lundi 27 octobre 2008

Mesrine, l'instinct de mort - Jean-François Richet



Si j'avais été paranoïaque, j'aurais pensé que tout avait été fait pour que je n'aille pas voir ce film. Que les producteurs, en réfléchissant à leur cible, s'étaient dit : "tout le monde, sauf lui". Cécile de France et Vincent Cassel, pour moi, c'est comme Marie Gillain et Cali, c'est de l'ordre de l'impensable (du magique, disons). Un biopic qui plus est, et en deux parties. Mais voilà, aux commandes : Jean-François Richet. J'avais détesté De l'amour, mais aimé Etat des lieux et Ma 6T va crack-er. J'étais titillé. Quelques critiques ont mis le feu aux poudres. J'y suis allé. Je ne regrette pas.
Mesrine, l'instinct de mort, c'est clairement du cinéma. Le tout début, c'est De Palma, la prison, c'est Carpenter (L'antre de la folie), les braquages, c'est Scorsese, et la virée aux Etats-Unis, c'est un hommage aux décors des films hollywoodiens des années 70 rendant eux-mêmes hommage aux westerns. Richet est cinéphile tendance outre-Atlantique, et il assume. Son film est une déclaration d'amour claire et nette : son cinéma est de ce côté-là.
Quand Mesrine dérape, c'est plutôt du côté de l'Algérie (trop rapide, trop facile, trop explicatif), et du côté du père (dialogues apocalyptiques, raccourcis psychologiques rances). Ce sont d'ailleurs les seules scènes qui n'ont pas d'identité visuelle : Richet travaille ses ambiances et ses cadrages, rendant l'image souvent complexe, par le biais de miroirs, de premiers plans filtrant l'action, de split-screens inventifs - mais pour l'Algérie et le père, rien. Fadeur. Restes français mal digérés. Retours de la Grande Histoire tue et de la petite affaire privée.
Peu importe. Les sorties sont fréquentes, mais les entrées aussi. On a l'impression que les scènes s'éliminent les unes après les autres, que la vie est plus affaire de tranches que de flux, que rien n'est retenu (et que donc tout s'emporte). C'est un cinéma qui affirme sa force spectaculaire, jusqu'à nous donner la fin dès le début, jusqu'à rendre palpitantes des scènes dont on connaît l'issue, jusqu'à s'octroyer une digression espagnole magnifique, et une romance entre brutes. Un film haletant, bien joué. Cassel, quand il se tait, est animal sans jouer à l'être ; Cécile de France est une braqueuse suffisamment incongrue pour être crédible ; Depardieu, dès sa première scène, fait trembler l'écran dans un numéro de passe-passe et d'intimidation magistral.

Mesrine, c'est l'aventure d'un truand minable et superbe, et c'est aussi une aventure de cinéma. L'histoire d'un homme, Richet, qui a eu tous les moyens désirés pour faire un vrai grand film français populaire et spectaculaire n'ayant rien à envier aux américains, et qui veut se montrer à la hauteur de son rêve - et qui y parvient. C'est aussi la limite du film. Celle d'être un rêve - ou plutôt la copie exacte, brillante d'un rêve, duquel rien n'échappe.

dimanche 26 octobre 2008

Tokyo ! - Michel Gondry, Leos Carax, Bong Joon-Ho


Passons sur le Gondry, futile apéritif, et sur le Bong Joon-Ho, in-digestif lourd et niais : le seul vrai film de Tokyo !, c'est Merde.
On a pu lire ça et là que Merde était un remix syncopé des précédents Carax - à mon sens, pas du tout. C'est un Carax nouveau, loin du jubilé posthume, plutôt jubilatoire et bien vivant.
Merde, c'est l'histoire d'une démarche inopportune - l'histoire d'un homme qui, marchant dans les rues de Tokyo, sème la terreur. Les trois films du programme tendent à faire de Tokyo un corps social étroit, où la sympathie n'est même plus feinte, ou l'humanité est neutralisée. Le film de Carax n'échappe pas à ce constat, mais il est le seul à l'affronter violemment (Bong Joon-Ho fait son Cinquième Elément, "appuie sur mon bouton LOVE et la Terre tremblera" ; Gondry reste dans la chronique au fantastique passif et décoratif), envoyant Denis Lavant dans la rue, en Chaplin sale et dangereux, aimant la vie mais pas les gens, sauf sa maman et son dieu.
L'humour comme arme de survie : les gags interviennent comme des éléments non identifiés, dysfonctionnels, transgressifs. Des bâtons de dynamite dans les rouages des Temps Modernes. Mais ce n'est pas l'industrialisation ni le stakhanovisme qui sont ici visés - plutôt la morale qui a fini par embaumer et remplacer le capitalisme. Morale du corps éteint, tordu, disparaissant, et de la voix forte. Morale du danger et de la sécurité. Morale de l'utile et de l'agréable. Carax fonce, il n'a peur de rien, il se prend pour Zarathoustra, il est obscène, scato, réac, il croit à la joie et au miracle, il tente tout. Le traitement de l'image vidéo est bouleversant, plus encore que chez Lynch ou Costa : les plans sont des tableaux, des fresques, des collages baroques, nourris par des siècles d'histoire de l'art, mais jamais poussiéreux, d'une force intacte, voire renouvelée.
On ne peut pas raconter le film - ce sont trente minutes de surprises incessantes (telle la voix de Monsieur Merde, qui surgit tardivement et fait basculer le film, deuxième donnée d'un corps inattendu et révoltant), trente minutes frénétiques, de montage, d'esthétique, et de révolution.

vendredi 24 octobre 2008

Dernier Maquis - Rabah Ameur-Zaïmeche



Je me suis dit, pas mal. C'est un film rouge, c'est moins bien que Le désert rouge, mais c'est pas mal. Il y a de la couleur, il y a des gestes, il y a une attention aux gestes assez extraordinaire, il y a des ponts entre la dialectique et la contemplation (entre le narratif et l'esthétique), c'est plus abouti que Bled Number One, c'est un film pas mal. Mais.
Mais, j'ai eu le temps de me dire, pas mal. Un flux sans cesse interrompu. Je guettais les scènes, je pouvais les isoler, les désarticuler, ça ne changeait rien. Comme s'il manquait un montage. Pas un montage à l'intérieur des scènes, mais un montage des scènes entre elles. Autrement dit : le souffle. Le ton. Une idée de ce que pourrait être la voix du film. Son engorgement. C'est ça : Dernier Maquis ne parle pas. Les scènes s'empilent les unes sur les autres, comme les palettes rouges qui lui servent de décor. La fascination de Rabah Ameur-Zaïmeche pour le mécanique : voilà le problème pour moi. Rien de brisé. C'est un film qui empile. Un film d'usurier.
C'est que le cinéaste joue aussi le rôle du patron (Mao, passons sur cette lourdeur, elle n'a pas d'importance - ou du moins n'a-t-elle pas l'importance qu'elle se donne). Un patron de fiction, un censeur qui dit ce qu'il censure, un manipulateur qui donne toutes les clefs de sa manipulation. Le seul à jouer quelque chose de précis - le seul à avoir un jeu cérébral, une idée. Comme si Rabah Ameur-Zaïmeche sortait de sa propre tête.
Parfois, quelque chose de troublant s'esquisse. Le patron redevient cinéaste. Il se laisse surprendre par le jeu de ses acteurs, il les incite à continuer, ou bien les freine. Quelque chose là aurait pu se radicaliser. Le patron s'affirmer ouvertement comme metteur en scène de tout ce petit monde. Au lieu de ça, Rabah Ameur-Zaïmeche préfère ne pas toucher à l'illusion du jeu, à l'illusion de la fiction. Et son film empile les écrans rouges. On est passé à côté d'un possible grand trouble.

