jeudi 26 février 2009

Gran Torino - Clint Eastwood



- C'est vraiment étrange, chez Clint Eastwood, cette façon de vouloir toujours nous faire croire que la pensée (ou l'existence) qu'il incarne est minoritaire - alors qu'on ne fait pas plus majoritaire que cette pensée-là (que cette existence-là) ;

- c'est très beau, que l'existence soit à ce point liée à la pensée ;

- la façon dont il incarne cette pensée est totémique ; le film investit tous les clichés, les uns après les autres, sans sourciller, sans rien venir remettre en cause (on n'est pas, me semble-t-il, dans un cinéma de l'évidence, mais bien dans un cinéma du pouvoir, alignant, note après note, ce qui ressemble à un texte de loi) ;

- le film est sans dilemme réel - incapable de poser problème - il ne fait que construire une impasse, et la résout avec une naïveté confondante (un geste naïf, abyssal de bêtise christique, que la caméra surligne lourdement - comme à la fin de Into the wild et de The dark knight - alors on peut se poser une question : Hollywood a-t-il un problème avec le christ ? - l'enfant manquant de L'échange pose la même question : quel enfer serait le monde si le christ n'avait pas existé ?) ;

- j'ai parcouru le film entre charme et horreur - charme d'un Eastwood en Gainsbourg (façon vieille canaille), en Jupiter contrarié, avançant dans ses journées de retraite au prix d'une alcoolémie jamais fléchissante - horreur de cette inertie, de ce charme immobile des puissants, de cette façon de racoler au centre ;

- je me suis toujours posé la question de l'ironie, de la distance, et je n'ai jamais trouvé de réponse allant dans le sens de que j'espérais (c'est-à-dire dans le sens du cinéma - en fait, je n'ai jamais retrouvé Eastwood cinéaste, et, au mieux, j'ai vu un Jacques Chirac américain se plaignant de la morsure de sa chienne) ;

- si la question était vraiment la bêtise (et les quelques grimaces de Eastwood acteur nous invitent à y croire), est-ce qu'on ne pourrait pas espérer que ça aille plus loin, que ce soit encore plus sec (c'est-à-dire sans fin lacrymale, et surtout sans prêtre au rabais) ?

- Gran Torino a pour lui la tristesse d'un dernier tour de piste - et contre lui l'avachissement dans cette tristesse (pas d'aventure, juste du savoir-faire) ;

- dans le papier de Jean-Baptiste Morain sur le site des Inrockuptibles, est évoquée l'idée que les enfants, chez Eastwood, sont toujours une menace. Cette idée est à rapprocher de la vision du mal du cinéaste (dans L'échange, dans Mystic River) : des jugements. Le doigt levé. On fige le mal dans une grimace. Genre Hopkins dans Le silence des agneaux. C'est aussi ça le conservatisme : bien délimiter l'ombre et la lumière. Efficace, mais j'aimerais bien que ça produise un peu plus de cinéma, et un peu moins de confort. C'est plus le Ford de la Gran Torino que celui de Liberty Valance, auquel nous avons affaire.

dimanche 22 février 2009

Espion(s) - Nicolas Saada

Espion(s) est sidérant.
Au début, peut-être, on craindra une certaine retenue. Un manque de corps, de hargne, de désir. Mais en quelques plans seulement, quelques dialogues et quelques situations, on sait qu'on est au-delà du "film de genre à la française" (cette vieille licorne), et cent fois au-dessus du cinéma sous antibiotiques d'Olivier Assayas (la modernité d'un côté, le romantisme de l'autre, la chambre est bien rangée). On le sait, parce que Nicolas Saada a eu le culot d'imposer un personnage.
Pour la première fois (à ma connaissance), un cinéaste a 'regardé' Guillaume Canet. Et, de ce regard, a trouvé un mouvement neuf, une musique particulière, construisant le film en sous-bassement.
Guillaume Canet ne sera pas le gendre idéal, ni le type cool et décomplexé, ni même le super gangster au visage poupon et aux cheveux flous. Il lira, un peu poseur, Le coeur conscient de Bruno Bettelheim, dans le centre de tri de bagages d'un aéroport parisien, tandis que son collègue prendra feu auprès d'une bouteille de parfum trop rapidement convoitée. On le verra suivre son collègue dans les couloirs d'un hôpital, et lancer au-dessus d'une armoire un téléphone subtilisé dans une valise. Ce sera l'homme du petit larcin qui tourne mal. Il sera d'abord utilisé pour ses qualités de lâcheté, de transparence, de fuite. Il rechignera au travail, renâclera à la parole, esquivera les rôles qu'on voudrait lui faire jouer. Il ne cessera de s'absenter, et, la mise en scène de Saada, de l'acculer. Présence contrainte. Il s'en prendra plein la gueule (pas une scène pour répit, traqué), jusqu'à sa fuite (organisée par les services secrets) à Londres, où il feindra d'être un autre que lui-même. Pas par désir : par arrangement. La vacance de l'acteur Canet, Saada la perçoit, et s'en sert pour moteur de son cinéma.


