lundi 27 avril 2009

A bout de course - Running on empty - Sidney Lumet

Juste avant, à la librairie face au Grand Action, il y avait une rencontre avec Daniel Cohn-Bendit. La discussion avait pris un tour assez violent, il y avait des jeunes qui traitaient Dany de vieux con, et Dany leur répondait que leur jeunesse n'avait d'égale que leur connerie (en se prenant un peu pour Cyrano). Alors tout le monde s'est mis à bouder, les amoureuses de Dany se sont plaint ("si vous n'aimez pas l'homme, rentrez chez vous"), Dany lui-même a théâtralement retourné sa chaise et s'est assis dos au public. On a entendu quelqu'un marmonner "sale Allemand" sans qu'on sache d'où ça venait, et puis l'organisateur de la rencontre, complètement paniqué, a rappelé qu'on n'était pas là pour s'insulter, que la politesse était de laisser Dany exposer sa thèse, puis de débattre ensuite en levant la main et en formulant des questions pertinentes, et qu'ensuite on boirait tranquillement un verre de vin offert par la librairie. Le silence s'est fait. Dany s'est retourné vers le public, visiblement exalté par l'ambiance explosive, et s'est mis à parler de politique européenne en matière d'industrie automobile. Pendant qu'il parlait, des jeunes blonds sont entrés, les uns après les autres, massés près de la porte et se lançant des clins d'oeil. D'un seul coup, le groupe des blonds s'est unifié pour chanter énergiquement :
EUROCRATES
VOUS ETES CONS
VOTRE REGIME
AUSSI
trois fois de suite, avant de signer :
ACTION
FRANCAISE !
et de regagner la rue sous la surprise générale.

Après cet esclandre d'un autre âge, j'ai vu A bout de course.
A bout de course parle de cela aussi, de la ténacité des idéologies, de la perpétuation des névroses, de luttes révolues pour lesquelles on souffre toute une vie. Mais quelque chose de très clair apparaît : l'intelligence est parfois d'extrême gauche, jamais d'extrême droite. L'extrême gauche a pensé, réfléchi, analysé son évolution possible (et c'est ce que A bout de course enregistre brillamment) ; l'extrême droite est restée fidèle à sa bêtise.
C'est l'histoire de la famille Pope, en cavale depuis dix ans, après que le père et la mère ont fait sauter une usine de napalm pour protester contre la guerre au Vietnam, blessant un gardien qui n'aurait pas dû se trouver là.
Sans nom fixe, sans terre sur laquelle s'inscrire, les parents voient leurs deux enfants grandir, et l'un d'eux peut-être un peu trop vite. Celui-là, c'est River Phoenix, superbe acteur, qui, dans le New Jersey (Lumet se concentre sur un moment de la vie des Pope, entre deux déménagements), tombe amoureux et affirme ses talents de pianiste.
Phoenix, gauche, taiseux, rongé par le secret qu'il doit garder, rencontre une fille vive, "full of beans" comme le dit Mr Pope, éclatante de santé et de lucidité (elle m'a fait penser à Mariel Hemingway dans Manhattan), questionnant le monde avec des mots, mais aussi avec son corps, tout le temps. Tous deux, bien que de milieux très différents, vont faire, à leur façon, exploser la petite cellule familiale qui les contenait.
Ce n'est pas un banal règlement de comptes adolescent. Chez l'un comme chez l'autre, tout transpire l'amour, l'affection, l'intelligence des rapports. Lumet pose un regard calme et simple sur les parents, sans faire d'eux des monstres. Il multiplie les plans de gestes tendres et de mots doux. Mais c'est cela qui est le plus déchirant : comment quitter ceux qui vous aiment, comment s'affranchir de l'amour qu'on leur porte ? Le cinéaste tisse des liens étroits et magnifiques entre ses personnages, liens qui devront, tôt ou tard, se défaire.