jeudi 23 octobre 2008

Les baisers de secours - Philippe Garrel



Des baisers de secours, c'est ce que Garrel entend nous donner, un remède contre la fin de l'amour - qui n'est pas la fin de l'histoire d'amour. Et, pour ce faire, il invente un film sur ce moment de la vie, et un film dans le film, qu'on ne verra pas, sur cette vie qu'on voit. Alors l'amour redouble. Le désir revient. Les baisers de secours, c'est un film sur le dernier désir, celui qui ravive une histoire en péril, l'érotisme dernier. Ainsi cette scène de train où Brigitte Sy s'érafle la cheville - Philippe applique un bandage sur la blessure, puis un baiser : l'histoire renaît.
Il y a ce début admirable (dialogues de Marc Cholodenko), où Brigitte Sy demande à son mari pourquoi elle ne jouera pas sa femme dans le film qu'il veut faire sur eux. Philippe renonce à s'expliquer. Brigitte tient une réponse : "tu ne veux pas me voir t'aimer". Les personnages fuient, et dans leur fuite se déploient. Garrel fait un film avec sa femme sur un cinéaste qui veut faire un film sur sa femme mais pas avec elle, et tous les noms ont été changés.
Dans un café, Maurice demande à son fils s'il y aura des dialogues dans son prochain film. Philippe répond que oui, puisqu'il y a un dialoguiste. Maurice demande s'il travaille dans le même sens que lui. Philippe a l'air de ne rien en avoir à faire. C'est que, pour Garrel, peu importe les mots. Ce qu'il veut entendre, c'est le baiser sous le mot, ou le venin, ou la caresse, ou le coup. Lui, c'est l'image, tranche-t-il. Disposer des corps dans un cadre - les faire tenir - sans cesse réajuster - ainsi cette autre séquence de train où Brigitte tient Louis endormi dans ses bras : quatre, cinq plans presque semblables, simplement un peu plus hauts ou un peu plus bas. Disposer les corps dans un cadre, et en disposer - c'est l'ambiguïté du cinéaste, qui veut voir, et affirme l'autorité de son vouloir. Qui veut voir sa femme, sa mère, son père, son fils, tous tenir ensemble dans un film - des films. Dans Liberté, la nuit, Garrel donne à son père son rôle. Dans La frontière de l'aube, il le donne à son fils. Et il les tue l'un et l'autre. Lui, survit - mais il se débarrasse de ses personnages, et de sa famille, donc, qui l'encombre, et du désir qu'il a de les voir, de ce sentiment de l'infini, de cette chose terrible qu'est le cinéma vivant, ou lié à la vie.
"Un film n'est pas une poubelle, on ne met pas dedans ce dont on ne veut pas dans sa vie", dit Philippe à son père, qui lui demande si l'amant de sa femme figurera dans le film qu'il prépare. Mais dans le film que nous voyons, l'amant est là. Alors un film de Philippe Garrel est-il une poubelle ? Un refuge en tout cas. Certainement une manière de finir et de prolonger à la fois - de redoubler : ce verbe a je crois un sens tout particulier pour ce cinéma-là ; c'est à la fois le verbe du mauvais élève et celui du couturier : on redouble un tissu pour qu'il ne craque pas - on fait tout ce qu'il ne faut pas faire pour se faire renvoyer.
Des séquences d'une grande beauté, et pourtant toutes très simples - Louis à vélo sous la pluie, et sa mère qui lui court après... Pas grand chose. Juste des lieux communs - un lit commun pour eux, et peut-être pour lui, Philippe, s'il peut s'y glisser, s'il y est invité. Comme si ses films étaient des moments parfaits desquels il chercherait toujours à s'exclure. Le cinéma de Philippe Garrel, c'est un cinéma de l'incarnation - et de la difficulté à s'incarner.
Les baisers de secours, c'est l'histoire d'un enfant sur les épaules duquel repose l'histoire de ses parents. C'est de son bonheur à lui que dépend leur vie à eux. Pour reprendre l'un des dialogues, Garrel a fait un fils, alors il fait un film. Un film qui lui indique sa place : en soleil fort autour duquel gravitent des astres fragiles.
"Où est l'enfant ? demande la grand-mère.
- Sous la table", répond la mère qui vient de chanter une chanson triste.

jeudi 16 octobre 2008

Vicky Cristina Barcelona - Woody Allen



Imaginons que le monde soit une structure psychique (et que ce qu'on appelle monde soit réduit à l'Europe et aux Etats Unis); imaginons l'Europe comme l'inconscient des Etats-Unis; imaginons des Américains venus en vacances en Europe : ce qu'il se passe alors pendant ces vacances, c'est le retour du refoulé.
Woody Allen a choisi de tourner son film en Espagne. Les natifs (Bardem et Cruz) y sont présentés comme de ténébreux personnages, aux névroses épanouies, florissantes. L'un est un fils très attaché à son père, qui ne parvient pas à se défaire d'une relation périlleuse (le père avoue lui-même continuer d'avoir des rêves érotiques avec cette femme). L'autre est une hystérique, une pythie suicidaire, intrusive, manipulatrice, chaotique, désordonnée, bref : sauvage. L'Europe est un continent peuplé de femmes meurtrières et de fils oedipiens - un lieu mythique aux structures archaïques.
Les Américains, eux, s'ils sont tentés par quelque excès (la vie dissolue de Cristina), sont toujours soumis à un surmoi social - Cristina se met en danger, non pour assouvir une pulsion primaire, mais pour se démarquer. D'ailleurs, ce n'est jamais son acte - rien de tel ne lui appartient - les structures qui l'accueillent dans le délire d'un trio amoureux sont les moments d'une pièce déjà écrite, mille fois répétée, où elle ne fait que figurer sans rien pouvoir changer.
Les Américains en Espagne, tels que nous les présente Woody Allen, sont ces individus grégaires, apeurés, perdus dans une jungle aux symboles menaçants. Ils sont sans famille - rien ne nous est dit sur leur père et mère et frères et soeurs (ce qui chez Woody Allen est plutôt rare), seulement définis par le rôle qu'ils jouent dans la société, représentant cette société (l'artiste, la thésarde, la mère au foyer, l'expatrié) dont ils se sont un instant échappés. Qu'est-ce qui les anime ? La perspective d'un mariage, une maison à Bedford Hills, leur carrière. Quand Vicky reçoit un coup de téléphone de son fiancé, celui-ci semble toujours sortir du bureau, et avoir parlé à un autre couple (modèle ou témoin). Les Américains sont contenus. Cette structure est un sur-moi.
Un été en Espagne, pour Vicky et Cristina, qui se trouveront mêlées aux aventures mortifères de Cruz et de Bardem, suffira à percer ce sur-moi (ou du moins à l'ébrécher), à leur donner le sentiment de la délivrance, et donc l'angoisse qui en découle (angoisse du vide, de la perte de soi, de la mort). Retour des pulsions serviles pour Cristina, remise en cause de l'assurance de la normalité pour Vicky.
Traverser (se mêler à) cette civilisation vieille, quasiment originelle, sera l'occasion d'une épreuve (ceux qui faisaient défont), le moment de la résurgence d'un être antérieur à l'être social. Vicky, d'ailleurs, n'a jamais été aussi pleinement dans l'acte sexuel qu'à Barcelone, dixit son fiancé.

Si le film peine à démarrer (on a l'impression qu'une machine à raconter des histoires s'est enclenchée et que rien ne peut venir nous surprendre, que la voix-off empêche toutes les scènes, réduites à l'état de vignettes, de respirer, de vivre, de prendre, et les acteurs s'ennuient), il devient, après l'escapade en avion et la première apparition de Cruz (géniale), une comédie étrange : une comédie du dérèglement.

mercredi 15 octobre 2008

China girl - Abel Ferrara (notes sur)



Dès le début, l'image d'un vieux monde, l'Italie, déclassé par la Chine. L'idée que le temps efface l'origine, que la ville, espace commun, dillue les identités.
Le Chinois comme un masque impassible, l'Italien comme une mélancolie, une chanson, un film de mafia.
L'impression que la caméra de Ferrara, dans la boîte de nuit, est en attente, en quête, en désir cristallisant.
Les corps sont des ombres, projetées dans le plan à une certaine vitesse. Variations autour de cette vitesse.
Une ville : lumières, flaques et grilles. Reflets et limites.
Assumer toute la vulgarité de la modernité - la mettre en scène comme moteur du désir, lieu d'incarnation des visages et des émotions.
Le rouquin : on dirait David Bowie. Le corps adopte le rock n'roll, le singe, l'intègre.
La façon dont on joue avec les chaînes et les battes de base-ball pour intimider l'adversaire : musique urbaine et américaine.
Sidéré par la grâce avec laquelle s'évacuent les corps combattants lors de l'arrivée de la police.
"On est Chinois, on le reste", dit le frère en anglais.
La scène du balcon : Ferrara la fait quand même - fauchée, miséreuse - et comme il pleut on rentre le linge, qui passe comme un fantôme sur leur amour naissant, tiré par des mains invisibles derrière les persiennes.
Les rassemblés se ressemblent. Communauté / Identité.
Leur amour naît en dansant, dans les clubs.
Ferrara a aussi la force de mettre en scène les liens familiaux, comme dans cette scène où Roméo et son frère se disputent - lorsque Roméo se décolle du mur sur lequel il était appuyé, on voit un portrait d'eux deux tout petits.
La hiérarchie des armes ordonne le combat.
Au loin, les buildings idéaux de Manhattan.

Nous ne quitterons pas nos postes - Segodnya uvolneniya ne budet - Andrei Tarkovski & Aleksandr Gordon

Moyen-métrage de 1959.

L'art de la catastrophe - ce soldat arrivé trop tard en haut de la colline, qui siffle vers la ville - et la ville ne lui répond pas : on comprend qu'elle a été désertée.
La façon aussi dont la tension est désamorcée par l'humour. L'humour de Tarkovski est un humour-limite - la marque d'un seuil à ne pas franchir, derrière lequel on se replie pour rester dans l'histoire.
La catastrophe comme un état de grâce, où le corps humain est observé méticuleusement, parce qu'on sait qu'il s'agit peut-être des derniers mouvements, derniers gestes de ce corps (que dira le dernier geste ? quel dernier signe l'homme laissera-t-il ?). On sait que la vie peut à tout moment s'interrompre. Et le film avec. Car le film est du côté de la vie. On fait de ces derniers instants un temps épique. Le corps est déjà étranger. Il ne reste presque plus rien.

La mort de Dante Lazarescu - Moartea domnului Lazarescu - Cristi Puiu



Le parcours d'un corps mourant, une nuit. Ce passage, presque inconscient, d'hôpital en hôpital, à Bucarest, donne à Lazarescu la place de l'observateur, comme Dante, aux Enfers, guidé par Virgile. Un corps révélateur.
Une femme, un coeur d'or, l'accompagne. Accompagner prend ici un sens déchirant : elle conduit l'ambulance, donne au corps du vieillard la mobilité qu'il ne peut trouver lui-même, lui offre son dernier voyage. Cette femme s'engage, une nuit entière, pour délivrer son corps de la souffrance qu'il ressent, et lui permettre de mourir au lieu juste.
L'amour est connaissance. Elle sait qu'il faut l'opérer, mais ce n'est pas son rôle de le dire. L'aimer est un combat. Il s'agit pour l'accompagnatrice de le révéler opérable auprès des responsables. Amour d'une nuit.