Où le film trouble absolument, c'est lorsqu'il impose un second personnage à son récit qui aurait pu se contenter de mimer l'obsession solitaire. Or, c'est encore une fois avec un sens du romanesque et une justesse de regard admirables que le cinéaste fait éclore sa Claire (Géraldine Pailhas), beauté en sursis, déplaçant avec elle toute une histoire, tout un monde (une histoire du coeur, un itinéraire singulier). Il s'agira d'un tableau dans une boutique, considéré comme maudit, que Vincent (Canet) offrira à Claire, sûr de son aptitude à briser le sort. Et le tour est joué. Leur histoire est un défi. Sans qu'on sache très bien de quel destin il s'agit de s'échapper, quelle malédiction fuir.
Le film dès lors génère une forme de spirale, productrice d'images, de sons, de scènes - des choses minuscules, jamais dans la grande mise en scène, plutôt dans la suggestion, dans la composition, dans l'ambient, mais avec une telle charge sous-jacente qu'on ne peut être qu'ému par ces visages, ces mouvements, ces rencontres approximatives. Saada semble avoir si bien alimenté le magma dans lequel s'ébrouent les séquences de son film, qu'il lui suffit d'un plan sur Vincent marchant dans la rue, d'un autre sur Claire nue au lit, pour qu'aussitôt tout le reste existe (imaginant ce qui n'a pas été imagé).
Fragile, mais dense - avec ce poids existentiel accordé à chaque plan, cette charge mélancolique. On touche très vite à une réflexion vertigineuse sur la fidélité, l'identité, la duplicité, qui fait glisser Espion(s) du côté des romans moraux du XVIIème siècle, sans avoir à rougir de la comparaison.

mercredi 18 février 2009

Les nains aussi ont commencé petit - Auch Zwerge haben klein angefangen - Werner Herzog


Les nains aussi ont commencé petit traite d'une prise d'assaut. Des nains furieux, aux moeurs improvisées (on organisera mariage, repas, joutes, jeux, selon des règles défiant la logique - ou selon une absence de règles, comme dans les écarts de Viridiana), encerclent le bureau du directeur, où l'un des leurs est retenu. Malgré les provocations et les outrages, le directeur semble tenir bon. Jusqu'à ce que lui-même abandonne son poste, et ordonne à un arbre de baisser le bras (ce sera à celui qui tiendra le plus longtemps - on voit dans cette dernière scène que Herzog, qui ne parlera frontalement du nazisme que dans son hollywoodien Invincible, n'a cessé d'en défaire les motifs, à sa manière, non thématique).
Si l'on reprend la petite taxinomie élaborée à partir de l'oeuvre du cinéaste, Les nains... est un film-crabe. On y voit dévier le pouvoir vers la tyrannie (suivre sa pente naturelle, en somme), et le nombre vers l'invasion, à la façon des crabes rouge sang de Christmas Island. Parmi les premiers plans, on trouve une poule, vivante, en mangeant une autre, morte. Le ton est donné - déréliction, dislocation. Et Herzog, se sachant nettement plus politique que n'importe quel film-dossier, n'oublie pas de dresser le plan du lieu investi par son cinéma (la politique est affaire d'espace, de conquêtes, de retranchements, de droits et de non-droits, et donc de zones - ainsi le radeau d'Aguirre, qui, bien que minuscule, est un Empire en soi).
Les nains... ont fasciné David Lynch, dit-on. On voit bien la communauté d'idées derrière cette cellule résistante, cette structure psycho-architecturale menacée par une invasion clownesque et barbare. C'est que l'espace investi par l'homme est aussi le champ en lui.

