des trucs aux poils pubiens.
Et aussi, le plus joli dans tout ça, c'est l'image (d'ailleurs, le narrateur est aussi photographe). Parfois des tons chauds, parfois des tons froids, des reflets, des surfaces, et je dois dire que ça se laisse regarder. On aimerait bien avoir des photogrammes du film pour les mettre dans la salle de bains. Peut-être pas ceux avec les femmes nues, mais ceux des paysages. Russes. On sent une âme. Et cette âme est un capital. Un tas de fumier très prolifique.
Tiens, je vais citer Le Monde, qui sait vraiment parler à ses lecteurs : "On est en Russie, où la mélancolie est parfois si voluptueuse qu'elle en devient désirable."

jeudi 4 novembre 2010

correspondances

A noter que ce plan d'Utopia est le lieu où se déroule The Wild Blue Yonder de Werner Herzog, supermarché au croisement de deux routes ayant fait faillite malgré ses rêves de grandeur (et construit par les extraterrestres, selon Herzog).

A noter encore que cette ruine figurant dans Utopia, je l'ai prise en photo l'année dernière en voyageant dans l'Ouest américain.

Utopia - James Benning (1998)

Utopia est un piratage. James Benning reprend l’intégralité de la bande-son du film de Richard Dindo sur le journal de guérilla bolivienne de Che Guevara, et l’appose aux images d’une Californie désertée, à l’abandon, et militarisée. La voix du Che devient un fantôme planant sur les paysages vides, cartes postales sans sujet (ou technique de la carte postale appliquée cinématographiquement à des sujets qui n’en seraient pas l’objet). La bande-son hante le film, infiltre ces images, s’insinue.

Non sans humour. Quand le Che dans son journal s’inquiète pour son futur, essayant d’imaginer une vie hors-guérilla, Benning filme une villa luxueuse. Quand il dit : « it’s a black day for me / everything seems normal », le cinéaste choisit un plan sur un casino de Las Vegas en forme de sphynx. Et quand le Che parle d’un instituteur qui posait beaucoup de questions sur le socialisme, Benning choisit de montrer un champ d’éoliennes bien alignées.

Ce que nous voyons alors est un monde qui aurait raté le coche d’une révolution plus vaste. Et on se prend à imaginer ce à quoi aurait ressemblé les paysages californiens si la guérilla bolivienne avait abouti à une victoire.

Pour James Benning, le paysage semble porter deux mémoires : celle de ce qui a eu lieu, et celle de ce qui n’a pas lieu. Regarder, c’est pré-voir les possibles. Et si Benning confronte la pensée de l’action politique aux images des casinos (entre autres), c’est pour les opposer bien sûr, mais c’est aussi pour parler de la vastitude. Il y a, dans ces espaces vides, une place pour quelque chose qui n’a pas encore lieu. Une place pour une insurrection, par exemple. Si l’utopie Las Vegas tient encore, il n’y a aucune raison pour que l’utopie socialiste ne prenne pas. Benning le sait d’autant mieux qu’il vient de réaliser Deseret, contant l’histoire de l’installation des Mormons dans ce qui deviendra l’Utah – ou comment une communauté sectaire, minoritaire, s’est imposée dans le paysage américain.

Le cinéaste réalise ainsi un grand film internationaliste. La bande-son du documentaire de Dindo est peuplée de cris d’oiseaux tropicaux, qui se trouvent soudain transportés jusqu’en Californie. Quand on entend la pluie, Benning filme la pluie californienne : c’est le même ciel, c’est son partage. La parole du Che confinée à un cahier, et les actions d’un petit groupe de guérilleros affamés, trouvent un prolongement par le manque : elle n’a plus lieu, mais rien n’a lieu. Et Benning de montrer comment un acte isolé, singulier (échouant qui plus est), nous parvient encore.

Utopia est un film sur l’universel. Et disant que l’universel n’a rien à voir avec le nombre ni avec le succès. C’est autre chose. C’est la qualité fantomatique de quelques pensées et de quelques actes, nous rappelant ce que notre monde n’est pas, mais pourrait être.

mercredi 3 novembre 2010

The brig - Jonas Mekas (1964)

Jonas Mekas assiste à la dernière représentation de The Brig par le Living Theater avant l'interruption du spectacle pour outrage aux institutions militaires américaines. La pièce raconte une journée dans la geôle d'un régiment de Marines. Il y a une cage au milieu de la scène, des lits à l'intérieur, un couloir étroit qui l'entoure, et des lignes blanches à ne franchir qu'avec la permission des instructeurs. On ne s'y déplace qu'en sautant, on n'y parle qu'en hurlant, et on ne se touche pas, sauf pour frapper. C'est le pari du Living Theater, imprégné par la lecture d'Artaud : inventer un théâtre de la cruauté, où tout parle une langue que personne ne connaît, mais où rien ne s'empêche de parler (corps, espace, intellect). Le lendemain, le cinéaste revient avec trois caméras dans le théâtre fermé et filme la pièce, demandant aux acteurs de s'interrompre toutes les dix minutes pour qu'il puisse changer de bobine. Le son est défaillant, parfois trop rapide, parfois trop lent. Mekas, avec son frère chargé du montage, utilise cette défaillance.