Le film de Cristi Puiu dessine plusieurs cercles, que l'on peut tenter de définir :
- familial d'abord, coups de téléphone et mandats, relations pécuniaires et morales ("tu ne devrais pas boire / mais c'est mon argent que je bois"), qui finalement ne le rejoindront pas ;
- voisinage, où la décence doit être respectée (il faut tuer les chats, ils laissent des poils partout et pissent dans la cage d'escalier, et la poussière sur les journaux qui s'accumulent, et les médicaments qu'on leur prête et qu'ils ne nous remboursent jamais) ;
- intime : l'alcool, les chats, la télévision poussée à fond - Lazarescu devra abandonner le quotidien ;
- les urgences : lieu moral (cet homme mérite-t-il plus qu'un autre d'être sauvé ?... alors qu'après l'opération de son ulcère il a continué à boire) ;
- le premier hôpital : diagnostic, radioscopies - lieu amical où le mal est nommé, la vérité dite ;
- le second, opératoire, où la hiérarchie et les procédures, n'étant pas respectées, empêchent l'opération - lieu moderne où l'on se coiffe et recharge les portables ;
- le troisième, endormi, lent, ectoplasmique, où l'on peut abandonner l'homme à sa mort, le nettoyer, le raser, l'opérer enfin, enfreignant le protocole, même si ça ne sert à rien.

C'est un cinéma puissant, qui convoque mille lieux autour d'un corps (on pense au livreur de pizza de Téhéran de Sang et or). Il y a un parcours, une aventure, des portraits de quelques minutes révélant l'ordre social, politique, économique d'une ville. C'est un glissement ivre vers la mort.

dimanche 12 octobre 2008

Redites et Regards



Les derniers Honoré et Bonello ont ceci de commun qu'ils citent, ou plutôt retravaillent, réaniment une mémoire cinéphilique. Chacun, à sa manière, joue de redites.
Mais si Honoré voudrait se fondre dans le patrimoine culturel qu'il invoque (Vivre sa vie, Les deux Anglaises et le continent), Bonello, lui, dénote. En rejouant Apocalypse now, eXistenZ, Tropical malady et Last days (et en les citant explicitement - ce qui n'est pas le cas d'Honoré, voleur à la petite semaine), le cinéaste cherche ce qui lui est propre, ce qui s'écarte, la dimension bâtarde et solitaire de sa lignée. Il prend le présent comme point de vue - tandis que Honoré se tient en regard des films passés.
Honoré a la folie du même - ressembler, copier maniaquement le travail des autres. Bonello se différencie, et, dans cette différence, distingue ce qui pourrait être pour lui une aventure de cinéma, un langage nouveau - unique.
Honoré use du connu pour être reconnu, Bonello défriche ce qu'il reste d'inconnu. C'est l'empaillement contre le meurtre.


"Chaque texte est unique dans sa différence, quoiqu'il soit traversé de répétitions et de stéréotypes, de codes culturels et symboliques."
Barthes, dans la Gazette de Lausanne, 6 février 1971.

Le beau film impur de Bonello a cette force, de venir prolonger le langage, d'inventer un langage à partir d'un langage déjà existant. Il travestit plus qu'il ne mime. Revoir Apocalypse Now ne met pas fin au charme de De la guerre. C'est, au contraire, l'occasion d'un dialogue entre les films - un champ s'ouvre entre les deux. Revoir Vivre sa vie, en revanche, signe l'arrêt de mort de La belle personne.

La belle personne - Christophe Honoré



Le film croule sous le poids des nostalgies qu'il convoque - Godard période Anna Karina, Demy, Truffaut, les grands classiques de la littérature, les chansons populaires, le lycée... et sans doute cette manière de venir ré-instituer ce qu'on a couvert de poussière est suspecte. Comme si Honoré voulait à tout prix se placer du côté de l'institution, c'est-à-dire du côté du père, et avait droit de vie ou de mort sur ses sujets/motifs. Comme s'il tenait absolument à opérer ce retournement : devenir le père de ce qui l'a enfanté - opération qui ne fait qu'inverser l'ordre des choses, au lieu d'en extraire le film (voir à ce sujet le magnifique Frownland de Ronald Bronstein, seul et déshérité, sans possible filiation ni paternité).

Pourtant, La belle personne est un film charmant (si la première demie heure me paraît plus charmeuse que charmante, voire racoleuse, un rapport délicat finit par s'instaurer entre le film et le spectateur), doux, habité par des acteurs elfiques (Léa Seydoux apporte à elle seule une liberté fondamentale au cinéma d'Honoré, Clotilde Hesme a cette robustesse mystérieuse qui distingue les grandes actrices des appliquées, Louis Garrel y est aussi juste que chez son père (tiens tiens, l'opération aurait-elle réussi ?), et même Leprince-Ringuet s'en sort aisément) - mais c'est comme si Honoré manquait de cette transparence propre à la Princesse de Clèves, cette volonté de tout dire de Junie. Peut-être la transparence est-elle perçue comme une qualité plus que comme un attribut, comme une essence plus que comme un travail (notion visiblement abhorrée par Honoré). En tout cas elle rate : le film est confus, le réalisateur esquive encore trop, bâcle des pans entiers de son scénario (alors pourquoi en écrire un ? peut-être parce que c'est, comme la permission de minuit, la seule autorisation personnelle qu'Honoré ait trouvé pour faire un film), ne se résout ni tout à fait à la narration, ni complètement au style (réactivant ainsi cette césure peu fertile entre l'une et l'autre). Si bien que ses enfants d'élection l'engloutissent toujours un peu, reprenant par instants leur place d'origine.
Au contraire de Junie, qui, en travaillant rigoureusement à sa survie, devient plus que princesse, une belle personne. Trop de désinvoltures contraignent le cinéma d'Honoré à être toujours en dessous de ce qu'il vise. C'est la liberté telle qu'un adolescent se la représente : une attitude.

vendredi 10 octobre 2008

La frontière de l'aube - Philippe Garrel



Simple et magnifique.
Trop simple peut-être. J'aimerais que Garrel lutte un peu. C'était aussi le problème des Amants Réguliers. L'arrêt de mort posé sur la fiction, la fin brutale et tragique (mais quand on lit les tragédies, on sait que le tragique est une musique, presque une joie - la joie d'excéder ; il me semble que le tragique de Garrel est paresseux (je parle de ses fins uniquement)). J'ai eu cette affreuse impression de voir le film d'un homme mort - tout le contraire du Bonello, qui a choisi de rester vivant.
Pourtant, j'ai été ébloui par La frontière de l'aube. Dès que Garrel touche à cette frontière, son film me bouleverse. Quand il s'en échappe, il m'apitoie.
C'est un film en deux temps. Le premier, sorte de temps mythique, contaminera le second jusqu'à l'impossibilité de sa présence. Garrel raconte la façon dont les vivants portent en eux la vie des morts, jusqu'à négliger la leur.
La frontière de l'aube est composé d'instants très brefs, et la continuité du film nous donne à voir l'inconciliabilité de ces instants. Un portrait de femme fait de bris, d'éclats, qu'on ne parvient pas à mettre ensemble. Garrel nous donne à penser le hors-temps de son film, mystère de la vie solitaire et muette des êtres. La photogénie semble être le seul lien. C'est bien la même Laura Smet, qu'on voit d'une scène à l'autre, et pourtant toujours quelque chose échappe, un insondable, un autre définitivement trop autre. Garrel n'explique pas : il retient. C'est un film mémoire (on pense à New Rose Hotel de Ferrara, à Un amour de Swann de Proust, à Lost Highway de Lynch) - le récit est poreux, les instants passés ressurgissent, déformés, pris sous un nouvel angle. On y voit des visages inclinés (beaucoup de scènes de lit, de canapé, ou de plancher), des corps qui ne tiennent pas, qui basculent. François, le personnage principal, est photographe, et il est ici beaucoup question d'impression. De noir et blanc aussi - de la façon dont le blanc de l'image présente est le lieu où peuvent s'imprimer les images passés, jusqu'à l'écran noir. La frontière de l'aube est comme une réponse à L'homme de Londres de Bela Tarr. Même pessimisme et même magistral aplomb.

De la guerre - Bertrand Bonello



Film imparfait, mais terriblement touchant, De la guerre traite d'une quête, de la difficulté d'être, et d'un retour à la paix par le combat.