Il y a trois générations dans A bout de course - les parents républicains des Pope (sublime scène de la pizza, immense scène du restaurant), leurs enfants de gauche contestataire, et les enfants de ceux-ci, qui ont tout à réinventer, qui marchent sur des frontières et vont devoir les franchir ou les prolonger. Les luttes ont été livrées, les idéologies des deux camps dénoncées, épuisées, que leur reste-t-il ? qui sont-ils ? qui peuvent-ils devenir ?
Lumet, s'il choisit son camp (celui du sang neuf), ne dénonce pas. L'échec des Pope, leur existence précaire, trouve une issue magnifique dans l'éducation de leurs enfants. C'est une autre utopie qui s'esquisse, plus individuelle, moins contingente. Et, au contraire de Eastwood, qui dans Million Dollar Baby caricaturait la bêtise prolétaire des parents de Hilary Swank, Lumet laisse la parole aux parents des Pope, sans les réduire, sans les défigurer - au contraire, en leur rendant, à eux aussi, une certaine dignité.
Le film arrache des larmes, mais avec une discrétion ahurissante. Entre la fin de Tokyo Sonata, où tout dans le plan nous signale sa grandeur, et la scène, de piano également, où Phoenix montre à son professeur ce qu'il sait faire, il y a une grande différence : la mise en scène. D'un côté la pompe, de l'autre l'humilité, qui désamorce la tentation du grandiose par des écarts comiques incessants (où poser sa veste quand on s'assoit au piano, par exemple). Lumet éblouit sans forcer le spectateur.
Le premier plan du film est celui d'une ligne blanche discontinue sur une route, vue depuis la vitre arrière d'une voiture. Lynch, dans Lost Highway, affrontait cette ligne de plein fouet, s'engageant dans la nuit à l'aventure. Lumet observe le passé comme un enfant, avec sagesse, et ressuscite les paysages disparus, les Edens qui n'ont pas duré.

samedi 25 avril 2009

Carnet de notes pour une Orestie africaine - Appunti per un'Orestiade africana - Pier Paolo Pasolini




Au contraire de ses films finis, de ses formes pleines et viriles, ce film de Pasolini, fait de repérages et d'études préparatoires, est traversé de doutes, de contradictions, d'un incessant questionnement en guise de moteur - qu'est-ce que l'Afrique ? et qu'est-ce que l'Orestie a à voir avec l'Afrique ? En ce sens, Carnet de notes et plus proche de l'oeuvre littéraire de Pasolini que de son oeuvre cinématographique, de son style écrit qu'on connaît, souvent en vers libres, cherchant la plus grande proximité possible avec le mouvement de la pensée.
On retrouve bien sûr sa puissance picturale, son travail de peintre, qui, à partir d'une tasse de café posée sur du sable décrit le monde, à partir d'un visage élabore une cosmogonie, mais ce qui bouleverse le plus, c'est la fébrilité de son intuition : l'Orestie, c'est l'Afrique des années 60. Intuition mise en doute par une poignée d'étudiants interrogés par le cinéaste, mais qui ne cesse de trouver sa confirmation dans l'image. On en vient même à se demander si 'faire le film' aurait apporté quelque chose de plus. Il y a de telles évidences, une telle immédiateté, lors que le cinéaste nous dit "voilà Oreste", "voilà le temple d'Appolon", "voilà les Erynies", il y a une telle foi et un tel courage dans l'affirmation, que la forme déliée, peut-être un peu atone du Carnet de notes, la dimension d'esquisses des cadres tremblés, n'entame en rien la puissance métaphorique du film. Et c'est sans doute grâce à cette forme, grâce à la mise en perspective des doutes et des questionnements, que les images se dédoublent, plus qu'elles ne s'anéantissent - une vibration très particulière tient ce film d'un bout à l'autre. On comprend alors beaucoup de choses, sur ce qu'est le travail d'un cinéaste, sur la façon dont il passe de l'idée à sa représentation, dont il compose avec le réel et l'imaginaire, avec la théorie et la rencontre.
C'est aussi un formidable document sur une certaine géographie africaine, une manière d'enregistrer les traces de l'Occident, dans l'architecture, dans les vitrines des librairies, et dans les corps. Un monde en mutation, acquérant peu à peu la forme des démocraties canoniques. L'Afrique, à travers les yeux de Pasolini, serait ce continent ayant subi une défiguration, sans investir pleinement la nouvelle figure imposée.
Le film termine sur ces mots : "Son futur est dans sa fièvre du futur. Et sa fièvre est une grande patience." Les temps archaïques sont encore là, et on ressent, parfois violemment, la naïveté qui anime le désir de démocratie - l'échec promis de ce désir. Un continent peuplé de fantômes.