Qu'est-ce qu'on voit ? Quelle réalité ? Celle que la pièce de théâtre travaille à sa façon outrancière, physique ? Celle d'une représentation spéciale, celle de comédiens, celle d'un théâtre nouveau en train de se faire ? Celle d'un cinéaste circulant dans un espace trop étroit pour le cinéma, et faisant d'une prise de son ratée un espace déréalisant ? Tout cela à la fois.
The brig fait sensation. Dans tous les sens du terme. C'est un scandale, c'est un événement, et c'est peut-être la dernière chance pour Mekas de documenter ce moment (une partie des décors a déjà été démontée). Mais The brig fait sensation aussi dans le sens où il travaille la sensation comme matière aux multiples possibles : le son, distordu, parfois doublé, conjoint à ces corps montés sur ressort et filmés sans possible recul, crée une gêne, une ivresse, un trop. Quelque chose déborde. Ce que nous voyons n'est pas exactement ce que nous percevons. Il y a une proximité presque insoutenable avec la violence, et en même temps une distance (un rire). Il y a une précision dans la description de ce théâtre révolutionnaire, et en même temps un manque. C'est une vision. Ca ne peut être que ça, le cinéma, une vision. Et je crois comprendre que c'est le grand propos de Jonas Mekas : la subjectivité. Nous ne voyons rien, nous voyons quelqu'un voir. Nous n'avons pas l'illusion d'assister. Et pourtant, nous sommes tour à tour terrifiés (les coups portés sont-ils bien calculés pour ne pas blesser ?) et hilares. Ce chaos construit et codifié a quelque chose de si désespérant qu'il en devient comique.

lundi 1 novembre 2010

The American - Anton Corbijn

Ca commence comme une publicité pour des vacances en Suède. Un feu de cheminée, deux amants, une maison en bois, une vaste étendue de neige - et très vite, tout s'effondre. Il y a des traces de pas, des coups de feu, des morts, du sang, une voiture : on entre dans l'action. Mais c'est l'action dans ce qu'elle a de plus ouvert, métaphorique, et hitchockien. On ne saura rien des raisons qui pousseront les uns et les autres à agir de telle ou telle manière, on ne verra que la surface d'un engrenage – on observera un être humain attendre que quelque chose se passe, se préparer à un affrontement qui semble fatal, traquer dans le paysage les signes d'une menace, assembler les morceaux d'une arme, dormir et se réveiller, et rencontrer d'autres êtres humains aux intentions indiscernables. Les films qui font ce pari sont rares (le Che de Soderbergh, le Traqué de Friedkin, voilà les films auxquels on pense quand on ne veut pas écraser The American sous l'ombre de Hitchcock), et il est ici très réussi, tenu, sans affèterie, à l'image de la scène de la partie de campagne entre Clooney et sa cliente. Un fusil, une rivière, un papillon, un homme et une femme. Que s'y passe-t-il ? Un simple échange professionnel ? Y a-t-il du désir ? Y a-t-il un meurtre en préparation ? Les trois hypothèses sous-tendent chaque plan de cette scène. Il y a du danger. Et où il y a du danger il y a de l'érotisme.

The American est un film tellement nu qu'on peut l'habiller avec toutes sortes d'interprétations. On le verra comme un film sur le caractère impérieux du sentiment amoureux (rompre avec toute attache, tout contrat, toute préexistence, pour vivre ce paradis promis). Comme un film sur l'idéal et sa représentation aveugle (toujours tout repousser hors-champ). Comme un film sur le fait d'être étranger (Clooney l'Américain ne sera jamais tout à fait chez lui dans ce petit village italien, toujours anomalie). Sur l'animalité habitant un corps civilisé (la question des traces, de l'attention aux signes du paysage, des compétences et de leur dissimulation). Ou encore sur l'impossible dissolution de l'être dans le monde. Quoiqu'il en soit, c'est un film fondé sur l'impossible, sur le hiatus qui nous sépare de (et nous lie à) nos espérances.

Et si la fin affiche quelques signes de consensus commercial (la musique, qui constituait jusqu'alors le second degré d'un récit s'en débarrassant, nous indique soudain quoi penser et ressentir), Corbijn ne lâche pas une seule seconde son propos, et parvient à dire, avec ses moyens à lui, sans extravagance, quelque chose d'assez profond sur les rapports troubles que l'être humain entretient avec le monde.

Used innocence - James Benning (1988)

Used innocence est un film intime, autobiographique, qui trouve dans la rencontre avec un fait divers son point d’incarnation. James Benning, en pleine rupture amoureuse, s’intéresse au cas de Lawrencia Bembenek, arrêtée pour le meurtre de l’ex-femme de son mari. Ils s’échangent des lettres, lues sur fond de ciels. Ils se racontent. Lui envoie en prison sa détresse, sa peine. Elle transmet à l’extérieur ses difficultés quotidiennes. Dans cet échange, le film fait peau. Le film est ce qui sépare le cinéaste de son sujet, et il est la surface où chacun affleure. On apprend autant sur le cas Bembenek que sur le cas Benning. Used innocence est un révélateur, un plan d’hypothèses : l’innocence de l’une et sa remise en liberté, la recouvrance de l’autre, la sortie de crise. Deux mouvements : Benning renvoie vers l’intérieur (la prison) ses affects ; Bembenek fait éclater dans le monde ce qu’elle est contrainte de garder pour elle. Benning recouvre le film, Bembenek en est la chair.

Used innocence reprend le procédé de Landscape suicide : faire jouer à des acteurs des dépositions, et montrer une ville qui semble vidée de ses habitants, comme gangrenée par la honte. Le cinéaste ajoute à cela des plans incongrus sur des objets étranges (une perruque, un tuyau, un trou dans un mur), auxquels il greffe des sons qui ne leur correspondent pas. Ce sont comme des indices ponctuant le film, comme la matérialisation d’un mystère, d’un inconnaissable.