On ne peut plus sincère, le film a la forme fragile d'un journal, alternant scènes, moments notés à vif, et aphorismes lumineux de fin de journée. D'autant plus fragile qu'il mêle sans vergogne deux tons habituellement écartés : le comique et le poétique. Ce comique menace en permanence le poétique, si bien qu'on entend dire ici et là que le film de Bonello est ridicule.
Deux tons, donc, qui s'affrontent, qui se livrent une bataille injuste et déséquilibrée. Le poétique, c'est l'être. Ses aspirations, ses forces. Le comique, c'est le monde : une mère qui passe l'aspirateur, deux touristes japonais entrant dans un magasin de disques au moment d'une déclaration d'amour fiévreuse... Bonello pose alors cette question : qu'en est-il du sublime quand le monde tourne au grotesque ? qu'en est-il de l'absolu quand la société ne cesse de nous faire entrer en relativité ?
Bertrand est réalisateur. Il travaille à un film sur un homme obsédé par la mort. Lors d'un repérage, il est amené à passer une nuit dans un cercueil. Il tirera de cette expérience une obsession nouvelle : revivre en plein air ce qu'il a vécu enfermé ; jouer avec la mort. Trop grande porosité de l'être aux circonstances, aux bassesses de la réalité - il y aura beaucoup à faire.
Je ne crois pas qu'on puisse livrer film plus intime, plus autobiographique - une autobiographie métaphorique, donc vraie, car elle témoigne d'un cheminement intérieur plus que d'une chronologie exacte de comptable. Film de survie aussi - Bonello, depuis huit ans, hormis deux courts-métrages, n'a rien pu tourner. Pas pour autant essentiel : brisé, le cinéaste n'a plus rien à perdre, et joue avec le feu.
Si le film s'enlise par moments dans des abîmes de naïveté, il atteint grâce à quelques scènes un point magique, une vibration unique, d'une extrême générosité. Ce que Bonello nous donne là, avec la danse, les retrouvailles avec l'aimée, la jouissance de l'horreur face aux écorchés, le chant tardif façon Last Days, ou encore les trois jours sans dormir, c'est un manuel de survie, c'est un signe de l'absolu dans un espace moribond... Autant d'instants superbes qui font passer outre les défauts du film.
De la guerre, c'est un grand film impossible. C'est aussi un moment nécessaire dans une vie d'homme. Et Bonello dit très bien ça, le retour au réel après l'extase, le retour à Paris après avoir touché l'infini : qu'est-ce qu'il se passe alors ? qu'est-ce qu'il advient de nous, divins l'instant d'avant, redevenus citoyens ? Cette vigueur donne à penser que Bonello est désormais armé pour faire les plus beaux films des cinquante prochaines années. Qu'un homme qui n'aime pas les papiers soit devenu son propre producteur, voilà un beau retour de force ! Il faut croire que derrière la feuille de sécurité sociale, le cinéaste a fini par voir l'arbre.

L'homme de Londres - A Londoni ferfi - Bela Tarr



A propos de la catégorie 'film d'art et d'essai', je me suis toujours demandé ce que signifiait l'essai sans l'art. Mais jamais l'inverse.

L'homme de Londres est un film d'art. Bela Tarr livre un film mûr, sans tâtonnement, presque d'un bloc. Il ne pose pas de questions, il sait - il donne à voir ce que ses quelques précédents films lui ont laissé comprendre.
Aussi L'homme de Londres ne surprend pas. C'est avant tout un film sur le noir et le blanc. Sur le partage du noir et du blanc. Sur la façon dont la coque d'un navire réfléchit la lumière ou s'en abrite.
Rien de tel alors que cette histoire d'un homme qui surveille les trains dans le port de Bastia la nuit, et qui retourne se coucher chez lui alors que la lumière voudrait briser l'obscurité de sa chambre. Inversion parfaite, mettant en jeu ce qui anime le film : son esthétique. L'éthique, c'est à dire le scénario, intervient plus comme une ponctuation - ainsi cette fin magistrale, moment brechtien cruel et sans espoir, conduisant l'image à n'être plus que lumière, et le film à se conclure sur cette séparation retrouvée entre l'écran blanc et l'écran noir. Cette fin justifie à elle seule ce doublage un peu problématique : le seul essai de L'homme de Londres porte sur le langage et son abstraction - sur l'abstraction du langage comme instrument de la terreur.
C'est cette esthétique, ici radicalisée, qui permet aux personnages et aux lieux de s'incarner (qui leur donne la puissance nécessaire pour exister - on pourrait parler ici de dessin). Exactement le contraire de Wong Kar Wai en somme - et on retrouve pourtant ce même goût pour le motif récurrent : alcool/nouilles, robes à fleurs/manteaux noirs, accordéon/tango, une même fascination pour tout ce qui circule, et un même questionnement sur l'inertie (parfait contrepoint : pourquoi un individu décide-t-il d'aller d'un point à un autre de l'espace, qu'est-ce qui le meut, s'en trouve-t-il changé ?...)
Wong Kar Wai lequel se sert de l'esthétique pour venir troubler les identités et les géographies.
Bela Tarr, lui, est un cinéaste précis. Il lui suffit de très peu de temps pour que la dame de la boutique s'impose, pour que le patron du bar semble vivre en nous depuis des millénaires, pour que Bastia nous semble familier, pour que nous ayons envie de retourner à la tour de contrôle voir le port d'en haut - il nous semble même que c'est le point de vue que nous avons toujours préféré, que nous avons passé des nuits entières à voir les cargos se vider et les trains s'emplir, qu'une partie de notre vie s'est jouée là, à cet endroit.
Le cinéaste à cette force, de venir (ré)ouvrir en nous des espaces et des figures, de nous les donner à voir et donc à vivre.

Frownland - Ronald Bronstein



Frownland, c'est une déflagration salutaire dans le cinéma contemporain. Salutaire non pas parce qu'il serait l'aboutissement esthétique de ces vingt dernières années (ce n'est pas un film qui s'inscrit dans une quelconque Histoire de l'Art), mais, justement, parce qu'il est absolument singulier et seul. C'est un film comme Eraserhead a dû être à son époque. Rien de grandiose a-priori, mais un langage libre et non immédiatement déchiffrable. Le genre de films où l'on se pose en permanence la question : où est-ce que je suis ? qu'est-ce que je regarde ? quel est le sens de ce qui m'est donné à voir ? Un film fait avec rien, inscrit dans rien, ni dans les critères du Beau ni dans ceux du Laid, échappant aux grilles de lecture préconçues, fascinant et vivifiant. (Peut-être l'antithèse de Dans la ville de Sylvia, brillant mais immédiatement repérable.)
Frownland, c'est l'histoire d'un homme que le réel violente. Cette violence s'inscrit sur et dans son corps sous la forme de grimaces, de morve non ravalée, d'inertie rageuse, de syntaxe chaotique, de coups pour rien. Cet homme, Keith Sontag, est tellement submergé par cette violence qu'il ne parvient en rien à la traduire, à s'y placer (en un sens, on pourrait voir là une continuation de ce que Gena Rowlands fait dans Une femme sous influence - un espace infranchissable prive le personnage de la réalité). Il bute en permanence contre une limite, il se noie dans l'asymbolie, dans la somatisation du réel, dans l'incapacité à se représenter - impossible pour lui de pleurer, de faire une phrase simple, de ne pas s'excuser, de ne pas s'imposer, de tenir le juste équilibre entre la violence et le désir. Il n'a que son corps en désordre et le bruit de ses mots.
Une anecdote, chez un psychanalyste, nous donne une clef - Keith Sontag a vu un jour sa mère arracher la perruque de son père, découvrant ainsi pour la première fois sa calvitie, alors que sa chevelue épaisse et dense le fascinait. Et comme c'est peut-être l'absence de Dieu qui ouvre la multitude des sens de ce monde, c'est l'absence de cheveux qui semble avoir conduit Keith à la perception panique de l'infini.
Toutes ses relations sont comme de minuscules possibilités d'incarnation. Si pénible dans sa parole que ses connaissances lui donnent deux ou trois minutes pour dire ce qu'il a à dire : échec assuré - sans cesse la destinée se trouve prise dans un engrenage d'insignifiance. L'arrêt de mort posé sur chaque échange empêche l'échange, anéantit toute tentative de présence. Mais Keith Sontag essaie !
Le film aurait pu être plus qu'éprouvant s'il avait fait de son héros un être purement passif, subissant sa maladie. Or Sontag lutte pour se faire entendre (la facture d'électricité et le colocataire, le badge oublié chez l'ami, les cinq dollars pour lutter contre la sclérose en plaque et le voisin inquiet... autant de scènes pathétiques, bouleversantes, impossibles). Et c'est là que Ronald Bronstein réussit quelque chose d'extraordinaire : son film sans queue ni tête nous fait entendre un langage antérieur au langage, et le traduit par l'image, sous une forme non difforme, mais plutôt non encore formée, ou formalisée.
Frownland est un film extrême, une oeuvre limite jurant souverainement dans le confort du cinéma actuel.