jeudi 16 avril 2009

Few of us - Sharunas Bartas


A chaque fois qu'on revoit Few of us, de Sharunas Bartas, on l'habite un peu plus. On habite un peu plus intensément ses paysages, ses ombres, sa neige. On entre dans une nouvelle nuit.
Il y a d'abord une arrivée, celle d'une femme, dans l'Inland d'un pays industrialisé. En hélicoptère, à pied sur les pierriers, en véhicule à chenilles. Cette femme, c'est Katerina Golubeva. Tellurique, les nerfs fragiles, mais tirant de la terre une puissance surhumaine. Elle arrive, donc, dans un village où l'on se déplace à cheval ou en rennes.
Où on ne parle pas.
Où on attend la nuit pour se réunir autour d'un accordéon.
Elle approche ce monde. On ne sait pas ce qu'elle vient faire. On comprend qu'elle ne fera rien de plus que ce que sa liberté lui permet d'entrevoir.
La nuit vient, et, avec elle, une terreur, un effroi, des coups - la précipitation. Quelque chose de chimique dans l'articulation des images-molécules. La nuit les agite et de nouveaux corps se créent.
Il y a des hommes qui veulent du mal à Katerina Golubeva. Il y a en a un qui la suit et semble la protéger - un double masculin et animal, un ange aux yeux noirs et aux traits orientaux. Les démons habitent la nuit. Une femme dort - ses rares dents veillent.
A l'aube, la fuite, sous le ciel couleur chair. Il y avait l'apparence d'un printemps sur le paysage, mais avec la peur, la neige est revenue. Ce n'est pas le Royaume des hommes. La femme se réfugie dans une maison isolée. Elle traverse une rivière. Son corps n'a plus d'équilibre. L'ange la rejoint, mais maintient une distance entre elle et lui. Ils passent un peu de temps là, autour d'une lampe à huile. Un visage, une montagne, un ciel - le cinéma de Sharunas Bartas traque les équivalences, compose avec le visible un temps qui altère.
Quelque chose de violent s'empare peu à peu du film, souterrainement. Une extase, un mouvement s'approchant de la transe chamanique, par la durée des plans, par leur enchaînement sans logique, si ce n'est celle de la course. Le ton n'est pas celui de l'élégie, le temps est sans nostalgie, le regard n'est pas ontologique. C'est autre chose. C'est une transfiguration, naissant d'une suite de figurations concrètes. Un vieillard qui fume, des seins qu'on caresse, le bruit du vent et celui du torrent - ce sont là les espaces habitables. Voir Few of us, c'est comme regarder un ciel plein d'étoiles : le regard en choisit quelques unes et s'y accroche, pour mieux appréhender le vide, l'incertitude divine. L'être est éclaboussé de formes qu'il distingue sans les comprendre. C'est ça, le cinéma de Bartas - une manière de creuser la vision, de sillonner l'espace avec du temps, de représenter le désir par la peur et les coups, tout ce qui nous lie à l'autre et au monde, tout ce qui se reflète du monde dans l'autre - et de mesurer les distances, l'écart de l'inconnaissable.

mardi 14 avril 2009

Le genou d'Artémide - Il ginocchio di Artemide - Jean-Marie Straub

On a vu deux films s'assombrir cette année. Il y a eu 24 City de Jia Zhang-Ke, où une jeune femme nous parlait de son désir de revanche sociale tandis qu'on pouvait voir par les fenêtres (et sentir) le soir tomber sur Shengdu. Et il y a depuis mercredi Le genou d'Artémide, où, après la parole, le vent se lève, et un nuage éclipse le soleil dont la lumière inondait la forêt.
Deux façons de faire. Chez Jia, tout se passe en même temps ; chez Straub, les unités dramatiques sont particularisées et séparées. Car il y a quelque chose de platonicien dans ce Genou. Une langue émane d'un corps (comme préexistant à l'être qui le détient), et, plutôt que de s'incarner dans ce corps (au travers d'une gestuelle), se déploie dans l'espace (dans la forêt) - y trouve des répercussions.
La matière que sculpte Straub n'est pas tant celle des parties en présence que celle, plus invisible, qui les lie. C'est ce qu'évoquent les derniers plans du Genou - une propagation, une dispersion, de cette parole dans le monde (et quelques sépultures auxquelles elle s'accroche sans doute - à moins qu'elle ne s'y enfouisse).