Comme dans Invincible, on trouve une scène où l'un des personnages a les oreilles qui sifflent et dit que quelqu'un pense à lui. Même travelling depuis le personnage jusqu'à la fenêtre - mais cette fois-ci, personne. Les nains sont seuls. Une ville en arrière-plan semble fantomatique. On voit surtout des collines sèches, une terre aride, un no man's land. Le nain est définitivement plus Aguirre (une forme de tyrannie incestueuse) qu'Invincible (seul mais secondé par sa famille aimante). C'est de cette solitude, de cette réclusion, que naît la dégénérescence. Certains gestes des nains (acteurs) rappellent certains moments parmi les aveugles (personnes) de Pays du silence et de l'obscurité. Il faut du courage pour créer un monde sans représentation préconçue, de la patience et de la sagesse, comme le vieil homme à la fin du documentaire, touchant une à une les branches d'un arbre dessinant en son esprit un possible espace. Les nains, plus paresseux, échouent, et s'adonnent avec joie et fureur à la destruction (la séquence des fleurs en feu est emblématique de cette négativité - parlera-t-on pour autant de Mal ? - il faudrait encore classer chaque séquence, tout étudier à fond, et comprendre que la tyrannie qu'ils exercent n'est qu'un reflet de celle qu'ils subissent - ainsi cette scène où une naine nous présente sa collection d'insectes, pour lesquels elle a cousu des pulls à huit manches, et confectionné des hauts-de-forme adaptés aux cornes des scarabées).

Plus qu'une réflexion sur le Bien et le Mal, c'est surtout un jeu de rôles, auquel on assiste. Ce qu'on voit n'est jamais tout à fait ce qui est (la voiture tournant en rond devient taureau dans une arène, par exemple).
L'état des choses est sans cesse déplacé (c'est un cinéma de la métamorphose - ou de l'altération ; versant magique ou moral, il n'est pas évident de trancher).
Les séquences herzogiennes sont longues, plus longues que dans n'importe quel autre film. Si bien que ce qu'on voit semble s'user. L'image, poussée à l'extrémité de sa permanence, devient instable, volatile (une hypnose, des galeries entre les mondes, une chimie de la modification).
Le nain qui rit rit trop longtemps pour que nous puissions être sûr de son rire - lui-même s'épuise à prolonger son rire (on retrouve cet effet de temps dans le sourire final du Sermon de Huie). Son visage est un masque. La longueur du temps herzogien vient abolir le système dominant des représentations.
Ce ne sera pas non plus : le nain qui rit est le plus triste - ce sera quelque chose de plus mystérieux, plus profond qu'une simple antinomie état/apparence.
L'état des choses semble avoir été tout simplement supprimé. L'image, trop tendue, se craquelle, et révèle le néant qui l'anime. On se servira d'un singe en guise de Christ.
N'y voir aucun poids symbolique. Chez Haneke, on casse un oeuf (Funny Games), et il n'y a plus besoin de poursuivre le film (tout est dit, reste à admirer l'économie du système et son élaboration). Chez Herzog, c'est toute la boîte d'oeufs qui est sacrifiée, comme un rituel, sans signification - ou sans signification autre que le visible passant, par la répétition, du côté de l'invisible.

