dimanche 31 octobre 2010

Chouga - Darejan Omirbaev

Le cinéma d'Omirbaev n'a pas bougé - toujours aussi neurasthénique, maladivement timide, et rigoureux. A l'époque de Kaïrat et de Kardiogramma, on voyait en lui un héritier de Bresson. Dix ans plus tard, il hérite toujours.

Cette adaptation épurée de Anna Karénine tient à peu de choses : raconter une histoire ancestrale, et la voir se répéter dans le monde contemporain. Que feraient les personnages de Tolstoï aujourd'hui ? La même chose, mais en regardant des écrans. Le film est ponctué d'une dizaine de plans fixant des télévisions : jeux vidéos, documentaire animalier, snuff movie, une autre adaptation d'Anna Karénine, etc... C'est une belle idée, et il y a une forme de désespoir qui transparaît dans ces tout petits cadres aspirant les vies sans les métamorphoser.

Mais quand je vois un film aussi décharné, je me demande toujours quel est le désir qui sous-tend chaque scène. Et si certains moments sont brillants de concision et de clarté (Omirbaev a un usage de l'ellipse tout à fait saisissant sur la fin de son film), d'autres me semblent moins inspirés, plus exécutés que vraiment traversés par une envie de montrer là quelque chose d'original et d'essentiel. Il y a par exemple des dialogues trop anti-efficaces pour être honnêtes. Il y a des séquences qui sont mues plus par un certain dégoût que par un désespoir vibrant. Et il y a trop de politesses narratives pour que le film atteigne la rugosité de ses intentions, comme c'est le cas dans Une femme douce ou Quatre nuits d'un rêveur.

American dreams - James Benning (1984)

Quatre histoires en résonance : celle de Hank Aaron, joueur de base-ball noir américain à l’ascension fulgurante, figurée par une collection de cartes à son image collectionnées par James Benning ; celle de Arthur Bremer, qui projeta d’assassiner Nixon et finit par blesser le gouverneur Wallace, et dont le journal défile au bas de l’écran comme un sous-titre coulissant ; celle de la politique américaine de cette période, au travers de quelques discours de ses représentants ; celle de la musique populaire en quelques chansons-clefs.

A l’endroit des cartes, ce sont les discours politiques – à l’envers, les chansons. La culture populaire est le double-fond des films de Benning. Les rêves américains sont divers : on peut réussir, on peut aimer, on peut aussi tuer. La menace sous-tend les rêves. Des messages de haine glissent au côté des icônes nouvelles.

L’assemblage est malin et souvent très expressif, mais cela tourne au procédé. Rien n’échappe à cette suite. Il y est uniquement question de montage d’images figées et de sons récupérés. Les années décrites par le cinéaste surgissent comme des boutons de fièvre, mais le temps interne de chacun de ces éléments mis en présence semble trop contrôlé, atrophié pour surprendre. On ne voit pas éclater ces années. Malgré sa complexité structurelle, le film reste une simple évocation.

samedi 30 octobre 2010

Him and me - James Benning (1982)

Comme dans Grand Opera, les acteurs ne jouent pas ce que la bande-son nous laisse croire. Il y a des paroles, mais leurs lèvres ne bougent pas. Des voix qu’on pourrait leur attribuer, tant leurs corps semblent dire la substance de ces paroles. Dès lors, le son n’est plus un attribut de l’image, il n’est pas non plus un hors-champ, mais il est une autre réalité. Benning travaille le son comme une seconde mise en scène, comme un second espace d’incarnation.

Dans les nombreux plans tournoyants sur les paysages suburbains, le cinéaste utilise une autre dimension de la bande-son : la musique comme marque temporelle. Si la date s’inscrit sur l’image, le spectateur se doute qu’elle n’a rien à voir avec la date effective du tournage. La date est celle de la musique qu’on entend, de l’histoire qui nous est contée. Le son devient le hors-champ temporel, fantomatique, d’une époque disparue. Travail qui trouvera sa forme la plus parfaite dans le magnifique 27 years later en 2004.

Him and me est un parcours musical, sexuel et politique. Deux voix : un homme qui a fait l’expérience de la violence et mourra ; une femme qui s’émancipe. Des bruits : procès télévisés, Mac Carthy, les otages iraniens, la guerre du Vietnam. Et les images d’une ville qui ne semble rien dire. Une ville qui, comme les corps aux paroles insoupçonnables, renferme plus qu’elle ne laisse paraître. Elle rend possible tout cela (désir, violence, politique), mais ne se dénonce jamais. Telles les villes filmées plus tard dans Landscape Suicide : il y a eu des meurtres commis ici, et cela semble possible, mais cet ici reste muet, insoupçonnable, sans causalité.

James Benning n’a eu de cesse, dans ses premières années de cinéma, de faire parler l’espace. Et s’il ne révèle au début que son mutisme, il finit par comprendre son langage et par le retranscrire avec sa trilogie californienne (Los, Sogobi, El valley centro). Les années 2000, chez ce cinéaste, sont la fin d’un grand secret, et le début d’une parole très vaste.