dimanche 12 avril 2009

Exposition Tati à la Cinémathèque

Des espaces encombrés, des couloirs étroits, des oeuvres entreposées derrière des barreaux, une signalétique absurde - tout est fait pour que le spectateur se sente Hulot. Il suffit de se retourner un peu trop brusquement pour qu'un Dufy se décroche. La gène de l'homme de trop, c'est ce qu'on ressent quand on visite l'exposition conçue par Macha Makeïeff et Stéphane Goudet. On pourrait parler de mal-exposition (comme une malédiction - voir à ce sujet Tati jeter son scénario sous le décor de Playtime qui s'effondre).
Et puis, de pouvoir tourner autour d'éléments familiers (un fauteuil, un néon, un chapeau, la maquette de la maison de Mon oncle), mais qu'on n'avait vu qu'en deux dimensions, permet de prendre conscience de la profusion de signes dont Tati disposait, et de la précision avec laquelle il les employait.

vendredi 10 avril 2009

Wendy & Lucy - Kelly Reichardt


On se dirige vers l'Alaska, mais on est loin d'Into the wild. D'abord, Kelly Reichardt ne nous explique pas les raisons du départ de Lucy. Son film n'affirme pas immédiatement sa dimension critique - pas de réquisitoire contre les standards existentiels américains. D'ailleurs, Wendy semble désespérément, socialement non conforme à ces standards. Elle n'a pas le choix, mais elle en fait un (celui de l'Alaska, donc). La frontière entre ce qui est subi et ce qui est désiré est très fine. Et c'est peut-être parce qu'il n'y a pas de choix qu'il y a du désir (qu'il y a le désir d'investir cette vie-là, et pas une autre).
Ensuite, on sait comment Wendy mange, où elle dort, comment ses journées se passent. C'est une aventure concrète, qui ne se veut pas d'emblée métaphysique (ou exemplaire). Ca pourrait passer pour de la prudence (au sens de tiédeur), mais c'est avant tout de la méthode et de l'humilité.
La première séquence est splendide : un travelling sur Wendy jouant avec sa chienne Lucy dans les bois. Rien de plus. Un moment - ou plutôt l'invention d'un moment, qui ne feint pas l'exaltation, mais qui y vient, peu à peu, à force de construction. On entend Wendy fredonner quelque chose. On sent qu'elle cherche à habiter l'espace, à habiter le lien qu'elle a avec sa chienne - c'est une décision : interrompre le voyage pour fabriquer le plus simplement possible la mémoire de celui-ci. Pas une carte postale, pas un souvenir, mais un temps.
Tout le film est ainsi, sans facilité ni évidence. A partir d'une situation scénaristique, Kelly Reichardt enregistre la marche d'une jeune fille dans un monde inconnu, et plutôt hostile. Pas de raccourci ni de salut aléatoire - au contraire, la situation se durcit au fur et à mesure, et plus le film avance, plus il semble simple et vrai. La ville où Wendy fait une étape un peu forcée existe, les personnages secondaires ne sont pas des envoyés de Dieu ni des figures oedipiennes, et encore moins les symboles d'une idée qui serait inhérente à la tenue du film (si on excepte la croix très brillante autour du cou du vigile). Plus les choses existent, s'affirment, plus la cinéaste doute. Et elle rend compte, sans effet, au travers de ce doute, d'une épreuve, d'un dépouillement progressif, de la défaite d'un espoir et de ses préconceptions.

mercredi 8 avril 2009

Visions of Europe, première partie

un programme de 13 courts-métrages de 5 minutes chacun
une production Zentropa, 2004



The Yellow Tag
réalisation : Jan Troell / Suède


Europe

réalisation : Christoffer Boe / Danmark


Bûs Labi (It'll be fine)
réalisation : Laila Pakalnina / Lettonie


Die Alten Bösen Lieder (the evil old songs)
réalisation : Fatih Akin / Allemagne

Cold Wa(te)r

réalisation : Teresa Villaverde / Portugal


The Miracle

réalisation: Martin Sulík / Slovaquie

Anna viva a Marghera (Anna lives in Marghera)

réalisation : Francesca Comencini / Italie


Nieko Nepraranda Vaikai (children loose nothing)