La possibilité d'une île - Michel Houellebecq



Ce n'est pas un grand film, mais le concert de huées des diverses critiques donne envie de savoir ce qui a tant indigné. En quoi Michel Houellebecq est-il
indigne de faire du cinéma? Et pourquoi toujours cette place de fils jamais prodigue (qu'on lui prête, qu'il nous invite à lui prêter)?
Peut-être parce que son film est aussi sourd que ses livres, aussi seul. Surdité essentielle, flirtant avec la pose, parfois, toujours menaçante en tout cas, toujours suspecte. Déréalisation du sujet, noyé dans l'espace. Refus de célébrer la magie, la gloire de l'espèce humaine. Même confusion entre l'ironie (ayant pour effet l'aplatissement du sujet et la dépression du thème), et le premier degré extatique. Les cinéphiles perdent leurs acquis face à une grammaire brouillonne - brouillante.
Car Houellebecq, avec son film de milliardaire, n'a pas renoncé à faire de la littérature. Magimel sur Lanzarote ressemble plus à un caractère perdu au milieu d'une page qu'à ce qu'on appelle un personnage. Il semble se dissoudre dans le champ. A la fin, il n'est plus signalé que par la présence du chien. Aussi expressif que les roches qui l'entourent, on pourrait en venir à l'oublier, à le confondre. Et, grâce à ce travail de sape du monde des idées et de l'émotion, grâce à ce refus de l'identification (car la notion d'identité ne tient plus), Magimel devient un simple geste dans un monde inerte mais résistant. Et ce geste s'approche de la joie.
Ode à l'écriture, sans doute. Un signe dans une page au milieu d'autres signes - mais c'est celui-ci qui résiste.
La possibilité d'une île, on l'a lu ici et là, le sourire aux lèvres, serait aussi "navrant" qu'un Max Pecas. On flaire là l'ignorance volontaire d'une certaine critique, qui ne veut pas reconnaître que les films d'Antonioni, par exemple, ont ce même aspect déshérité, désaccordé, atone, que le film de Houellebecq. Parce que ce serait trop long d'expliquer le plaisir pris à Profession Reporter - trop long, et trop dangereux : il faudrait repenser le cinéma (les critiques préfèrent le panser : mais oui, le dernier Anne Fontaine est super sympa, et Honoré, qu'est-ce que c'est mignon - attitudes de parents inquiets face à un enfant malade, il n'a plus de jambes, mais il a encore deux bras pour faire tourner les roues de son fauteuil).
Ce qu'a tenté de faire Houellebecq : mettre en doute le cinéma, l'épuiser, le sortir du champ prévisible. Ce n'est pas toujours réussi, mais c'est à mon sens mille fois moins "navrant" que la soupe téléfilmique habile et cohérente. C'est un film qui vaut pour son incohérence et son incongruité - un geste d'artiste qui ne compte pas (ni la durée ni le coût de ses plans), la manifestation d'un esprit mi-lumineux mi-replié.
Sortant de la salle, j'ai entendu quelqu'un dire : "c'est tellement nul que c'en est choquant". Tandis qu'un million d'abrutis se prépare à accueillir dans leur mentalité préfabriquée Faubourg 36 (la suite des Choristes), Houellebecq parvient à choquer des centaines d'égarés que l'absence de consensus scandalise.

Paris nous appartient - Jacques Rivette



Le titre, 'Paris nous appartient', la liste des acteurs, et puis cette citation de Charles Péguy : "Paris n'appartient à personne". Nous, c'est donc personne. Des jeunes, des artistes, des comédiens, des étudiants, des journalistes, des réfugiés politiques, des statisticiens. Des gens en devenir - mais dont le devenir semble arrêté par quelque chose - ou par rien. Par le sentiment du rien, peut-être. Le sentiment que rien serait aussi bien que quelque chose. Un gouffre à chaque nouvelle découverte, à chaque nouveau signe - on semble comprendre, et puis non. Tout semble s'éclaircir, mais tout s'éloigne en même temps.

Le film de Rivette est un film à mystères. Il a pour héroïne un jeune fille qui en sait encore moins que les autres, qui ne fait partie d'aucun monde, ni de celui des conspirateurs, ni de celui des conspirés. Le spectateur est à la même exacte place que l'héroïne - il ne sait rien, ne comprend rien, voit seulement et s'en contente. Mais ce qu'il voit ne cesse d'être haché. Rivette pratique ici un cinéma du chat et de la souris. Il semble parfois suivre le mouvement de traque des possibles ennemis, vouloir tout révéler par des champs contrechamps heurtés, et parfois jouer le jeu de l'organisation secrète, en faisant disparaître les indices. Il nous malmène, et c'est un plaisir immense.
La question de Paris est peut-être la question centrale du film. Paris nous appartient. Titre roublard, aussitôt contredit par la phrase de Péguy. L'appartenance est mise en jeu. Le film sera donc comme une prise, comme la conquête d'une ville. Par le cinéma. Et le cinéma de genre, donc, puisqu'il s'agit ici d'espionnage, façon Rouletabille plus que façon James Bond. Façon Hitchcock aussi, par le découpage vif et les focalisations successives sur des objets mystérieux ne révélant rien - au contraire, aggravant le suspens.
Paris, aussi, perçue comme un catalyseur. Entre New York et Moscou, entre les journalistes pourchassés par le maccarthysme, et les premières esquisses de critiques massives du libéralisme. Le sentiment de l'impasse, d'une situation intenable, d'une vie qui devrait reprendre après la guerre mais qui ne reprend pas comme elle devrait. Paris nous appartient est peut-être le film qui rend le mieux compte des contradictions de cette époque. Ces contradictions sont à la fois politiques, familiales, sentimentales. Et le film échoue (volontairement, brillamment) à les résoudre. Rivette ne répond pas. Il met en place un système extravagant, narrativement complexe et jouissif, et s'ingénie à le découdre fil après fil, dans les dernières minutes, pour qu'il ne reste plus rien. Plus rien que les questions. Mais alors, à quoi auront servi tous ces artifices ? Peut-être à être plus naturaliste que celui qui s'affiche comme tel. Naturaliste sans les codes. Saisissant la vérité par le mensonge absolu, prisme nécessaire.

Woman on the beach - Haebyonui yoin - Hong Sang Soo



C'est une histoire magnifique.
Un réalisateur décide de partir quelques jours à la plage avec son assistant et l'amie de celui-ci, pour terminer le scénario de son prochain film. Très vite, il découvre qu'il y a une place à prendre et il tombe amoureux de cette femme.
C'est simple, comme d'habitude chez Hong Sang Soo. Ce qui lui importe avant tout, c'est son histoire. La rendre la plus claire possible, sans qu'elle devienne schématique. Préserver sa complexité - mais la faire entendre au plus grand nombre. (Pendant ce temps-là, combien de sous-fifres essaient de nous faire passer leurs histoires de neuneus pour des trips antédiluviens ?)
Avec Woman on the Beach, Hong Sang Soo livre une réflexion passionnante sur l'amour (sa naissance et sa fin), la création, l'espace, la souffrance. Après une première partie qu'on pourrait croire anodine, tout s'imbrique, tout prend sens. Le sens, voilà ce que recherche HSS, cinéaste à la fois naturaliste et mystique. Naturaliste, parce qu'attaché à des choses très quotidiennes, mystique, parce qu'il fait se répondre ces choses minuscules pour leur donner une dimension autre. HSS n'est pas un entomologiste. Le réel ne lui suffit pas. L'observation des faits et gestes d'un petit ensemble de personnes banales n'est valable que si elle débouche sur un surcroît de conscience, ne vaut rien si elle n'amène pas un éclairage nouveau sur une idée. Le film du cinéaste-personnage porte d'ailleurs sur les signes. Il n'est pas sûr de pouvoir rendre son propos intelligible. C'est une matière fragile, jamais grandiloquente, jamais fantastique ou surlignée. Juste une même musique qu'un personnage entend trois fois dans trois situations différentes et dans un intervalle de temps très bref.
Et HSS s'intéresse aux dimensions essentielles et existentielles des personnages qu'il filme - à ce qui leur inhérent, et à ce à quoi ils vont être confrontés. C'est dans l'infiniment petit que ce grand cinéaste travaille. Et parce qu'il ne renonce jamais au réel, parce que la magie est toujours étroitement liée à la vie, il bouleverse. Sans chercher de point de bascule ou de climax. Son cinéma glisse progressivement, l'air de rien, vers un monde exactement superposé au nôtre, et qui n'est pourtant pas le nôtre.

Tous en scène - The band wagon - Vincente Minnelli



Au début, un peu rebuté par la dialectique échec/succès que le scénario met en place, je me suis dit que ça n'allait pas prendre, que j'allais rester en dehors, que j'étais venu voir Tous en Scène comme on vient voir un monument - c'est à dire 'pour le voir', sans avoir grand chose à y faire, sans trouver de place pour soi dans cet espace déjà conquis, faisant plus figure de symbole que de film en-soi. Le public n'aidait pas : fans octogénaires de Fred Astaire venus nombreux, ils riaient à chacun de ses cabotinages poussiéreux.

Mais quand même, j'admirais le travail de Minnelli, ses cadres, ses couleurs, ses tableaux incroyables, surchargés, festifs. Je restais, parce que derrière le symbole, je discernais un auteur.
Et puis, il a suffi d'une scène. Astaire et sa co-vedette ne s'entendent pas très bien. Un soir, alors que la répétition de la pièce qu'ils préparent a été interrompue, ils décident de faire un tour ensemble dans Central Park. Ils se promènent, ils voient ce qu'ils n'ont pas vu depuis des semaines, des gens, des bancs, des arbres, et ils s'en émerveillent, mais le monde leur résiste, ils ne se rappellent plus en avoir fait partie. Ils traversent, en marchant, une foule de danseurs du dimanche. Aucun frisson ne les saisit. Leur rythme ne change pas. On aurait pu s'attendre à un nouveau numéro, à ce que la grand entente (danser ensemble) survienne enfin à ce moment-là, mais non. Minnelli est plus intelligent que ça. Il les laisse marcher, las. C'est plus tard, seuls, une fois que tout a été dit, que le duo va se mettre à danser, à l'ombre des buildings survolant les arbres du parc. Sans public. Une danse pour eux seuls. Et là, dans cette danse qui vient trop tard, il y a de la grâce - une grâce échappant aux codes du genre, échappant au monumentalisme de l'ensemble. Il y a ce que j'ai cru être une vérité. Mais c'est plus que cela : c'est une clef. Une clef venant ouvrir le film aux sceptiques, en libérant toute la folie, toute l'émotion, toute la densité de Tous en Scène. La danse, soudain, avec ou sans claquettes, devient absolument évidente.
Au début, ces visages convulsés de danseurs sur le retour ne m'inspiraient rien - après cette scène, je voyais là de la joie. Une joie certes un peu travestie, policée, formatée, mais une joie vraie (c'est à dire nécessaire), qui parvient au final à briser la forme du film. Minnelli, dans la dernière demie-heure, semble littéralement perdre la raison. Tous en Scène devient étrange, inidentifiable, à la limite de l'illisible, emporté par un délire généreux, par une frénésie de l'ordre de la survie.