Les recherches d'un chien, exposition collective à la Maison Rouge

D'abord, une vraie rencontre : Eric Pougeau. Ca se passe à l'entrée du musée, il y a comme un patio entouré de baies vitrées. Au milieu du gravier, une tombe. Sur cette tombe, une seule inscription : FILS DE PUTE. Les oeuvres d'Eric Pougeau sont traversées par l'anxiété, la haine, la méchanceté. Mais si ces humeurs sont souvent passagères, Eric Pougeau leur donne un caractère définitif, les grave dans du marbre, leur laisse une place dans ce qu'il y a de plus sacré. C'est malaisant, grinçant, et drôle. C'est la chose la plus violente et tendue vue depuis longtemps, la plus inquiétante.

Ensuite, il y a une photographie de Boris Mikhailov, de la série Look at me I look at water, qui a attiré mon attention. Un homme, l'air dément, des coulures rouges sur ses doigts et son visage, un sac de cerises entre ses bras. Plus bas, un petit cliché noir et blanc des noyaux qu'il assemblait près d'un arbre, et l'histoire de ce monsieur. C'est la photographie comme instant et comme narration. C'est une petite histoire qui éclate, une nouvelle, un portrait, les deux à la fois.

Plus loin, une taupe géante pendue à une corde, par Mark Dion, qui fait penser aux livres pour enfants peuplés de monstres, un mur de photographies de Martin Parr explorant la limite esthétique de la consommation, un Homme venu d'ailleurs de Virginie Barré, dans le coin d'une pièce, nous tournant le dos, venant d'ailleurs et ne pouvant plus aller nulle part, vraisemblablement.

Enfin, quelques photographies de Esko Manniko, représentant des hommes seuls, dans des intérieurs qui ne laissent supposer aucune autre présence. Photographies gracieuses, singulières, intimes et sans exhibition, où les lieux semblent prolonger les êtres.
L'exposition est bien plus vaste que ce que je décris là. Mais je ne parle que des oeuvres qui m'ont marqué. Il y avait aussi une vidéo de Sigalit Landau où l'on voyait une femme nue au bord de la mer faire du hula hoop avec un cerceau en fil de fer barbelé, mais si cette vidéo m'a frappé, je ne suis pas certain de ce qu'elle raconte. Un mur peint par Kara Walker, un tas de confettis noirs par Aurel Schmidt, une chaise en lévitation forcée par Bruce Nauman... et beaucoup d'autres oeuvres stimulantes.

vendredi 29 octobre 2010

Larry Clark au musée d'art moderne de la ville de Paris & Splendor de Gregg Araki

Voir l'exposition de Larry Clark au musée d'art moderne a confirmé tout ce que je pressentais chez ce cinéaste, dont j'aime pourtant quelques films (Kids, Another day in paradise, Wassup Rockers - mais pas Bully ni Ken Park). Il y a dans cette exposition deux photographies l'une à côté de l'autre, et toutes les deux sont très belles, mais elles sont à côté l'une de l'autre, et cela pose problème. La première photographie, c'est une femme enceinte en train de se piquer. La deuxième, c'est un bébé mort dans un cercueil. Avoir mis ces deux photographies côte à côte, c'est empêcher toute beauté, c'est contraindre notre regard à n'être pas plus haut que celui d'un quelconque ministère de la santé. Si bien qu'au lieu d'être troublé, ou ému, par ces photographies qui vues séparément peuvent provoquer ce trouble ou cette émotion (parce que Larry Clark est un bon photographe), on juge. On ne peut pas s'empêcher de faire le rapport de causalité, donc on juge. Présenter ces deux photographies l'une à côté de l'autre, c'est un peu comme si on montrait deux hommes s'embrassant, puis les deux mêmes hommes morts du Sida. Larry Clark nous circonscrit dans le lieu commun.

Après cette exposition, et celle de Basquiat, magnifique mais si dense qu'il me serait impossible d'écrire à son sujet, je suis allé voir Splendor, un film de Gregg Araki vieux de dix ans.

Les films de Gregg Araki avant Mysterious Skin étaient autrement plus provocateurs et dégénérés, acides et aventureux que ceux d'aujourd'hui. Le cinéaste semble être devenu, du moins en France, le parangon de la contre-culture white-trash-pop-gender-studies, au côté de Larry Clark, qui a dû lire Le Marxisme Pour Les Nuls afin de rester au top de l'acuité sociologique (cf Wassup Rockers). Mais depuis que ce statut est acquis pour Gregg Araki, le propos s'est affadi, et les propositions de cinéma sont plus que timides. Splendor est d'une autre trempe que le récent Kaboom. Le film est sorti en 2000 en France, quand la presse s'éblouissait devant American Beauty, ce qui nous fait nous souvenir que ce qui est de l'ordre de la contre-culture n'est vraiment pas ce qui intéresse la presse (ne peut pas l'être ?).
Splendor, c'est l'histoire d'une jeune actrice sans rôle qui rencontre deux garçons et ne peut choisir entre les deux. Ils forment donc un couple à trois, vivent ensemble et baisent ensemble, jusqu'à ce que la fille tombe enceinte. Ce sont alors tous les vieux schémas petits-bourgeois qui rappliquent : trouver un bon père, vite, un homme qui travaille et qui la fasse se sentir adulte, même si elle ne l'aime pas, même si elle aime encore ses deux amants pauvres et bien décidés à le rester.
Ce film est l'occasion pour Araki de démultiplier les clichés et de les briser les uns avec les autres. Comme pour tout artiste pop, c'est dans la multiplication des figures que la figure perd sens et prend forme (perd le sens imposé par la figure, et prend la forme du monde). C'est la bohème contre la hype, c'est la bohème tellement bohème qu'elle devient hype, c'est la hype tellement hype qu'elle devient bohème, et à la fin il ne reste rien, aucune illusion de clan ou d'appartenance, aucune strate, un monde vierge, presque sans matière, où inventer une vie relève de l'exploit. Car les personnages des films de Araki sont des héros - c'est-à-dire des mythes qui ont repoussé les frontières du mythe.
Splendor est aussi et surtout une comédie très rythmée, qui n'a pas peur d'être idiote, et qui même dans l'idiotie la plus totale ne perd jamais l'énergie rageuse/amusée de son propos. Foutraque, oui, mais décidée à changer l'ordre du monde, pas moins.