réalisation : Sharunas Bartas / Lituanie


Room For All

réalisation : C
onstantine Giannaris / Grèce

Prológus

réalisation : Béla Tarr / Hongrie


Invisible State

réalisation : Aisling Walsh / Irlande

Crossroad
réalisation : Malgorzata Szumowska / Pologne

Paris by Night

réalisation: Tony Gatlif / France





J'ai voulu voir ça parce que Bela Tarr disait être très fier du court-métrage qu'il avait réalisé pour ce programme initié par Lars von Trier. Et il a de quoi être fier. Les trois premières minutes de son Prologue sont bouleversantes. C'est la même musique que dans Satantango. C'est un travelling sur une file d'attente devant une soupe populaire. Il a filmé des visages, il a filmé l'attente, le regard fixe, les barbes, les grattements, les signes de patience et d’impatience, et tous ces gens immobiles sont, à cause du travelling, transportés vers la droite de l'écran. On a l'impression qu'ils disparaissent, qu'ils sont entraînés sur un tapis roulant qui va dans la mauvaise direction. C'était magnifique, j'en avais les larmes aux yeux, jusqu'à ce qu'on atteigne la petite fenêtre où une jeune fille distribue les soupes et que la caméra se fixe - là, j'avais l'impression de voir une publicité (Knorr).

(Non, c'est un peu plus que ça. Ce qui m'a gêné la première fois, je crois que c'est le sourire de la jeune fille. Je me suis arrêté à ce sourire. Mais la véritable fin du film, c'est son générique. Bela Tarr inscrit là tous les noms de tous les 'acteurs' de la file d'attente. Ils sont rares, les réalisateurs de Visions of Europe à avoir pris cette peine. La plupart se sont contentés d'inscrire leur nom et d'empocher la suvention. Bela Tarr, lui, est un cinéaste éthique.)

Le court-métrage de Bela Tarr est néanmoins le plus beau de tous, à égalité avec celui de Sharunas Bartas, parce que ce sont les deux seuls cinéastes du lot à ne pas avoir fait de l'Europe un sujet (même si on peut interpréter Prologue comme une métaphore, sur la fin - et c'est bien ce qui coince d'ailleurs) - ce sont les deux seuls qui savent qu'ils parleront toujours de l'Europe, quoiqu'ils filment, de par leur nature-même de cinéastes européens. Ce sont les deux seuls à ne pas avoir chargé de signes supplémentaires l'européanité de leur travail. En fait, il est impossible de ne pas parler de l'Europe, dès lors qu'on tourne en Europe.
Et ça, je crois, c'est quelque chose qui ne viendrait même pas à l'idée des Américains, de décider de parler de l'Amérique. Ce n'est pas une décision, c'est un fait. Mais il y aurait peut-être une distinction à faire entre parler de et dire quelque chose de.


Sharunas Bartas, lui, se concentre sur trois enfants autour d'une rivière, une bagarre, un baiser, un nez qui saigne, un bateau de papier, des grenouilles étoilées. C'est splendide. En cinq minutes, c'est tout un monde qui naît et qui d'un coup nous échappe, mais qui existera toujours. C'est la force de son cinéma je crois (même si ça fait très longtemps que je n'ai rien vu de lui), de rendre éternelles des choses très fragiles, une lumière, un paysage, un temps, des corps.

Le film de Teresa Villaverde, à la limite, est regardable. On ne sait pas ce qu'elle filme, quelle est la situation qu'elle nous propose de découvrir. Ce sont des policiers sur une plage la nuit qui trouvent des gens cachés dans l'eau, et d'autres morts. Les gens cachés sont blancs et les morts sont noirs. Les blancs sont conduits au commissariat et les policiers relèvent leurs empreintes digitales. On n'en saura pas plus. Tant mieux. Mais c'est esthétiquement un peu chichiteux.