There will be blood - Paul Thomas Anderson



Alors bon, les vingt premières minutes, ça va. Je me suis dit, ça va. Je me suis même dit, ça ressemble au début du dernier Coen, pas de paroles, juste des actions, on regarde des hommes faire des choses, ça me plaît. L'image bave un peu, mais ça me plaît. La musique est bien lourde, mais ça me plaît. L'action que Paul Thomas Anderson (PTA, abrégeons) choisit de nous montrer est constituée seulement de temps forts, mais ça me plaît. La lampe rouge qui tache, la sirène, la nappe qui englobe bien l'ensemble, les chutes à répétition, les corps broyés, je suis passé au-dessus, j'ai dit d'accord, j'ai fait un pacte avec PTA, j'ai accepté de prendre son film pour ce qu'il était, un essai de cinéma
, un spectacle, une sauce béarnaise, j'ai dit d'accord. D'accord, même si sur la solitude, sur l'espace, sur l'attente, sur l'effort, sur la fatigue, il n'y a rien. Il y a le budget pour la cascade, mais pas pour le mec tout seul en train de creuser son trou. Tant pis.
Et puis, le film a commencé à devenir parlant, à multiplier les personnages et les situations, lancer des thèmes nouveaux et des trames narratives nouvelles à chaque scène, argent, paternité, religion, le pasteur, l'enfant, la société pétrolière, le frère, et, d'un seul coup, ça a été la fin. J'avais un peu d'énergie en rentrant dans la salle, plus du tout en sortant, le film avait tout pompé, effet vampirisant, deux heures sous morphine, deux heures à regarder un acteur qui veut nous prouver qu'il serait génial dans Richard III, deux heures d'ennui abyssal à attendre que le pétrole jaillisse et que le sang coule, deux heures à voir PTA se palucher avec sa caméra et son mixage son. Six cent branlettes en deux heures. Et je me suis posé cette question : mais qu'est-ce qu'il a voulu raconter PTA ? Et je me suis fait cette réponse : rien. C'est même pas qu'il a échoué. C'est pire. C'est qu'il a pas voulu. Il a rien voulu dire. Il s'est contenté d'enchaîner des scènes, de créer des rapports de force sortis de nulle part, des histoires de dernière minute sensées être des coups de théâtre. Il a fait un film pour se branler.
Parce que le cinéma, PTA, ça le fait chier, au fond. Au fond, PTA n'aime pas le cinéma. Raconter une histoire, très peu pour lui. Rendre des situations vraisemblables, non merci. Non, PTA, c'est un cinéaste qui se sert. Il prend un livre, il prend un acteur, et si tout à coup il se rend compte que telle scène violente paraît incohérente, il en colle une juste avant où le personnage nous explique qu'il a envie de tuer tout le monde. Mais là encore, non, le personnage n'est pas seulement capitaliste, intéressé, obsédé, non, il faut qu'il soit misanthrope, et qu'il le sache, et qu'il le dise, pour qu'ensuite il puisse filer des claques à des personnages sans qu'on se demande pourquoi, la nature du conflit, ces choses futiles de cinéphile mal-embouché.
La claque, c'est un truc qui lui plaît, à PTA. Parce que ça ressemble à un applaudissement, et en même temps ça fait mal. PTA, il est construit comme ça. Le plaisir passe par la douleur. La gloire par la rédemption. PTA, il aime bien Dieu. Non pas qu'il croit en lui, juste qu'il voudrait lui ressembler. Il voudrait dire à Job, souffres, et tu gagneras peut-être (sourire sadique du démiurge en rut) le royaume des cieux. Entendre Jésus hurler, mon Dieu mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?, et ne pas répondre, laisser errer. La souffrance, PTA, ça l'excite.
PTA, en plus, c'est un utilitariste. Un petit vicelard, qui sait très bien ce qu'il fait, et qui nous fait croire le contraire. Il nous fait croire à l'ambigüité, il nous dit les capitalistes sont malades, il nous dit les croyants sont malades, mais surtout il nous dit moi je suis plus sain qu'eux, et je vais soigner les malades en leur mettant des claques dans mes films. Mais au fond, PTA, il aime bien les dollars, mais il aime encore plus Dieu. Le capitalisme, c'est la main qui le branle, Dieu, c'est son sperme qui gicle. Et son cinéma, c'est le Kleenex qui nettoie sa petite affaire.
PTA, il se croit au-dessus du cinéma, Altman lui a dit qu'il était un génie (le film lui est dédié), il y a cru. There Will Be Blood, c'est un best-of d'auteur. Les meilleurs moments de PTA, sur une musique d'Arvo Part et Johnny Greenwood. A gerber.

En avant jeunesse - Juventude en marcha - Pedro Costa




De Vanda, on passe à Ventura. Tant mieux - Vanda faisait peur. Vanda faisait même douter certains des intentions de Pedro Costa. Elle est encore dans ce film, mais elle n'a plus la charge du récit - elle se contente d'en être l'un des éléments. Son inertie l'isole. Le cinéma de Costa s'est mis en marche. Vanda n'avait pas la majesté de son successeur. Elle n'avait pas
la force de se transfigurer. Car Ventura, dans toute sa misère, dans sa crasse (on essuie après son passage, on regrette de lui avoir serré la main), se fait roi, poète, prophète, visionnaire, et révolutionnaire. Assis sur le canapé rouge et or de la fondation Gulbenkian, il a la stature du prince, tout en conservant l'aura dangereuse de l'opprimé.
Ventura est un géant aux cheveux blancs et aux doigts qui pianotent sans cesse un air qu'on n'entend pas. Un homme sans meuble qui par sa présence envahit les espaces aux plafonds trop bas, aux murs trop noirs ou trop blancs. Son visage luisant capte toute la lumière possible, que sa source soit solaire, lunaire, ou gazeuse. Un corps de cinéma, que Costa filme souvent en contre-plongée dans des positions multiples. Un corps géométrique, une ligne vacillante et parfois brisée, parfois incapable de soutenir toute sa hauteur.
Mais Ventura est aussi porteur d'une histoire, d'une peine (on pourrait dire d'un millier d'histoires, d'un millier de peines) - ouvrier à la retraite, émigré capverdien, délaissé par sa femme Clotilde qui a planté un poignard dans sa main. Ventura, dans une patrie qui a mis du temps à le reconnaître, et qui le loge obséquieusement dans des appartements bancaux aux portes qui ne tiennent pas, devient le père de tous les habitants d'un quartier (Fontainhas, à Lisbonne). Il donne à toutes les personnes qu'il rencontre le nom de fils ou de fille - lesquelles finissent par se prendre au jeu et l'appeler papa. Ventura, enfin Portugais, devient une patrie pour ceux qui sont encore un peu coincés entre le Cap-Vert et le Portugal, entre la méthadone et la réalité. Il a un rêve, qu'il affirme avec force : loger tous ses enfants d'élection dans l'appartement neuf que l'Etat a trouvé pour lui. Des pièces vides pour réunir les histoires de tous, recueillir leurs paroles et leurs larmes. Le Petit Père du Peuple lutte contre la bureaucratie - tenace, il ne se satisfaira pas de la première offre de l'Etat, ne fournira pas les justificatifs nécessaires à l'obtention d'un appartement plus grand, et, quand il l'obtiendra, ne verra sur les murs de ce nouvel espace, plus blanc que ceux qu'il a connus auparavant, que des araignées. Insolence salutaire face à un personnage docte et guilleret, l'ouvreur de portes, incarnation délirante de la bureaucratie, qui énoncera d'une voix mélodieuse les droits et les devoirs du résident, comme une comptine pour faire passer la pilule, tandis qu'une porte se refermera sur lui et étouffera sa voix - même là, dans les nouveaux immeubles, les portes ne tiennent pas - même là la terre penche - même là le grand corps fatigué de Ventura met à mal l'horizontale.
Mais Pedro Costa ne quitte pas seulement Vanda. Il abandonne aussi les bidonvilles (contraint forcé, puisque ceux-ci ont été rasés), et traverse l'espace entre les ruines et les immeubles modernes, rectangles blancs qui s'élèvent sous un ciel si bleu qu'il devient noir. De ce changement, le réalisateur tire une énergie nouvelle. La marche de Ventura dans le quartier lie les séquences entre elles, lie les lieux, les êtres, entre eux - ceux qui ont été relogés (Vanda), ceux qui restent dans les taudis en ruine (Bete) - si le gouvernement a cru bon de disperser les pauvres, Ventura est là pour ne pas oublier. Le cinéma de Costa épouse cette marche. Et prend ainsi son essor.
Le décor a changé, le ciel s'est ouvert - les plans du cinéaste n'ont jamais été si beaux, si simples (les meubles sont partis, des années d'inertie se sont dissoutes, l'espace s'est vidé, et il a fallu le réinventer), si proches de la peinture. Le cinéaste est passé d'une esthétique du lugubre à des plans radicaux et forts, inventifs, souvent drôles, toujours prégnants, alternant rencontres et déambulations, jour et nuit, temps fantasmé et temps réel. Ses cadres sont comme des tableaux. Ils ont tous une grâce et une évidence absolues, avec quelques lignes de fuite, des rectangles de lumière, et un corps ou deux qui s'y lovent. Pas moins désespéré, mais certainement moins statique, son cinéma décolle. Pas collé au réel, juste inspiré par lui, en faisant sa matière, il l'entraîne ailleurs. Il s'empare de l'expressionnisme allemand et en retrouve toute la terreur. Il transfigure Beckett lors de scènes minimalistes et poignantes (telle cette séquence où Ventura rend pour la première fois visite à Vanda qui dit s'être frotté les yeux avec des Dodots, sans que personne, ni Ventura ni le spectateur, ne sache ce que c'est qu'un Dodot - ou cette autre où Ventura, assis à côté de Lento (son fils, son ami, son cothurne, son collègue, son amant) tape son pied contre le sien, moment infime et tendre, vraiment bouleversant). Il embrasse également un romantisme fébrile et politique, incarné par cette lettre que Desnos déporté envoya à sa femme, et qui revient sans cesse, rythme le récit, trouve des prolongements fulgurants. Ne pas oublier. Recoller les vies entre elles. Réunir les êtres sous l'égide d'un père géant. ne jamais cesser de dire son histoire. S'inscrire dans l'Histoire de l'oppression avec rage. S'incarner, toujours. Ne pas disparaître. Résister à l'oubli que l'Etat honteux réserve aux hommes de peu.
Costa invente pour ces hommes qui se disent une langue vive, poétique, sublime. Si le corps fait défaut (Vanda est accro à la méthadone, Nhurro ne tient pas sur sa prothèse et son ami l'a fait passer pour mort afin de récolter un peu d'argent pour son enterrement, Lento est tombé d'un poteau électrique ou bien s'est jeté par la fenêtre...), le verbe est là qui se transmet. Chacun a son espace. Et Ventura circule des uns aux autres, récolte les souvenirs des uns et les visions des autres.
Il n'y a pas de limite à ce cinéma-là. Le film est long. Mais si dense qu'il pourrait ne jamais s'arrêter. Et Costa réussit son pari : ses personnages vivront longtemps après la projection, longtemps même après leur mort. Une jeunesse est en marche quelque part à Lisbonne - les mille enfants de Ventura, conduits par lui jusqu'à nous, avec ce qui lui reste de force et de désir. Ce cinéma-là s'élève clairement contre les fascismes en tout genre. La lettre de Desnos est un signal (quelle différence entre celui qu'on déporte et celui qu'on déloge, celui qu'on extermine et celui qu'on épuise et appauvrit ?). Et puis il y a aussi cette scène superbe où Lento condamne une fenêtre en expliquant que plus aucune lettre ne sera transmise au Cap Vert. Vision d'apocalypse pas si délirante. L'immigré est le prolétaire, est le Juif, est la souffrance. Ce n'est pas un raccourci, c'est une lignée - comme dans les tragédies antiques ou raciniennes on trouve la lignée du sang (les Atrides), la fatalité qui se répercute. Grâce au cinéma de Costa, l'immigré se dé-thématise et existe enfin - existe encore. Pour cela, il fallait réinventer le cinéma - ce film que Costa nous offre ne se trouve nulle part ailleurs.