mardi 26 octobre 2010

Grand Opera (a historical romance) - James Benning (1979)

Dans Grand Opera, on entend cette phrase :

This film is not about you,

It’s about his maker.

Plus qu’une blague, plus qu’une provocation, c’est une clef, je crois, pour comprendre l’extrême singularité du cinéma de James Benning. Ca ne caresse pas, ça ne suggère rien, c’est du cinéma qui presse et tord. C’est une vision qui s’impose.

Grand Opera est l’histoire d’un jeune homme qui arrive dans une ville avec un nombre en tête, dont la transcription est infinie. Il le précise chaque jour un peu plus dans un petit livre rouge. La ville est menacée. Deux avions vont surgir dans le ciel, et il y aura une explosion et un nuage en forme de champignon au-dessus des buildings. Si le nombre est découvert dans son entièreté (si l’infini est saisi dans sa totalité), tout s’écroule.

Le film est un montage de paroles et d’images – paroles prophétiques, alphabets, chansons, histoires macabres, images d’une ville en chantier, de cactus, d’immeubles, de chambres à coucher et d’enfants. C’est une série d’essais (plans giratoires, montage frénétique, superpositions dissonantes de sons et d’images, découpage désordonné des plans de One Way Boogie Woogie…), où Benning se débat si fort avec son esprit conceptuel que chaque idée, chaque tentative, est minée de l’intérieur par l’absurde.

A mon sens, pas la plus grande réussite du cinéaste.

dimanche 24 octobre 2010

One way boogie woogie / 27 years later - James Benning (1977 / 2004)

En 1977, dans la région de Milwaukee, James Benning tourne One Way Boogie Woogie. Soixante plans fixes d’une minute chacun, soixante sketches, au sens à la fois d’esquisses et de slapsticks.

Esquisses, parce que ce sont des plans qu’on pourrait détacher les uns des autres, mais qui mis bout à bout forment un tout. Ils n’ont pas l’ampleur de paysages (il s’agit d’un mur, d’une façade, d’une rue, d’un parking, d’une cheminée), et cependant leur nombre, leur accumulation, fait paysage. Fait voyage, ou carnet de croquis – ce sont soixante observations, soixante arrêts.

Pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi choisir ce mur, cette maison, ce tas de ferrailles ? La raison est souvent plastique. Des couleurs des bâtiments et de leurs formes, naît une géométrie que le cadre cinématographique synthétise en plan. One Way Boogie Woogie est bien plus qu’un clin d’œil au Broadway Boogie Woogie de Piet Mondrian.

Slapsticks aussi, parce que Benning cherche à ce qu’il se passe quelque chose dans la minute de chacun des plans de son film : c’est l’irruption d’un enfant, c’est une bouteille qui vient se briser contre un tas de briques, c’est une voiture qui freine brusquement et dont le klaxon ne s’interrompt plus… Le cinéaste met en scène l’inattendu : des premières secondes méditatives surgit nécessairement une fulgurance, une épiphanie qui vient clore le plan.

On voit alors beaucoup de femmes et d’enfants, qui sont autant de créatures naissant à la vision. Quelques machines aussi, plus monstrueuses. Et le surgissement d’une violence, latente, à chaque plan. Des effets de lumière, des assombrissements soudains, des transparences inattendues au passage d’une voiture. Tout participe à saisir cette violence. Le son aussi, n’annonçant pas l’image, mais l’invitant à se transformer : ainsi face à un tas de gravier entend-on le bruit d’un train, et le spectateur pense qu’un train va traverser le plan, mais il voit un enfant traînant derrière lui un jouet à roulettes. Il s’agit donc de filmer le paysage, mais aussi d’incarner par des figures marquantes ce qui le traverse.

James Benning, dans cette captation d’une réalité non seulement cadrée mais aussi mise en scène, habillée, illustrée, dit quelque chose de Milwaukee bien sûr, mais aussi des années 70 et de lui-même dans ces années : on sent son désir de jeune homme, on sent son humour, son envie de ne pas passer inaperçu, de proposer un cinéma à la fois moderne et lisible par tous, radical et séduisant. Il y a là, avec le monde filmé, un rapport d’affrontement, acerbe et politique, où la partie peut encore être gagnée.