jeudi 12 février 2009

Che - Steven Soderbergh



Soderbergh a réalisé SON film. Minimal, épuré - il s'agit simplement de regarder des gens faire des choses quelque part. Sous un faux nom, il en signe la photographie.
Aucune des deux parties n'affecte les signes d'un quelconque discours. On ne saura rien de neuf sur la Révolution, sur Cuba, sur la Bolivie, ou sur l'Histoire. Il n'y aura pas d'hypothèse psychanalytique, pas de transcendance, pas de glorification (et il y aura donc une philosophie : celle de l'action et du combat). On devra se contenter de regarder un asthmatique gravir des montagnes, donner des ordres, se cacher dans la forêt, panser des plaies, prendre des villes.
L'asthme du Che a son importance cinégénique : le film est construit sur le principe de la prise d'air.
Les boucles de la narration en pointillés de L'Argentin (les séquences sont brèves, séparées par des temps flous, et mêlent la préparation de la Révolution, la prise de Cuba, et une interview donnée quelques années plus tard aux USA) ne jouent pas l'épate - pas de carcan scénaristique : le film de Soderbergh est libre et heureux, très composé et très intuitif.
C'est tout le temps beau, tout le temps physique et incarné - le cinéaste donne la sensation puissante d'une existence matérielle.
La deuxième partie (Guérilla) est encore plus radicale - cette fois-ci complètement linéaire, mais toujours aussi morcelée et physique.
Ce sont deux mouvements contraires : L'Argentin raconte un grossissement glorieux, tandis que Guérilla, concentré sur l'échec de la Révolution en Bolivie, marque au contraire un rétrécissement (jusqu'à l'anéantissement).
La fin, où le Che est interrogé par des soldats, est un bel écho à l'interview américaine - comme si la mythification était une manière polie de régler des comptes.
Les deux films ne sont pas sans perspective - ils s'attachent tous deux à décrire précisément une stratégie, et peuvent se lire à l'aune de L'art de la guerre de Sun Tzu.

Anish Kapoor



Aujourd'hui j'ai soufflé dans la bulle d'Anish Kapoor en collection permanente à Beaubourg.
C'est une oeuvre renversante, dans tous les sens du terme.
Renversante d'abord parce que notre reflet s'y trouve inversé.
Renversante ensuite parce que le concave, par un simple effet d'optique, devient convexe. Le bol creux (au fond, c'est un grand bol) devient bulle pleine. La couleur violette, dense, opaque, accroit cette sensation.
Et renversante enfin parce que siffler dans cette bulle, souffler, soupirer, chantonner, le moindre son nous est renvoyé, dans une amplitude qui n'a rien de microphonique.
Cette bulle d'Anish Kapoor, c'est une petite prison pour les sens, où ceux-ci se retrouvent trafiqués, déréglés.
Dans la ville, il y a désormais une trouée : c'est cette bulle. Un lieu qui ne ressemble à aucun autre - car, oui, l'oeuvre, pourtant pas immense, donne la sensation d'un lieu.
Alors je suis venu aujourd'hui souffler dans cette bulle, et j'y retournerai.

jeudi 5 février 2009

The White Diamond - Werner Herzog



The White Diamond, dans la simplicité de son dispositif (c’est un documentaire, presque un reportage), est un film riche, profond, et bouleversant – sans doute la plus belle élégie qu’ait réalisée Werner Herzog.
Il échappe aux catégories herzogiennes citées plus haut – en vérité, il les contient toutes et les transcende : The White Diamond porte en lui l’hypothèse du film-crabe (une nouvelle folie du professeur Graham Dorrington, scientifique anglais dont les rêveries ont déjà causé la mort d’un homme à bord d’un ballon semblable ?), la démarche du film-ours (revenir sur les lieux de l’accident, conjurer le sort), et la pugnacité du film-oiseau (le sort ne sera pas conjuré par la parole, mais par l’action : Dorrington tentera un nouveau vol, à bord d’un nouveau ballon, au-dessus des canopées et des chutes Kaieteur en Guyane). Il s’agit donc d’un film-oiseau sur le retour, un geste à la primitivité retrouvée, un présent chargé d’un temps, d’une histoire, d’une blessure (Graham Dorrington pleure la mort de son ami, le documentariste Dieter Plage, dont on voit quelques extraits du travail, notamment quelques passages très impressionnants d’immersion en milieu gorille, pas très éloignés du travail de Timothy Treadwell vu dans Grizzly Man).