Esthétiquement chichiteux aussi, les Tony Gatlif et Fatih Akin. Fatih Akin réalise ni plus ni moins qu'un clip, où une affreuse chanteuse s'empare d'un texte de Heine sur une musique de Schumann. C'est immonde, c'est du noir et blanc granuleux façon Mondino, ça se passe dans un théâtre à l'italienne, il y a des superpositions d'images, et d'un seul coup ça passe en couleurs et ça chante en turc, et puis ça reprend, l'allemand, le noir et blanc... bref, infâme. Tony Gatlif, lui, refait Amélie Poulain avec trois clandestins. Là encore, c'est en noir et blanc. L’un des personnages est blessé, et, tout de suite, deux Parisiennes de Montmartre accourent auprès de lui pour appeler l’ambulance. A la fin, les trois compères envoient une carte postale de Paris à leurs familles, tandis qu'on entend un air de bal musette. Ca se voudrait sans doute ironique. Mais c'est surtout très con. Je ne parle même pas du Christopher Boe, qui a dû coûter très cher et vraiment ce n'était pas la peine. C'est creux, c'est du scénario, ça ne vit pas une seule seconde - c'est l'histoire d'un bureaucrate qui essaie de prononcer le mot "Europe" en anglais et qui n'y arrive pas, il dit "Yuhup", et évidemment à un moment il nous explique qu'il n'y arrive pas parce que ça ne représente rien pour lui (des fois que...).

Le court-métrage de Leila Pakalnina (Lettonie), est moins pire que les autres. Elle cadre quelques personnes dans la rue, qui posent comme pour une photographie, en tentant de se tenir immobiles, puis saluent le cameraman et s'en vont. Là, il y a un petit trouble, mais c'est bien gentillet.

Francesca Comencini, elle, fait le petit portrait d'une jeune fille étudiant la pollution des eaux près des industries textiles. Ca finit sur un message écolo bien lourd, et ça me gonfle. Ca me gonfle d'autant plus que les films écolos prolifèrent ces derniers temps ('Nous resterons sur terre' et autres conneries). Dans les salles de cinéma, pendant les bande-annonces, en ce moment, on ne voit que ça. Ca, et des films pour enfants. Finalement, le film écolo, c'est le film pour adultes. Chaque âge a son fléau.

Jan Troell, le Suédois, a fait un truc super-énervé sur le marquage des vaches et des moutons européens. A la fin, il nous explique que six vaches ont été tuées parce qu'elles n'étaient pas marquées selon les normes européennes. Et il est tellement énervé que ça en devient presque drôle.

Dans le rayon bonnes oeuvres on trouve l'Irlandais Aisling Walsh, qui fait acte de repentance quant au traitement des immigrés dans un monologue poussif et cultivé (citation de Beckett, mention de Joyce), et aussi la Grecque Constantine Giannaris, qui nous montre une quinzaine d'étrangers vivant en Grèce et déblatérant des banalités sur leur situation, leurs difficultés, et la chance qu'ils ont de vivre dans un pays aussi évolué (des trucs du genre "pour moi la Grèce, c'est l'Europe" , "il y a toujours une méfiance vis-à-vis des Chinois", "à Athènes il y a de bons théâtres") - toutes ces petites personnes sont dispatchées dans l'écran sous forme de kaléidoscope, chacun sa case, ça fait peur, je n'ai même pas pu aller jusqu'au bout.

Et puis il y a les irrécupérables, le Slovaque Martin Sulik qui nous rejoue l'air de rien dans une fiction proprette l'Immaculée Conception (la Vierge moderne touche une tasse, la tasse s'envole - et pour bien appuyer tout ça la statue de la Vierge mythique regarde la tasse s'envoler), et la Polonaise Malgorzata Szumowska, qui nous montre une statue du Christ au croisement de deux chemins et tous les gens qui passent près d'elle, jusqu'à ce qu'on remplace la vieille statue usée par une statue plus colorée, et que la caméra s'envole très très haut, délaissant la Terre, délaissant ce lieu, autrefois Saint, aujourd'hui mécréant. J’imagine la grue qu’il a fallu déplacer jusque là, toute l’équipe technique, le producteur méfiant, la réalisatrice inquiète, tout ça pour un petit plan ridicule, vu déjà cent mille fois, et déjà cent mille fois ridicule - j’imagine ça et ça me fait rire.

...

ajout : je ne prendrai pas la peine de parler de la deuxième partie de cette collection, elle est juste minable (exceptés Theo Van Gogh et Aki Kaurismaki), je pensais que ce programme serait l'occasion de découvrir des cinéastes peu connus, pas distribués en France, mais non, ce sont toujours les grands noms qui s'en sortent, le reste est réalisé sans talent, sans désir, des fictions faites sur le mode dénonciation/promotion.
Je ne parlerai pas non plus du court du formaliste Greenaway, parce que ça n'est rien d'autre qu'une pesante fantaisie symboliste d'extrême-droite.