One Way Boogie Woogie 27 years later est, comme le titre l’indique, le même film, 27 ans plus tard. Benning reprend plan par plan son film de 1977 en 2004. Et ce qui se produit est sidérant. Ce sont deux époques en duel, années 70 contre années 00, un jeu des sept anomalies mélancolique et grinçant.

Le paysage a changé, la région semble avoir été désertée, les maisons abattues, le drapeau américain est devenu mité. Au premier plan, au lieu du surgissement d’un enfant, c’est un jeune homme qui court et regarde derrière lui – on imagine qu’il a volé quelque chose. Au deuxième plan, au lieu d’une sirène, une vieille peau. Et ainsi de suite. Au lieu d’un Mondrian, un portrait de chien. Le paysage est aussi devenu beaucoup moins rouge...

Benning a conservé la bande-son des plans de 1977 pour l’imposer à ceux de 2004. C’est pour le spectateur un repère. Où l’on entendait des oiseaux dans un arbre, on voit un terrain vague ras. Où les voitures ne cessaient de passer, c’est une rue déserte, une rue de ville abandonnée. Le son correspond tellement peu à ce que nous voyons qu’il finit par créer l’illusion d’un hors-champ – mais ce n’est pas un hors-champ spatial, c’est un hors-champ temporel. Un hors-champ de 27 ans, comme un fantôme, comme le passé en surimpression.

4 corners - James Benning (1997)

4 Corners, c’est le point de jonction entre les 4 états du Colorado, du Nouveau Mexique, de l’Arizona, et de l’Utah.

Le film de James Benning est découpé en quatre parties, chacune d’elles composée de 4 éléments : d’abord, la biographie d’un artiste ; ensuite, une œuvre de cet artiste, avec en voix-off une histoire qui a quelque chose à voir avec l’Histoire des Etats-Unis ; enfin, une série de plans fixes sur les lieux où cette histoire s’est déroulée.

Ces éléments influent les uns sur les autres, et c’est ce que Benning met en question : comment regardons-nous l’œuvre de l’artiste dont nous venons de lire la biographie ? comment entendons-nous une histoire tandis que nos yeux fixent une œuvre d’art ? comment regardons-nous ces lieux maintenant que nous savons quelque chose de leur Histoire ? C’est la question de la contamination. Et c’est la tentative de saisir un ensemble en le particularisant : construire un espace qui permettrait de voir tout l’espace.

4 coins qui eux-mêmes se répondent, formant un grand carré, ou un point de vue global avec 4 points de vue particuliers. 4 angles. Mais peut-être ces angles sont-ils trop droits, car tout cela reste très théorique, peu sensuel, et gagné d’avance.

vendredi 22 octobre 2010

Sogobi - James Benning (2000)

Les vingt premières minutes de Sogobi sont inquiétantes. James Benning est devenu le maître du monde. Il a éradiqué de la surface californienne tous les Californiens, toute trace de vie humaine, tout indice de civilisation. Les plans sont splendides, mais déserts. Une plage immense, une neige intacte, des arbres qui se tordent, et rien d’autre que ça – décors d’une planète que l’Humanité aurait délaissée (ou qu’elle n’aurait jamais trouvée).

On croit à un film kubrickien, où le cadre est tel qu’aucune signification n’échappe, que rien ne contredit le propos. On s’attendrait, d’ailleurs, à entendre de grands airs de musique classique sur ces plans – mais Benning préfère le silence, ou bien le bruit réel, plus troublant encore, donnant à l’espace filmé la mesure exacte de sa vastitude.

Le cinéaste vise la pureté des origines. Ses cadres la trouvent. Et le spectateur se sent seul face à ce monde sans temps, où ne paraît pas de semblable. Seul, à la fois triste et exalté. L’infini est à portée de main. Mais personne avant lui ne l’a touché. Il y a l’exaltation de croire que tous ces paysages s’adressent à nous, et puis l’ivresse de l’indifférence du monde.

Le cinéaste ment, bien sûr, et il le sait. Il cadre de telle sorte que nous nous précipitons dans son mensonge. Il atteint nos fantasmes de pureté et d’absolu, avant de mieux les briser. Soudain, autour de la vingtième minute, un hélicoptère surgit au-dessus d’une rivière, et disparaît. Le bruit de l’eau revient. Mais ce n’est plus le même paysage. Ou plus exactement : c’est le même paysage, mais nous ne le percevons plus de la même manière. D’autres sens se sont éveillés, recouvrant les premiers. Peut-être par affinité de l’espèce, la présence de cet hélicoptère nous a alertés : il se passe quelque chose, et nous aimerions savoir quoi, nous aimerions comprendre. Ce n’est plus le même regard. Il y a de l’inquiétude, et une soif de savoir. Il y a deux êtres en celui qui regarde : le premier pouvant se perdre dans le paysage, ressentant l’infini qui est dans le monde avec autant d’intensité que l’infini qui est en lui ; le second, plus social, plus défini, plus grégaire, rationalisant l’espace afin de trouver les informations qui contribueront à sa survie.