Derrière la cascade se niche une grotte immense, où vivent des milliers de martinets (on les voit rentrer le soir, passer en flux ininterrompu derrière la cascade, former une sorte de cascade horizontale s’incurvant autour de la cascade verticale – le plan est long, puissant, il s’incarne dans le temps, dans ce temps hors-norme propre à de nombreux plans des films du cinéaste, comme le torrent au début d’Aguirre, ou l’arbre à la fin de Pays du silence). Pendant les tractations, les errances et les hésitations autour de la conception du ballon, Werner Herzog part, à l’aide d’un alpiniste, filmer cette grotte dont jamais personne n’a rapporté d’image. Il veut en révéler l’intérieur, sujet à tant de mythes et de légendes. Mais sa rencontre avec le membre d’une communauté indienne, dont la culture est fondée sur le mystère de cette grotte, sera décisive : il choisira de ne pas montrer les images volées à ce lieu. Herzog renonce alors à ce qui a toujours été sa démarche : tracer des lignes dans l’espace, montrer ce qui n’a jamais été vu. Et tandis que Graham Dorrington s’obstine, le cinéaste renonce. De ce renoncement jaillit un élément nouveau : cette grotte non montrée crée un champ d’inconscient, un trou noir, autour duquel vont graviter les portraits de personnes magnifiques, les images d’animaux rares perchés dans les arbres, les paysages sublimes du torrent survolé sans bruit par le ballon – le cinéma de Herzog se fait soudain plus circulaire, plus contemplatif, plus méditatif, plus centré. Et la danse du jeune cuisinier au bord de la falaise, qui aurait été autrefois un moment de bravoure, valant pour sa spectacularité, sa bizarrerie, son immédiateté, trouve ici un accent presque JiaZhangKe-ien.

Graham Dorrington a l'aura du danger. Beau-parleur, excité, générant des flux oratoires brillants et enthousiasmants, il alarme soudain lors d’imprécisions techniques, de crises infantiles, et à la vue de ses deux doigts manquant à sa main gauche. Naïf, vrai moteur de l’aventure, si le film se bornait à cette seule figure, il ressemblerait à tous les autres films de Werner Herzog.
Mais The White Diamond bouleverse absolument lorsqu’il s’attache au portrait de Marc-Anthony Yhop, participant à l’expédition. C’est lui qui donne le titre au film : un diamant blanc, c’est l’image qui lui vient quand il regarde le ballon du professeur Dorrington. Son premier vol à bord du zeppelin est un moment de cinéma extraordinaire – il jouit totalement de ce voyage, mais, de retour à terre, il regrette de n’avoir pu amener son coq avec lui. L’homme à la barbe en forme de racines est assis au milieu de la jungle dans un fauteuil gonflable en plastique transparent. Il contemple le Diamant Blanc et rêve de retrouver sa mère, exilée en Espagne, qu’il n’a pas vu depuis plusieurs vies, dit-il. Nous parcourons la forêt avec lui, guidés par son parapluie, au pied des arbres géants, en quête de plantes aux vertus médicinales. Il nous invite à regarder la cascade, son reflet inversé, à travers une goutte d’eau.
Marc-Anthony est l’homme qui aide le film-ours à muer en film-oiseau. Il est l’agent de la métamorphose.

mercredi 4 février 2009

Une autre journée avec Werner Herzog (Wild Blue Yonder ; Gesualdo ; La ballade de Bruno ; Invincible ; La grande extase du sculpteur sur bois Steiner)

Il lui faut des preuves. Werner Herzog fait des films qui sont autant de témoignages (pas au sens télévisuel du terme : on n’apprendra rien sur la vie de château, le ménage à trois, ou la prostitution estudiantine). Le cinéaste prépare les pièces d’un dossier en vue d’un grand procès intenté contre le monde – faut-il croire au monde, faut-il l’aimer ? Chacun de ses films ressemble à une histoire d’amour avant l’amour, sans issue prédéterminée. Car le dossier est ambigu : il accuse autant qu’il défend.