...

Mais il faut que j'en parle quand même.
Ce sont des gens qui prennent une douche sous un unique pommeau. Ils ont tous un drapeau peint sur le ventre ou dans le dos. Ils symbolisent un pays. D'abord ce sont les pays fondateurs, ensuite ce sont les douze, et puis viennent les autres. Les autres (ceux de l'Est) regardent batifoler les douze, restent en retrait de la douche, et finalement s'avancent - mais là, il n'y a plus d'eau qui sort du pommeau. Greenaway filme alors les drapeaux un peu délavés sur les ventres mouillés. On aura compris la symbolique : l'arrivée des pays de l'Est dans l'Union Européenne, c'est la perte de l'identité nationale.
A cela s'ajoute le fait que tout le monde est vieux ou gros, sauf la porteuse du drapeau anglais, jeune, svelte, sensuelle.
Voilà donc Peter Greenaway.

dimanche 5 avril 2009

A l'aventure - Jean-Claude Brisseau

Mais qu'est-ce qui nous tient vivant, entier, joyeux dans ce monde, si ce n'est l'hypothèse vécue d'un autre monde ?
Le cinéma est là pour ça, plonger dans le monde négatif une image positive. Les films sont imprégnés de ce passage. Ils rendent à la vision sa dimension traversante. Ils sont les preuves (car il y a quelque chose de l'ordre du procès) de l'invisible. Nous voyons, mais nous ne voyons rien.
Et bien sûr, quand on va voir un film de Brisseau, on ne va rien voir. Alors forcément certains ricanent. Mais c'est un ricanement de protection.
Dans le dernier film de Brisseau, A l'aventure, il y a tout : la soif, l'extase, l'homme dans l'univers. Tout, et quelques mots qui en témoignent, quelques corps qui s'imbriquent pour donner lieu aux figures inconnues de ce Tout. Une littéralité, une aventure à la lettre.
C'est très bien, me semble-t-il, que le cinéma français prenne de plus en plus le pli de l'invisible (les derniers Garrel et Bonello, et sans doute le prochain Dumont). Ca fait du bien, enfin, après des décennies de cinéma normopathe, où l'on identifiait Dieu au catholicisme, et l'extase à la démence. Ca fait du bien que le cinéma, lui, ne ricane plus - ce sont les spectateurs de ces vieux films ironiques, où Dieu était de droite et où le mystique était contre-révolutionnaire, qui ont pris le relai.

samedi 4 avril 2009

Martine et les pov' gens, ou Nulle part terre promise - Emmanuel Finkiel




Martine a acheté 2 ou 3 numéros du Monde Diplo, ça l'a complètement excitée, elle a décidé de parcourir l'Europe pour filmer les pauvres avec son super zoom.
D'ailleurs, un type le lui dit : "tu ne filmes que les pauvres". "C'est faux, répond-elle, je filme les gens forts." Malheureusement, cette idée restera purement rhétorique, pas du tout éprouvée.
Finkiel est bien malin. Pour ne pas que les spectateurs puissent croire qu'il ressemble à Martine, non seulement il filme Martine qui filme les pauvres, mais en plus il filme un riche. La belle idée ! Trois trajectoires : Martine, l'art et la société / le riche et son usine qui ferme et son voyage en Hongrie pour délocaliser / les immigrés clandestins (c'est ça : trois numéros du Monde Diplo).
Autant Voyages m'avait touché, autant Nulle part terre promise est d'une condescendance ahurissante. Filmé avec les pieds (à travers des lunettes, par le biais d'un miroir, à travers l'écran du caméscope de Martine - laquelle n'est vraiment pas douée pour cadrer), le film est empreint d'un romantisme de l'errance absolument mensonger (le cri des mouettes ajouté en post-synchro quand les immigrés sortent du camion), factice, et surtout très gênant. Ne serait-ce que le titre...
Nulle part terre promise fait preuve d'une effrayante imperméabilité à l'existence de l'autre. Que retient Finkiel de son voyage en Pauvreté : de jolies images, des effets - aucune connaissance supplémentaire, aucun surcroît de conscience. Bref, quand on fait semblant, ça se voit.