Plus loin encore, un panneau sur une lande désertique : « available », avec un numéro de téléphone au-dessous. Ce panneau est comme un ricanement. Il porte un coup cinglant à l’absolu. On se rapproche peu à peu du monde civilisé et de son peu de grâce.

James Benning met en scène la violence avec laquelle l’homme s’approprie l’espace – violence esthétique, visuelle et sonore. Il s’agit toujours d’un recouvrement. L’humain traverse, transperce, et altère. Il est en guerre. Il a quelque chose à conquérir. Que ce soit l’ombre d’un bateau troublant la surface d’une eau qu’on aurait cru libre, ou bien les fourgons militaires fonçant dans le désert.

Et ceci jusqu’aux pétroglyphes : l’humain cherche à s’inscrire. Lui qui n’est pas arbre, sans racine, il ne cesse de creuser dans la matière qui lui échappe. Il change le paysage en matières, rend tout utile, construit d’immenses grues pour déplacer quelques troncs d’arbre.

A la fois meurtrier et dérisoire, à l’image de ces deux piquets plantés de part et d’autre d’une piste ensablée. Meurtrier parce qu’indélébile, dérisoire parce que malgré tout, il y a l’infini. Benning dit très bien ce besoin de limiter l’étendue à la maigre mesure de la maîtrise possible. Tel ce paysage sublime, traversé par un train : toutes ces machines ne visent qu’une chose, donner l’illusion de réduire les distances, mettre à mort l’infini en le brisant en mille points que des lignes sauront relier les uns aux autres. La perception humaine est sans totalité : elle sépare, et relie. C’est comme un film : quelques plans qui mis bout à bout font un tout, mais ne disent pas le tout, ne peuvent en donner qu’une approximation.

Plus loin, Benning filme quelques cactus. Il y a dans ces cactus une forme de perfection inatteignable, un être-au-monde idéal. Nous trouvons dans mille machines plus perfectionnées les unes que les autres ce que le cactus invente dans son corps pour subsister.

On voit alors une autoroute, plane, creusée dans une paroi rocheuse. Sur la paroi apparaissent les strates que les millions d’années précédents ont tordues. Et nos lignes persistent, forçant un monde qui ne peut se résoudre en quelques figures géométriques.

James Benning est mon héros. A 17 ans je rêvais de faire un film sans personnage, sur le vent ou sur l’eau. Le vent peut-être plus encore que l’eau parce que cela voulait dire filmer l’invisible (invisible en soi). Et James Benning fait ça depuis plus de trente ans.

jeudi 21 octobre 2010

Policier, adjectif - Politist, adjectiv - Corneliu Porumboiu

C’est une banale histoire de jeunes : deux amis, une fille entre eux, l’un dénonce l’autre pour lui avoir proposé un joint. Un policier le suit et constate que chaque matin le jeune homme fume un joint derrière une école maternelle et le partage avec son ami et la fille. Il risque trois ans de prison pour incitation à la consommation de stupéfiants. Le policier se demande si un flagrant délit est vraiment nécessaire.

Policier, adjectif, oui, car connotant chaque plan. Corneliu Porumboiu prend le parti de limiter son point de vue à celui du policier. Ce sont des scènes de filature sans suspense, sur une affaire sans intérêt. Le cinéaste parvient à réduire son point de vue à l’extrême, sans pour autant atrophier son personnage. C’est un cinéma ironique, mais vivant. Chaque scène semble habillée : il est toujours question d’autre chose que de la question. Ainsi un repas entre mari et femme devient-il une discussion herméneutique sur une chanson d’amour épouvantable que la femme passe en boucle sur youtube ; une discussion entre collègues devient un monologue sur les tisanes trop chaudes ; une rencontre entre un employé et son supérieur devient une proposition de relance du tourisme en Roumanie ; et ainsi de suite. Tout dérive. Les scènes, qui s’apparentent à un genre, celui du film policier, prennent une tournure inattendue. Sauf les scènes d’enquête, qui ne peuvent être plus que ce qu’elles sont.

La position du cinéaste est une position critique. Il pose la question : que voit un policier ? Et définit alors ce qu’est un policier par ce qu’il voit. Un adjectif, assurément, pas un sujet. Car le point de vue adopté, on s’en rend compte lors des scènes de filature ou dans les rapports écrits filmés en gros plan, est inefficient. Le policier dépèce, évide, dévitalise une situation qu’il est incapable d’appréhender (que sa fonction-même l’empêche d’appréhender) – il attend derrière des colonnes de béton, et ramasse des mégots, c’est tout, ce sont ses seules armes cognitives. La loi est la béquille aveugle d’une éthique inatteignable, comme nous le démontre brillamment, par l’absurde, la dernière scène, fascinante, où le supérieur du personnage principal livre une leçon de maïeutique à la fois magistrale et navrante, examinant avec son employé le mot ‘consicence’.

Ces filatures sont aussi l’occasion pour le cinéaste de montrer l’évidence de l’espionnage dans l’architecture de cette ville roumaine. Comme si la ville avait été construite pour ça, pour que les gens s’espionnent. Et le cinéaste de rappeler que ‘police’ et ‘politique’ ont la même étymologie : "πόλις", la ville.