Prenons The Wild Blue Yonder. Produit par France 2 et la BBC, ce vrai-faux documentaire jamais sorti en France est un travail de montage à partir d’images d’archives de la NASA et de la station d’exploration sous-marine antarctique que l’on retrouve dans Encounters at the end of the world. A ces images s’ajoute l’interview d’un extraterrestre (Brad Dourif, déjà grandiose en illuminé dans Le cri de la roche), venu sur Terre pour y construire un gigantesque centre commercial, au croisement de deux voies ferrées. L’extraterrestre est déprimé : son supermarché est désert, et la ville qu’il pensait voir grossir autour abandonnée. Il tape du pied dans la poussière, et nous confie que les extraterrestres, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, sont des minables. Certains ont même tenté de se suicider.
C’est à partir de son interview que naît le montage des images d’archive. Brad Dourif, après sa plainte, nous raconte l’épopée d’astronautes américains partis coloniser sa planète – d’abord le voyage dans l’espace, auquel ‘collent’ les images des cosmonautes dans leur quotidien lévitant ; puis la découverte du Wild Blue Yonder, de son ciel de glace et de ses formes de vie inconnues (là, ce sont les images de la base antarctique). Le récit s’étaye des explications scientifiques délirantes d’un Asiatique faisant la sieste sous un citronnier.
Herzog fait mentir l’image au maximum, pour en extraire toute la beauté. La décontextualisant, il lui rend toute son étrangeté, sa force narrative, sa liberté de signification. Elle n’est plus un document. Elle redevient image, création.

On se met alors à douter, quand, dans Gesualdo, mort à cinq voix (Gesualdo, Tod for fünf Stimmen), le cinéaste met en scène la rencontre d’une femme, dans les ruines du château où le musicien vivait, qui se prend pour l’épouse de Gesualdo. Elle aperçoit la caméra, court, s’arrête, et dit qu’elle vient du ciel. Sort-elle de l’asile, ou de l’imagination du cinéaste ?
Plus ‘authentique’ est le couple de cuisiniers préparant à l’identique le banquet que Gesualdo avait commandé pour son mariage. L’homme s’amuse de l’ampleur du menu, tandis que la femme ne cesse de parler de démon. Leurs rythmes accordés, leurs humeurs, sont un spectacle en soi.

Dans La ballade de Bruno (Stroszek), par contre, Herzog échoue, ne ramène aucune preuve, aucune évidence, trafiquée ou non, de l’amabilité du monde. Son road-movie reste un rêve de road-movie, informe, porté seulement par l’étonnant Bruno S. (l’acteur de Kaspar Hauser), qui, à chacune de ses apparitions, déconsolide nos conceptions du jeu d’acteur. Il s’agirait plutôt d’une suite de sketches qu’une ballade.
Ruiné, endetté, Bruno S. doit mettre en vente son mobile-home et sa télévision. Un homme s’en charge devant une foule, procédant à une enchère musicale, chantée, scandée. Sophie Ristelhueber a repris cette tradition de la campagne américaine, pour mettre en vente l’année 1999, dans une pièce sonore que l’on trouve actuellement au Jeu de Paume. Pour Herzog comme pour Ristelhueber, ce chant mi-chamanique mi-capitaliste évoque la lassitude et le découragement, mais aussi la charnière, vers une autre vie plus légère.

Invincible (Unbesiegbar) pose problème. Quand un cinéaste allemand tourne en langue anglaise un film se situant entre un shtetl polonais et le Berlin d’avant-guerre, on est en droit de se méfier. On se demande s’il y a une raison (Tim Roth, peut-être, fascinant en medium), on en trouve trop peu, on peine à entrer dans le film, on finit par accepter le contrat hollywoodien, mais les dents grincent. Et puis, une fois entré, on se sent pris au piège : un mélange pas très savant entre le temps mythique du conte et le temps historique nous propulse sans distance en plein dans la violence de l’époque. Quelque chose ne tient pas, dans cette fiction costumée qui voudrait rester radicale (les scènes sur la montée du nazisme sont impressionnantes, mais presque au mauvais sens du terme) et qui n’y parvient pas (soudain la mièvrerie abasourdissante et kitsch d’un procédé racoleur propre aux pires films de la Paramount). En filmant l’histoire de ce Juif aux forces colossales venu à Berlin pour faire carrière dans le spectacle, et retournant à son village natal pour prévenir sa famille et ses amis des dangers qui les attendent, Herzog ne laisse aucun espace au spectateur.
On pourra retenir une scène : l’amie du colosse rêve de jouer la troisième symphonie de Beethoven ; avant de partir, le colosse convie un orchestre et propose à son amie de réaliser son rêve. Elle joue, mais ce n’est pas un enregistrement parfait que nous entendons, c’est une actrice maladroite, en état de grâce, portée par un orchestre professionnel. Toute l’intelligence musicale du cinéaste jaillit dans cette séquence bouleversante. On n’a jamais vu la musique filmée de cette façon.