L'homme qui marche - Aurélia Georges



Le cinéma, au contraire du théâtre, préfère souvent les acteurs petits et larges. César Saracho, l'acteur principal de ce très bon film, en est l'exact opposé. Aurélia Georges le filme déambulant dans un Paris sans ciel. On pourrait croire que c'est pour la reconstitution, pour ne pas montrer les enseignes trop modernes - car l'action débute dans les années 70. Mais pas seulement. C'est aussi parce que la ville est sans hauteur, prosaïque, un lieu où l'on gagne et dépense de l'argent - un lieu de déambulation plutôt que d'ascension.
Un corps trop grand, donc - un corps pas fait pour ce monde - un homme qui se croit chien - et que les statues égyptiennes effilées du musée du Louvre dissimulent sans peine.
C'est un écrivain français, émigré russe, qui aura traversé la Sibérie à pied avant de rejoindre la capitale française. C'est son histoire - ou plutôt l'après de son histoire, que la réalisatrice a choisi de mettre en scène, tandis que les éditeurs s'acharnent à lui commander des livres autobiographiques. Un homme dont la disparition ne semble poser aucun problème. Retenu par rien, sans que quiconque daigne lui accorder un présent/une présence. Année après année, l'écrivain mourra de faim et d'oubli.
Aurélia Georges, pour son premier film, ne se contente pas de faire le portrait d'un homme. Elle dresse aussi la petite histoire de la cécité volontaire des milieux intellectuels germanopratins. L'air de rien, elle insère des images d'archive de la chute du mur de Berlin, une conversation anodine sur les vertus et les défaites du communisme stallinien : c'est l'histoire de notre culture et de ses institutions, qui ont dévoré les utopies, qui les ont tordues, pressées, piétinées, pour en extraire le jus infâme de la petite affaire privée. Voilà ce que devient un écrivain : moins qu'un homme, à peine un passé, une preuve du passé. Voilà ce que dit le premier film rageur d'Aurélia Georges.

Body Rice - Hugo Veira Da Silva



Body Rice est un film impressionnant de maîtrise et de génie plastique. Il raconte l'histoire de quelques jeunes délinquants allemands amassés de force en pleine nature portugaise, passant leur temps à fumer, danser, comater dans leur caravane, tabasser leur chien, se baigner dans la rivière. En parallèle, les aventures de quelques petits garçons, qui découvrent la cruauté et la possibilité de la mort (une très belle scène avec une tortue, qui plus loin fera écho avec une scène où une jeune fille pousse un poisson presque mort dans une rivière). Et une question, donc, qui s'instaure, un mystère : où est passée la joie de notre enfance ?
Les premiers moments sont pénibles, l'image est désaturée, une jeune fille censée faire le ménage se planque dans un ascenceur qui monte et qui descend - on en a bien pour cinq minutes de portes qui s'ouvrent et se ferment avant que le générique ne commence : images en noir et blanc de Berlin, images du passé, d'une jeunesse punk, de murs tagués, de nuits à toute vitesse sur l'Autobahn. Et puis, soudain, nous voilà dans les paysages grandioses, arides, de l'Alentejo, avec des corps immobiles, en attente, en fumée.

Il y a des moments magiques, des fulgurances dans ce film (une prise de contact avec un robot électronique trouvé dans une poubelle, un travelling sur une rave en plein jour au bord du fleuve, une femme qui sort de son bain de boue, deux filles qui végètent l'une contre l'autre dans une caravane tandis qu'à l'arrière plan par la fenêtre on voit les hommes lancer un ballon contre une butte, une jeune fille qui se balade sur la falaise alors qu'on voit des hommes au loin lever un cadavre du fond de la rivière... Hugo Vieira da Silva joue beaucoup sur les arrières-plans, les cadres à l'intérieur du cadre, les rais poussiéreux de lumière qui découpent le plan...), à filer des frissons, vraiment.
Alors, c'est sinistre, c'est absolument déprimant et sans espoir (en bande son : Joy division, et quelques obscurs groupes allemands dont les paroles nous sont traduites - "je crache à l'intérieur de ma bouche") - mais, au final, le réalisateur rend vivant des personnages qui ne sont plus sûrs de l'être vraiment. De vrais personnages de cinéma, des Nosferatu, des Didi et Gogo, sans passé, sans histoire, avec juste un corps et une musique, qui se mettent à exister à l'écran parce qu'ils allument une cigarette et soufflent la fumée dans un ballon, toujours menacés par l'inertie, mais toujours remués par quelque chose, un événement, dans le plan, qui vient les en sortir, une solution de cinéma. C'est assez éblouissant. Obscur, éprouvant, mais éblouissant.

mercredi 8 octobre 2008

L'impératrice Yang Kwei Fei - Yôkihi - Kenji Mizoguchi



La nuit, encore, est omniprésente dans ce film de Mizoguchi. La nuit, par ce qu'elle recèle de magique, de fantastique et de libérateur - la nuit, par son aptitude à déplacer les limites, à rendre incertains les contours. Point de départ du conte - c'est le soir que la jeune fille ressemblant à l'impératrice défunte s'introduit dans la chambre de l'empereur inconsolable, de manière à créer l'illusion. Pourtant, au contraire des Contes de la lune vague après la pluie, ici, dans L'impératrice Yang Kwei Fei, l'illusion ne tient pas longtemps. Le regard de l'empereur est trop désabusé pour se laisser prendre au piège de la ressemblance. Il connaît les motifs secrets du monde pour les avoir lui-même élaborés (ainsi cette loi qu'il a décrétée quelques années auparavant, et qui finit par condamner ceux qu'il aime). Il ne se laisse pas prendre au piège du fantastique. Ce qu'il désire, c'est la vérité. L'empereur tombe amoureux de Yang Kwei Fei, parce qu'elle est sincère, parce qu'elle accepte de ne pas jouer le jeu du monde. Le monde, artificiel, fait de rites, de réceptions, d'ambassadeurs qui toujours empêchent l'empereur de jouer sa musique. Et puis survient la nuit du Nouvel An, où l'empereur et sa nouvelle épouse se déguisent et s'échappent dans les rues de la ville pour se mêler à la foule, et danser avec les gens, boire, manger avec eux sans être reconnus. L'empereur reconnaît ce soir-là un plaisir enfui. Masqué, il peut avancer dans la vérité. Le réel est l'ennemi, et finit par rattraper les amants. C'est le film le plus triste de Mizoguchi - Les amants crucifiés, sous ses allures de tragédie, était quand même une victoire, un pied de nez ; L'impératrice Yang Kwei Fei est une soumission à l'ordre du réel - ce réel créé de toutes pièces et ennemi de l'amour - ce réel illusoire, fait de codes, de rites, de castes, qui écrasent les coeurs et les vies.