North on Evers - James Benning (1991)

North on Evers est un film composé d’une multitude de plans fixes et brefs montés dans l’ordre chronologique d’un voyage à travers les Etats-Unis, et du texte du journal intime du cinéaste durant ce voyage qui défile au bas de l’écran, manuscrit.

Ces plans fixes, c’est le contraire du road-movie. Nulle impression de voyage, au sens linéaire du terme, mais plutôt d’un étoilement – d’un rayonnement des visions. Ces images ont un centre : le cinéaste, dont la présence se déclare au bas de l’écran. North on Evers dit l’importance de celui qui regarde.

C’est, pour l’instant, le film de James Benning que j’aime le moins. C’est le moins complexe, le moins conceptuel, et c’est étrangement celui qui me semble le plus théorique. Personnel pourrait-on dire aussi – sans doute, mais alors au sens de refermé sur lui-même. Il y a les paysages américains, les visages des amis, l’eau, les ciels, les constructions humaines – il y a tout ce qui compose les autres films du cinéaste, mais dans un mouvement de retour sur soi, sans lumineuse intuition.

C’est peut-être aussi parce que le film fait un pari qu’il sait perdu d’avance : le road-movie n’en sera pas un, et ne sera que ça. Le texte et les images feront l’objet d’un choix plus que d’un mariage, et parfois d’un choix forcé, puisque certaines phrases s’éclipsent dans les parties sombres des paysages. Ce n’est d’ailleurs pas inintéressant : les pensées avalées par les visions sans soleil, les affects perdus dans les noirceurs du monde – mais on en reste là, on ne peut pas lire, alors on ne sait pas ce qu’on perd. On ne devine pas un texte de la même façon qu’une image.

C’est d’ailleurs en cinéaste que Benning aborde la question du texte : plutôt que d’enchaîner des sortes de sous-titres, propositions fixes au rythme calculé, il fait défiler les phrases, et nous impose alors un rythme de lecture qui n’est pas celui de la lecture. Il ne ménage aucun arrêt, n’accélère pas, ne ralentit pas, enchaîne, comme si le temps de la lecture était similaire à celui de la vision. Dès lors, ce n’est plus un texte, mais la composante mobile d’images fixes, un mouvement hiéroglyphique au bas des plans.

mercredi 20 octobre 2010

Landscape Suicide - James Benning (1986)

Landscape Suicide est construit sur la logique du double : deux faits divers (Bernadette Protti, adolescente qui en assassina une autre, et Ed Gein, qui inspira Hitchcock pour le personnage de Norman Bates), deux lieux (Orinda en Californie pour Protti, Plainfield au Wisconsin pour Gein), deux temps (1984 et 1957), deux saisons (l’été et l’hiver), deux mots inscrits sur des cartons (« pain » et « place », douleur et lieu), et à chaque fois un acteur interprétant le rôle du meurtrier lors de sa déposition devant la police (deux interprétations confondantes, hilarantes et effroyables, où l’on entre dans la logique d’une parole dissimulatrice et psychotique avec une évidence déconcertante).

Cette dualité s’inscrit au cœur du film : Benning sépare, ou plutôt montre à quel point sont séparés, inaliénables, récit des faits et paysages où ils ont eu lieu. Dans le premier cas, Benning commence par la déposition de Bernadette Protti, puis filme l’été dans une petite ville californienne. Dans le deuxième, ce sont d’abord les paysages hivernaux du Wisconsin, et ensuite la déposition de Gein. Le cinéaste dépèce un genre cinématographique : le thriller psychologique – à l’image de ce dernier plan saisissant où un cerf mort est éventré, organes arrachés, et ne restent plus que les os et la peau tandis qu’un tas de boyaux s’égoutte dans la neige.

Ce sont aussi les deux premiers plans du film qui annoncent la structure en miroir de l’ensemble : d’abord, une joueuse de tennis répétant son service, lançant balle après balle, toujours de la même façon, avec à chaque fois le bruit de la balle qui éclate et le souffle de la joueuse qui se transforme en cri ; ensuite, le contrechamp sur les balles qui s’accumulent de l’autre côté du filet. L’acte et ses répercussions sur le paysage, dissociés.

Le travail sur le son est particulièrement remarquable. Lors de la déposition de Bernadette Protti, on entend une machine à écrire. Lorsque Bernadette Protti se lève et quitte l’écran pour aller aux toilettes, la machine à écrire continue. De même, lors de la déposition de Ed Gein, on entend le sifflet d’une bouilloire, et des coups métalliques portés sans régularité. Là encore, impossible de faire se rejoindre, de façon réaliste, deux données, l’image et le son.

Dans les plans sur les deux villes, il y a quelque chose de frappant : les êtres humains semblent se cacher. On entend une chanson de Michael Jackson, une messe, des enfants qui jouent, des voitures qui démarrent, mais on ne voit rien. Rien qui bouge. Comme si toutes ces musiques faisaient tourner un monde mort. Soudain, on aperçoit un homme en train de courir. Sans doute est-ce un joggeur, mais on pourrait croire qu’il s’enfuit. Benning filme les façades, et la honte, inscrite en creux dans le paysage, derrière lequel une poignée d’êtres humains se protègent de quelque chose. Le mal est de l’ordre de l’impensable.