On retrouve, dans Invincible, les images de ces crabes rouges que l’on avait déjà vues dans Echos d’un sombre empire. Sans doute ces crabes envahissant par leur nombre et par leur couleur sang l’espace de la plage et de la voie ferrée sont-ils l’exacte traduction du totalitarisme politique pour le cinéaste. On peut aussi se demander ce que Werner Herzog entend par ‘œuvre’. Ce n’est pas la seule redite de son parcours cinématographique. On en trouve beaucoup, comme des repères dans la multiplicité des formes et des tons. Il y a les films-crabes (Invincible, Echos d’un sombre empire, Gesualdo, Aguirre, Fric et foi - désespérés), et les films-ours (Petit Dieter, Rescue Dawn, Grizzly man, Les ailes de l’espoir, Pays du silence et de l’obscurité, Fitzcarraldo - survivants) – ceux qui ont fait un pas de côté (et c’était le pas de trop), et ceux qui reviennent. Aguirre trouve sa déclinaison du crabe en singe, de même qu’Invincible esquisse une variation en méduse (méduse que l’on retrouve dans The Wild Blue Yonder – mais là, c’est une autre ligne de traverse dans l’œuvre du cinéaste, de même que l’éolienne, reliant The Wild Blue Yonder à Signes de vie).

Dans La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (Die grosse Ekstase des Bildschnitzers Steiner), nous faisons la connaissance de Walter Steiner, sculpteur et sauteur à skis. Werner Herzog le suit lors d'une compétition en Yougoslavie, où le sportif ne cesse de sauter plus loin que les limites prévues.
Les plans sont magnifiques : des ralentis intenses, portés par une très belle musique, sur les vols de Steiner, ses chutes, ses exploits (le film-oiseau, comme Le pays où rêvent les fourmis vertes, Le cri de la roche, ou Fata Morgana, serait un peu la genèse du film-ours – tandis que Le sermon de Huie, très oiseau, tournerait plutôt crabe). Herzog traque en lui le marginal, l'inclassable. Il le saisit dans ses moments de doute, de profond désespoir, et d'euphorie déboussolée. Il capte ce que la télévision montre rarement : sa démarche complètement ahurie après une chute invraisemblable, alors qu'il fait preuve d'une morgue très volontaire. Il le fait parler sur la peur (pas celle du saut, mais celle du monde), et sur le corbeau qu'il a apprivoisé petit. Quelque chose se tisse, entre sa manière de sauter et celle de percevoir le bois pour ses sculptures - des lignes de tension semblables, une appréhension de l'espace singulière.
Le film-oiseau, c’est le premier geste, saisi dans sa naïveté, dans ce temps de la surpuissance, toujours vécu au présent. Il n’y a pas de permanence de l’oiseau : Fini Straubinger, Dieter Dengler et Juliane Koepke ont fait ce chemin, de l’oiseau jusqu’à l’ours ; Timothy Treadwell n’a pas eu le temps de muer, mais c’est le film de Werner Herzog, Grizzly Man, qui a opéré pour lui cette mue, en soulignant ce qui pouvait tourner crabe.
(Partant de ces concepts, on pourrait considérer La ballade de Bruno comme un film-oiseau devenu film-poule - l'image finale, assez fascinante, illustre assez bien cette malformation : une poule danse le be-bop dans une cage tandis que Bruno S. tourne en boucle sur un télésiège.)