Les amants crucifiés - Chikamatsu monogatari - Kenji Mizoguchi

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Mizoguchi est un cinéaste de la nuit. Certains des plans de ce film sur un amour fou sont tournés à la limité de l'obscurité. Ainsi ces corps amoureux (ou en attente d'aimer) sur une barque la nuit - corps fuyants, courant vers la mort, point ultime de l'incarnation de leur amour. Ainsi ces rencontres nocturnes dans les ajoncs, ces torches fouissant dans le lac à la recherche d'amant disparus et enlacés. Mizoguchi explore les limites. Il ose la quasi invisibilité de l'action. Il s'attaque à l'écran noir - et laisse ainsi se diffuser, dans la salle noire, l'histoire. Au spectateur de deviner. Mizoguchi franchit les interdits. Ses personnages aussi. Cette femme franchira le tabou social pour aimer vraiment. Et l'employé franchira les limites légales pour révéler son amour à cette femme. Le film est là pour cette raison : quelque chose dans le monde vient d'être déplacé. Même légèrement. Mais quelque chose a bougé. La caméra de Mizoguchi capte ce mouvement, ce franchissement, et le filme comme un exploit, comme ce qu'il y a de plus humain dans l'humanité.

Les contes de la lune vague après la pluie - Ugetsu monogatari - Kenji Mizoguchi



Mizoguchi est un cinéaste agité, qui nous fait croire au calme, à l'harmonie, à l'évidence. Il y a une telle paix dans ses plans qu'on pourrait penser qu'ils sont fixes. Au début abusé, j'ai fini par mieux voir : pas un plan sans un mouvement de caméra, mais tellement subtil (recadrage, basculement... jamais d'ostentation, jamais de travelling dénonçé par une musique, jamais de zoom dirigeant notre attention de manière trop volontaire), qu'on peut croire que tout se passe à la surface de l'écran.
Cette discrétion extrême, cette humilité dans le geste, cette épidermie de l'image, se répercute sur les récits. Les contes de la lune vague après la pluie n'échappe pas à cette constante : il s'agit encore, malgré un scénario aux tournures fantastiques, de personnages réduits à l'essentiel, accablés par l'économie, enfermés dans des rêves infiniment petits - le potier veut acheter pour sa femme une belle robe et rapporter du poisson séché pour le repas. Cette modestie du motif n'empêche en rien la folie, la menace, le danger. Le désir du potier est tellement étouffé que ce désir finit par subjuguer la réalité. Au moment de choisir une robe, l'homme rencontrera une ombre et se mariera à elle, sans se rendre compte qu'elle n'est qu'une ombre. Derrière cette ombre, un personnage tire les ficelles - une nourrice folle, puissante, seule survivante d'un massacre, agissant sur le monde jusqu'à le transformer. Et c'est en cela que Mizoguchi n'est pas un fataliste - car les personnages finissent par s'extraire de leurs rêves, qui les condamnent, qui les brûlent, et revenir à la terre. Certes la terre est leur condition première, mais ce n'est pas ça qui est important. L'important, c'est le réel - l'amour réel, la glaise des pots, le fils qui sent que son père est revenu. Le réel n'est pas une fatalité : c'est une matière.

mardi 7 octobre 2008

Diamants sur canapé - Breakfast at Tiffany's - Blake Edwards



Ce qu'il y a d'extraordinaire dans ce film de Blake Edwards - et qu'on retrouvera ensuite dans The Party - c'est cette façon de filmer la fête. La fête, perçue comme un temps à la fois extravagant et vide, un masque, mais aussi (et précisément à cause de ce masque, de ce vide) une reformulation des situations sociales et sexuelles. On peut dire, plus précisément, que la fête est le moment où le corps se décharge de ses circontances, et devient lettre. Les lettres s'assemblent alors dans un lieu (dans un texte) qui ne peut jamais se figer. Un lieu en perpétuelle quête de sens - car tournant autour d'un centre vide. Le lieu de la fête est sans paternité : les lettres échappent au contrôle de l'auteur.
Et, dans ce désordre, savoir saisir la fêlure d'un être comme le fait Blake Edwards pour le personnage d'Audrey Hepbrun (Holly Golightly) n'est pas de tout repos. Il s'agit à la fois de mettre en scène la fuite, la parade, le carnaval des atittudes, et d'insinuer, sans jamais le souligner ni le dire (de toute façon la musique est trop forte), le désastre intime. Quand cette mécanique va-t-elle s'arrêter de fonctionner ? Quand la lettre va-t-elle se dissocier du texte ? Et qu'en restera-t-il, alors ? C'est le suspense de Diamants sur canapé. On croit parfois que le masque de Holly Golightly s'effrite, mais jamais entièrement. Reste, une fois la parade passée, le masque du délabrement. Et la possibilité de rassembler les débris pour retourner vers une nouvelle fête, un nouveau texte. Jusqu'à cette fin, déchirante, autour du chat - animal auquel on n'a pas donné de nom. Le nom, la désignation, le refus de s'inscrire, la folie de se croire libre et sans détermination - ce sont les thèmes que ce film aborde au creux de son apparent délire.

Shanghaï dreams - Qing hong - Wang Xiaoshuai



Ils quittent le village au moment où l'on fusille les condamnés à mort, et se rendent à Shanghaï où ils ont laissé leur vie, leurs rêves, leurs plaisirs. La mort, c'est eux qui l'ont précipitée dans ces campagnes, en refusant d'y vivre vraiment. Les parents ont fait naître leurs enfants dans cet état, transitoire - si bien que les enfants n'ont jamais eu l'impression d'être né. Leurs parents ont tout fait pour qu'ils ne s'enracinent pas en ce lieu non désiré. Seules les études (qui permettent de se projeter dans le futur) comptent. L'amour, et même l'amitié, la joie, tout ce qui crée un lien à la ville, n'a pas de place. Le cinéaste parvient ainsi à nous donner l'idée que le lien à l'espace est une attention au présent - à ce qui se présente, à ce qui est offert - les talons rouges par exemple, façon d'épingler le sol, de s'y ancrer, plus que revendication générationnelle ou sexuelle. Il dit, sans appuyer, qu'on n'est jamais autant chez soi que quand on est dans le temps.
Et le tragique, l'irréparable, survient. Parce que ces êtres, à force de tout reporter, tout remettre, n'ont plus qu'à subir le présent et les décisions des notables qui le font. Ils n'ont plus le choix. Shanghaï n'existe plus. Qu'en connaissent-ils après vingt ans loin d'elle ? Comment leurs enfants peuvent-ils si longtemps croire que cet ailleurs qu'ils n'ont jamais vu leur est destiné ? Wang Xiaoshuai parle ainsi de la façon dont l'enfance et l'adolescence sont sacrifiées au profit des projets des adultes. De l'impossibilité de transmettre un souvenir, une nostalgie.


Le cauchemar de Darwin - Darwin's nightmare - Hubert Sauper



Il est frappant de voir comme une prise de conscience politique se transforme en geste poétique.

Hubert Sauper semble d'abord animé par le rêve d'une idéologie simple, d'une beauté unique. Mais il se heurte aux détails, aux vies, aux intrications complexes. Il se heurte au monde : l'enfant qui s'endort sur le trottoir après avoir sniffé de la colle; le peintre qui se dit, depuis qu'il ne dort plus dans la rue, qu'il est un citoyen du monde; le gardien au regard fixe, rougi, noctambule éclairé par les phares d'une voiture, qui explique comment et quand tuer l'intrus, qui disserte sur l'infime limite entre le dedans et le dehors, avec son arc et ses flèches; la belle prostituée des pilotes, qui mourra pendant le tournage, et le souvenir de son chant fabuleux; le policier qui dort à l'ombre de l'aile de l'avion et s'éveille en tournant et dansant les bras écartés, comme s'il était devenu l'avion. Des portraits émaillent ce documentaire. Et chaque individu présenté apporte une lumière nouvelle sur le problème dont il était a-priori question. Le regard de Sauper est ample et embrasse ces malheureux plutôt qu'il ne les plaint. Il les comprend - c'est-à-dire qu'il les prend, qu'il les inclue dans son film, lequel ne peut plus se résoudre par une simple révolte. Il y a dans la voix des gens, et dans celle du cinéaste aussi, une défaite. Les poissons immenses et carnassiers sortis de l'eau, poussés dans les filets par les plongeurs qui les traquent, jouent plus comme métaphore que comme problème. Présence partout de la mort, guerre, crocodiles, sida, violences, famines, et le règne de l'indifférence généralisée. Le voyage, c'est l'autre. Ses yeux rouges. Sa jambe manquante. Son corps qui porte les traces d'une histoire plus vaste que l'intime. Ce village, auquel Sauper s'est intéressé, dit quelque chose de l'Afrique - et, par contamination, de l'Occident. Toujours à l'écart s'illustrent les mécanismes du centre - c'est la logique du coup porté. Les politiques ne disent rien, au mieux dénoncent, au pire cachent. Le cinéaste, lui, navigue parmi les crocodiles, veille avec le gardien, s'assied dans la rue avec l'enfant, montre aux prostituées l'image de leur amie défunte. Il fait le lien. Il traduit.