Deux séquences extraordinaires tentent de montrer l’envers de ces façades : une jeune fille sur un lit, au téléphone, entourée de coussins et de peluches, dont la conversation est couverte par une chanson se répétant sans cesse ; une femme au foyer dansant de façon hypnotique dans un univers de papier peint et de canapés. Deux clichés capitalistes, l’enfant choyé et la femme épanouie à la maison, qui se retrouvent broyés dans des scènes trop longues, dévitalisés, irréels. Je ne sais pas si David Lynch a vu Landscape Suicide, mais ces deux séquences ont quelque chose à voir avec Twin Peaks.

Landscape Suicide est un film qui ressemble à un plan de 13 lakes. Un meurtre, se reflétant dans un autre, et créant à la fois une rime et un infini – un inconnaissable.

Les années du Christ & Les oiseaux, les orphelins et les fous - Kristove roky & Vtackovia, siroty a blazni - Juraj Jakubisko (1967 & 1969)

Dans les deux films de Juraj Jakubisko, on fait tomber une armoire. Car on ne peut rien ranger, classer, ni cacher au regard. Tout est en désordre et tout est visible. Sans doute l'un sert-il l'autre. Sans doute le chaos et la vision se génèrent-ils l'un l'autre à l'infini. Car c'est bien la question de la vision que pose le cinéaste slovaque : que voit-on ? que discerne-t-on dans les possibles d'un monde écroulé ? qu'est-ce qui est décor, et qu'est-ce qui est vrai ? La réponse est à chaque fois sanglante, frondeuse, provocatrice, exubérante. L'outrance est la seule survie possible - et en même temps elle creuse le désespoir. Les êtres s'égarent dans leur libre-arbitre - mais c'est ce libre-arbitre qui est la donnée même de leur existence.

Les années du Christ, premier film du cinéaste, nous donne à voir des hommes sans valeur ni repère, des hommes de trop dans une Prague décrépie. C'est l'irruption d'une génération existentialiste, qui doit tout remettre en jeu - donc en images. Tout réapprendre : à vivre, à aimer, à parler, à faire la fête, à créer. Chaque scène est l'occasion d'inventer la vie qui soit la plus juste possible, et de poser les bases d'un nouveau monde. Les années du Christ, à sa façon baroque et fictionnelle, vaut comme témoignage d'une époque. Le cinéaste cherche encore ses marques.

Les oiseaux, les orphelins et les fous démarre sur les images quasi-documentaires d'un carnaval d'enfants qui semblent vieux, et sur ces mots, prononcés par un enfant dont la voix devient celle d'une femme :
"Moi, Juraj Jakubisko, réalisateur slovaque, je vais vous raconter une histoire.
Comment il est nécessaire
et à la fois inutile
de chercher un remède
pour une vie sans amour pour la haine
qui ne connaît pas le bonheur sans la tristesse.
Comment il est nécessaire et à la fois inutile
de chercher un remède pour une vie qui ne connaît pas la joie sans la folie
et la mort sans la banalité."
Ceci est l'acte de foi d'un cinéaste réconcilié avec ses multiples.
Ce qui nous intéresse, ici, dans ces quelques mots qui ne pourraient être qu'une vague déclaration d'intention, mais qui prendront corps dès les premières images du film et ne nous quitterons plus, c'est ce paradoxe apparent : inutile et nécessaire à la fois. Gratuit et vital. Bouffon et profond. Jakubisko s'est débarrassé du 'mais' de rigueur. Il annonce une tragédie qui nous fera rire et une farce qui nous fera pleurer, et ce sera le même film.
Ce n'est pas un hasard si la photographie est très présente dans Les oiseaux, les orphelins et les fous. Il y a celui qui regarde et celui qui est regardé. Il y a l'envers et l'endroit sur la même image. Et les problèmes ne surgissent que lorsque l'un des personnages "photographie avec ses yeux", c'est-à-dire sans appareil.

Les années du Christ sautaient d'un pied sur l'autre, irruptions violentes du délire dans les scènes les plus sourdement sérieuses, surgissements brusques d'un désespoir au coeur de ce qui ne semblait reposer que sur de la gaieté. Les oiseaux, les orphelins et les fous est un film campé sur ses deux pieds mal ajustés, irradiant de sérénité dans le chaos qu'il convoque. Un très grand film, vraiment.

Et l'article est aussi sur Kinok.

mardi 19 octobre 2010

La femme aux 5 éléphants - Die Frau mit den 5 Elefanten - Vadim Jendreyko

La femme aux 5 éléphants est un portrait de Svetlana Geier, responsable des nouvelles traductions de Dostoïevski en allemand. On la voit au travail, avec la dame qui vient chaque matin chez elle pour taper à la machine ce que Svetlana lui dicte, puis avec le chanteur qui vient lire et remettre en question chaque détail, chaque virgule : un ange dévoué, et un tortionnaire qui ne l'est pas moins. Soit deux temps de la création personnifiés : la pratique, et la critique. Autrement dit, deux jambes, qui font avancer loin, et vite.
Le cinéaste prend le temps de montrer ces échanges, même si nous ne savons pas de quel passage ni de quel livre il est question, pariant sur le fait que traduire est un phénomène cinématographique bien plus intéressant que l'objet traduit en lui-même. Misant donc sur un angle très étroit mais précis, pour dire la substance d'un travail dans sa globalité.
Une seule séance. Après cela, un incident survient dans la famille de Svetlana. Son fils a eu un accident, il est à l'hôpital, hémiplégique. Elle interrompt ses traductions, ses cours à l'université, tout ce qui faisait sa vie, pour préparer à manger pour son fils et le lui porter. Le cinéaste aurait pu s'éclipser, attendre pudiquement que la femme redevienne traductrice, mais il reste. Il reste parce qu'il s'aperçoit que tout, dans la vie de Svetlana Geier, est une traduction.

A l'origine, il y a l'histoire d'un père qu'elle n'a pas entendue. Le père de Svetlana est sorti du goulag après dix-huit mois d'emprisonnement. Sa femme et sa fille le conduisent à la datcha, où il mourra six mois plus tard. Il dit : "je vais vous raconter ce qu'il s'est passé, mais ne me demandez jamais rien." Et il raconte. Mais Svetlana n'entend pas. Elle a alors seize ans. Sa mère part travailler tous les matins. Et tous les jours elle nourrit son père qui a l'estomac perforé. Son fils est dans la même situation, et c'est sans doute pour cela que ce souvenir resurgit. Et dans les mots non-entendus du père, il y a le mystère d'une langue qui échappe, qui ne dira jamais toute la vérité - il y a très certainement la clef d'une vocation. Traduire sans regarder le texte, la tête haute, c'est ce qu'un professeur lui apprendra : "la traduction n'est pas un ver qui rampe de gauche à droite sur les pages d'un livre". Il faut lire, relever la tête, et trouver la phrase juste. Il faut se détacher des mots, pour vraiment entendre.

Tout est ainsi, pour Svetlana Geier : couper un oignon, c'est parler de la phrase dostoïevskienne, sans centre, contenant toujours en elle la phrase à venir ; une nappe brodée, et c'est l'occasion d'expliquer les similitudes, non seulement étymologiques mais aussi philosophiques, entre texte et textile. Le cinéaste Vadim Jendreyko saisit et colle entre elles chacune de ces illuminations, langagières et concrètes.

Le film, qui aurait pu se contenter d'être le portrait simple et rigoureux d'une femme au travail, devient alors un voyage bouleversant de retour au pays natal, l'Ukraine, que la traductrice a fui pendant la seconde guerre mondiale, et dans lequel elle n'était jamais revenue. Elle fait ce voyage avec sa petite-fille. Ce sont deux femmes ensemble dans des trains et des paysages enneigés, tachant de retrouver les traces de leur passé. Et ce n'est plus seulement un portrait, mais une histoire du XXème siècle qui se dessine. L'extermination des 30000 juifs de Kiev, l'oppression stalinienne, le régime nazi - Svetlana Geier passe par toutes ces épreuves, et chacune d'elles imprègne la sagesse de cette femme et son travail sur les livres de Dostoïevski.
On sort du film remué, espérant nous aussi trouver "ce poisson qu'on sera le seul à comprendre, contre toutes les lois de la nature et de la science".

El Valley Centro - James Benning (1999)

Le premier plan : un lac, un siphon par lequel l’eau du lac est aspirée. C’est cette perte, cette captation d’énergies, de ressources et de matières, que James Benning a décidé de mettre en scène dans El Valley Centro.

L’eau vient se disperser dans les paysages géométrisés. Elle a été apprivoisée. En jeu, sa répartition : qui obtient quoi et contre quoi ?

Il y a deux principes fondamentaux liés à l’eau : nourrir et amuser. Benning montre ces deux résultantes sur lesquelles repose la société californienne.

Une vallée, c’est une surface plane – c’est un plan où tracer les lignes les plus longues et les moins contrariées, où réaliser tous les fantasmes linéaires d’une civilisation.

Dans ces paysages irrigués, Benning saisit ce qui brûle : mégalomanie, démesure, volonté d’ordonner – autant d’images d’une consomption à grande échelle.

El Valley Centro, c’est le portrait d’une civilisation par sa périphérie. Le film sous-entend les grandes villes que l’on sait, sans jamais les montrer. Il montre ce qu’il y a autour, qui maintient les villes en état de fonctionnement. Il montre la façon dont l’espace autour des villes, qu’on pouvait penser sauvage, a été domestiqué (ou presque : de temps en temps, un feu, une tempête). L’immensité d’une élaboration très complexe, pour l’éclosion de quelques mégalopoles-champignons.

Benning révèle la nature des grandes villes capitalistes par la façon dont elles subviennent à leurs besoins. Il révèle une idéologie par son inscription dans le paysage.

Il y a dans El Valley Centro un plan sur des collines où l’on voit une série d’éoliennes. Ce plan résume à lui seul l’intention de Benning : la tentative, par la multiplication d’essais fixes mais attentifs, de capter les trajectoires de ce qui circule et qu’on ne voit pas. La grande question du film, c’est « où ? » Où s’en va ce que nous voyons disparaître ? Il y a rarement des films aussi pleins de hors-champs.